La Tempête, Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral 2022
Simon-Pierre Bestion, qu'est-ce qui vous a donné envie de candidater avec votre Compagnie La Tempête pour ce Prix ?
L'envie principale vient de la dimension historique de ce prix, et de tous les ensembles récompensés depuis 1989, donnant très envie de rejoindre le giron de la Fondation Bettencourt Schueller. Il n'y a pas plus prestigieux en France pour le chant choral. C'est un peu comme un graal pour le chant choral : de l'ordre d'un inatteignable, seulement atteint par de fortes personnalités musicales, distinguées de ce prix. Nous avons postulé plusieurs fois, nous avions très envie de pouvoir nous inscrire dans la lignée de ces artistes révélés et récompensés. S'inscrire dans cette histoire permet de proposer à son tour un projet unique, authentique, personnel.
Qu'avez-vous mis en avant dans votre dossier ?
Tout simplement notre travail : le fait que nous soyons récompensés est une reconnaissance ainsi qu'une preuve d'audace et d'authenticité pour nous. C'est une recherche que j'ai toujours pratiquée, à la fois de manière solitaire et entouré des artistes.
Mon envie est vraiment d'explorer de nouvelles formes de concerts. J'ai été profondément marqué par des concerts "ritualisés" (appartenant à un XIXe siècle un peu passéiste, auxquels j'ai beaucoup assisté et où je me suis ennuyé). Depuis une dizaine d'années, il me semble devenu urgent de proposer des formes en contraste total.
Cela passe par tous les ressorts possibles du spectacle vivant, et j'ai une affection particulière pour la collaboration avec la danse (moi-même dansant un peu et faisant mes armes de chorégraphe via la mise en espace, avec une partenaire de longue date). Tout cela offre une vision nouvelle. Des projets de cet ordre sont proposés à l'opéra, au théâtre mais peu d'ensembles sont dans cette recherche. Or, je m'interdis tout concert qui ne soit pas pensé avec cette globalité de spectacle vivant. Vous ne verrez jamais La Tempête en tenues noires, immobile face à un plein feu. Je me bats pour concevoir des histoires et créer de nouvelles formes de rituels : pour trouver un point d'émotion bien plus intense avec les œuvres et les publics.
Pourquoi La Tempête ?
Beaucoup de raisons ont mené à ce choix. En 2014, nous réfléchissions à fonder un nouvel ensemble pour réunir le chœur Luce del Canto (chœur amateur qui s'est professionnalisé) et l'ensemble Europa Barocca que j'avais créé à 19 ans comme un premier outil pour faire de la musique de chambre. Je voulais arrêter de gérer deux projets, et les réunir en un pour avoir plus de force : en assumant tous mes goûts personnels, même s'ils sont éclectiques. Nous nous sommes donc réunis en collectif pour trouver un nom, comme dans un brainstorming d'entreprise, nous sommes passés par tous les caps pour revenir à l'évidence : La Tempête, d'après The Tempest de Shakespeare, qui était le projet artistique en cours, réunifiant nos deux ensembles. Ce choix n'a cependant rien d'anodin : la pièce a traversé mon enfance, via la compagnie théâtrale de mes parents qui l'avaient montée. La pièce parle de nature, de déferlement, d'amour : elle réunit beaucoup de projections différentes de l'âme humaine, avec aussi cet aspect de la magie et de la sorcellerie. Shakespeare est donc le grand inspirateur via mon souvenir d'enfant, et La Tempête me convient parfaitement car dans l'événement et dans le mot même, elle traduit un mouvement qui emmène tout sur son passage pour faire place à du nouveau. Et puis c'est souvent la tempête dans ma tête, avec beaucoup d'idées et d'envies artistiques.
Quels projets ont marqué l'histoire de votre compagnie ?
Nous reprenons beaucoup de projets dans le temps long, l'un de nos plus beaux exemples étant celui des Vêpres de Monteverdi que nous tournons depuis 2011 (donc bien avant même la création de La Tempête en 2015). Le temps permet de déployer une maturation, une maturité de l'œuvre et de l'interprétation. L'imaginaire s'enrichit avec le temps.
Et chaque année nous proposons aussi deux ou trois créations : je suis un bourreau de travail, qui aime inventer toujours du nouveau. C'est plus excitant que de simplement se conformer aux frontières de la partition musicale sans jamais déborder.
Le concert est pour moi plus global. Je me mets à la place du spectateur et de l'auditeur : à leur place je n'aurais pas envie de m'ennuyer ou de ne pas ressentir d'émotions au concert.
Le deuxième projet marqueur est totalement a cappella (donc en pleine résonance avec le Prix de la Fondation Bettencourt Schueller pour le Chant choral). Il s'intitule "Nocturne", là aussi un office de Vêpres, mais de Rachmaninov. La première version résonnait avec une œuvre de Sofia Goubaïdoulina et nous avons ensuite passé un autre cap : j'avais envie d'une rencontre musicale plus forte. Ce fut l'occasion de travailler avec Adrian Sirbu, chantre byzantin, qui m'a fait découvrir un univers nouveau mais qui résonnait avec ce que j'avais pu entendre dans mon passé (ces musiques m'étaient étrangères et dans le même temps comme familières). Nous travaillons le chant byzantin avec lui depuis plusieurs années, et nous continuerons de le faire car le public reçoit toujours ce projet avec beaucoup d'émotion et une grande profondeur. Le projet vient d'ailleurs de sortir au disque.
D'autres projets vous ont-ils permis d'autres rencontres plus lointaines encore ?
Le projet Jerusalem (au départ une commande du Festival de Saint-Denis et de la Cité de la Voix à Vézelay) m'a permis d'aller à la rencontre de répertoires qui m'attirent depuis toujours : ceux du pourtour du bassin méditerranéen. Nous balayons des siècles de musiques et de répertoire, du Liban à la France, l'Espagne, le Maroc, la Bulgarie, etc.
Nous avons bien d'autres projets phares mais cette trilogie de projets vocaux est un pilier.
Comment choisissez-vous vos nouveaux projets ?
J'essaye toujours de m'inscrire dans ce que chaque projet m'apprend, sans viser une "nouveauté" mais par des phases, des coups de cœur, des accroches. Cela peut partir d'un événement, d'un répertoire qui me happe soudainement et me donne un nouvel élan, ou bien de lieux et de rencontres, parfois de manière fortuite.
Alors que j'avais décidé de monter le projet Stabat Mater il y a un an et demi, j'ai rencontré, en faisant du stop pendant les vacances, une écrivaine qui a signé un ouvrage très particulier sur la réincarnation. Elle me l'a offert et dédicacé à la fin du trajet. En sortant de cette lecture, le projet m'est apparu comme une évidence : celui d'associer le Stabat Mater de Scarlatti et celui de Dvorak. Je connaissais ces deux œuvres, mais c'est ainsi devenu une évidence de les faire s'entre-choquer. Il y a ensuite comme une "recette Tempête", consistant à faire dialoguer deux répertoires ou davantage mais chaque rencontre est toujours unique, insolite, et permet de raconter d'autres choses. En l'occurrence celle de la réincarnation, sur un second plan (derrière l'histoire du Stabat Mater, de cette mère endolorie), mais d'une manière tout aussi importante : la réincarnation esthétique de Scarlatti en Dvorak. À partir de ce point de départ naît une scénographie que nous composons avec Marianne Pelcerf qui signe aussi les lumières, puis une mise en scène se développe : c'est une progression par paliers, en prenant du temps (un fonctionnement qui correspond au monde du théâtre avec lequel je travaille). C'est aussi en cela que les projets sont nouveaux et renouvellent les artistes.
De qui seriez-vous la réincarnation ?
Oh, bonne question piège [sourires]. J'aimerais être la réincarnation de beaucoup de gens. Pour parler des plus récents, de Jean-Louis Florentz, un compositeur qui a bercé mon adolescence (dont nous avons créé un projet l'an dernier : L'Enfant noir). Il m'a fait voyager par son travail : il composait après des mois de voyage (notamment en Afrique).
Pour le monde du théâtre et de la danse, j'aurais aimé être Pina Bausch, donc plus un fils spirituel qu'une réincarnation.
Quelle a été l'évolution vocale de votre ensemble ?
Nous avons traversé plusieurs étapes, il suffit d'écouter notre premier album intitulé "The Tempest" (en 2014) réunissant les références que sont Purcell et Frank Martin pour voir l'évolution. Je suis parti d'une esthétique plutôt classique avec un chœur en palette sonore homogène, comme d'une seule voix, s'étendant dans toute sa diversité. Avec les années, je me suis spécialisé, j'ai exploré d'autres diversités musicales (la rencontre a été particulièrement forte avec Marcel Pérès, qui m'a fait redécouvrir les musiques anciennes par le prisme des musiques de traditions orales).
J'adore la multitude et la diversité vocale du monde, cela me passionne et je ne reste donc pas dans une esthétique franco-anglo-saxonne du chant choral qui m'ennuierait. J'aime parcourir les répertoires et faire de nouvelles rencontres, entre-choquant les vocalités. Le chant lyrique n'a pas l'apanage de la vérité du chant : le chant byzantin est ainsi l'art absolu de l'ornementation. L'idée est surtout de retrouver le lien entre ces répertoires, entre les traditions orales et savantes. C'est aussi une réouverture aux modes musicaux, de la souplesse tonale. J'interprète la musique Renaissance et polyphonique avec toutes ces inspirations, de la musique corse aussi : donnant du grain aux voix qui les interprètent et avec une esthétique plus forte.
Quand on s'ouvre à une autre culture, à un autre répertoire, il faut s'en imprégner pour s'en saisir dans leur globalité. Le travail mène ainsi à des liens, à un sens profond, aux racines.
L'effectif des chanteurs a-t-il beaucoup changé au fil du temps ou privilégiez-vous la continuité ?
Certains étaient déjà là dans l'aventure du chœur Luce del Canto en 2012. Nous nous sommes accrochés pour devenir professionnels ensemble.
Avec les évolutions (notamment en 2014-2015 lorsque nous sommes devenus la formation professionnelle La Tempête), beaucoup de chanteurs se sont intéressés à notre projet et plus de la moitié qui nous ont rejoints alors en font encore partie. Je souhaite travailler avec des artistes qui s'investissent sur le long terme, avec lesquels nous pouvons aller loin, afin qu'eux aussi trouvent en ce projet un intérêt précieux.
Lorsque je fais aussi des auditions (car il est important d'apporter du souffle neuf, du chant neuf pour une remise en question et une nouvelle énergie), je leur demande bien entendu de chanter en soliste et en chœur mais de faire aussi par exemple des exercices d'ornementations, d'apprentissage oral, du travail physique également (avec un chorégraphe) : correspondant au projet de La Tempête tel que je le conçois.
Comment travaillez-vous à la fois la richesse expressive du son des pupitres, et l'homogénéité nécessaire à former un ensemble ?
C'est toujours un défi, pour que l'un ne désavantage pas l'autre. Toutefois, l'homogénéité d'un seul bloc et d'une seule voix ne m'intéresse pas. Nous travaillons donc l'individualité, en poussant les identités, les grains, pour ensuite tailler dans du roc. Tant que les aspérités ne sortent pas et que les volontés ne s'expriment pas, nous ne pouvons pas travailler. Or, les chanteurs de chœur ont pris l'habitude de ne rien faire dépasser, de se conformer au son lambda. Alors que, pour moi, les couleurs sont très importantes. J'aime le son "blanc" dans le sens où cette couleur réunit toutes les autres couleurs et a d'infinies nuances, pas les voix blanches qui n'ont plus de couleur.
C'est là aussi une dimension pluridisciplinaire de mon travail : un travail de peintre pour faire ressortir des couleurs homogènes avec du caractère.
Vous êtes donc né à la bonne période, après les "baroqueux", ce qui vous permet de vous appuyer sur leur travail de résurrection du répertoire mais en dépassant leurs usages fréquents de voix moindres ?
Tout à fait, et en même temps le travail qu'ils ont mené a été une étape géniale, alliant contraste et ascétisme pour sortir d'une esthétique post-romantique parfois étouffante. Aujourd'hui, nous avons la possibilité d'une grande diversité d'interprétations. Voir tous les ensembles de nos jours qui s'expriment différemment est un grand bonheur, même si nous sommes encore loin d'être "libres", en particulier dans le milieu musical par rapport au théâtre performatif et à la danse. Certains caps n'ont pas été passés dans les conservatoires de musique et dans certains magazines, où la culture du respect sacro-saint du compositeur et de l'écrit nous empêche de faire beaucoup de choses. Depuis la fin de mes études, je prends de plus en plus de libertés, et désapprendre pour réapprendre une nouvelle culture sera le chemin d'une vie. C'est cela le geste créateur : recréer son propre manteau de symboles.
La Tempête est une compagnie vocale et instrumentale, comment faites-vous résonner l'ensemble ?
J'ai toujours eu beaucoup de peine, dans mes expériences d'organiste et continuiste, en voyant cette dichotomie entre chœur et orchestre.
J'aime que les gens se rencontrent, se connaissent mieux : cela permet de faire une belle équipe, dans une belle ambiance au service d'un résultat plaisant, avec une attention permanente à ce que fait l'autre et qui est très importante pour moi. Les instrumentistes doivent avoir une attention particulière envers les chanteurs, et dans notre compagnie ils participent pleinement en donnant leurs avis (et réciproquement). Nous travaillons donc nos projets en commun (le chœur et l'orchestre ne travaillent pas séparément, pour se rejoindre sur une dernière répétition).
Je garde un souvenir éblouissant d'un moment de médiation que j'avais vécu enfant : nous avions été invités à nous installer où nous voulions dans un orchestre en train de jouer. J'avais ressenti la musique d'une manière tout à fait physique (donc émotionnelle, avec la chair de poule) : le physique et physiologique se subliment au moment d'entendre et d'écouter la musique. De la même manière, j'aime donc beaucoup installer les chanteurs au milieu de l'orchestre, les instrumentistes chantent leurs phrases, les chanteurs sont plus conscients du rythme commun : chacun s'aide et s'entraide.
Que vous apporte ce Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral ?
Trois choses qui me semblent très importantes. La plus évidente est d'alimenter financièrement des projets qui ont toujours besoin de moyens : les formes que nous proposons n'étant pas des concerts simples mais une scénographie avec lumières, exigeant un travail sur place avant le concert, et en amont le travail du par cœur, nous avons besoin de deux fois plus de temps et donc de moyens. Ce Prix nous permettra donc directement d'enrichir la proposition artistique, de nourrir le travail de préparation et de résidence. Le Covid nous a rappelé combien le temps long est indispensable pour la maturation des projets : il est épuisant de courir après les projets (qui risquent de ne plus correspondre à l'identité des ensembles).
De surcroît, j'ai depuis très longtemps envie de faire un film sortant des sentiers battus : un objet visuel qui ne sera pas de l'ordre du concert capté mais un moment vraiment intérieur, un rituel comme nous aimons les faire, mais sans public et avec tous les moyens du cinéma moderne pour donner l'occasion de vivre avec les chanteurs, dans une pleine immersion.
Enfin, à plus long terme, j'ai l'envie d'un ancrage territorial fort, quelque part. Nous avons besoin de temps de travail dans un lieu qui soit un univers familier. Je rêve d'une nouvelle Cartoucherie, mais hors de l'Île-de-France, et qui nous permettrait de mener de front notre travail artistique et de médiation. C'est un travail que nous menons dans le cadre de résidences (essentiellement au Théâtre de Compiègne et dans la région de Brive-la-Gaillarde) mais ce sont des liens temporaires. Nous voudrions un lieu à nous, pérenne et qui donne accès au public à cet univers. Ce pourrait être partout en France, mais c'est une idée pour le temps long, d'ici une décennie peut-être.
Quelles sont vos actions de médiation culturelle et d'éducation artistique pour le plus grand nombre ?
Ce sont des actions très importantes pour nous, mais pas n'importe comment. C'est à la mode et tant mieux, mais il faut bien le faire, d'une autre manière et pour d'autres raisons que simplement parce que tel théâtre doit remplir un cahier des charges (dans ce cas, on ne fait que du saupoudrage). Il faut vraiment créer du lien, avec un travail en profondeur, dans une intensité de dialogue avec les gens. Ce n'est pas la quantité, ni la masse qui compte, mais la qualité des relations. À Compiègne où nous menons de nombreuses activités, nous sommes très présents dans les collèges en ville et en banlieue, avec des ateliers d'écriture sur toute l'année (pour mettre en lien l'écriture de nos spectacles et leur écriture, en les faisant participer et assister aux concerts évidemment).
Ces interventions prennent de nombreuses formes et manières et nous aimons notamment utiliser le théâtre autrement pour faire venir les gens qui n'y ont pas l'habitude (faire venir les gens au théâtre par un carnaval dans les rues par exemple), avec des actions de rayonnement autour de la musique : art-thérapie, musicothérapie, de nombreux ateliers sont facilement imaginables, et doivent être développés davantage. C'est le moyen d'ouvrir les portes de ces temples sacrés que sont les théâtres, en donnant à tous les publics un rapport simple et direct aux lieux. Chaque artiste de notre Compagnie propose des ateliers qui lui sont propres, qui lui sont uniques (en allant bien au-delà de la présentation d'un instrument, des explications sur les cordes en boyau). Il faut questionner le rituel même du concert, en écho à la vie de tous les jours.
Quelle doit être pour vous la place du chant choral dans la société ?
Le chant choral a pris de plus en plus de place ces dernières années, ce qui est une belle chose.
La place du chant choral est assez représentative de ce qu'est un collectif et de ce qu'est une société. Le chœur est le reflet d'une mini-société : il faut trouver une interaction entre les chanteurs eux-mêmes, avec celui qui crée un élan (le chef de chœur) qui est un passeur d'énergie. Mais ce sont essentiellement les chanteurs qui créent la finalité du projet. C'est une riche source d'enseignement, même pour les entreprises (où j'ai fait aussi des interventions) : la hiérarchie n'est pas abolie mais elle s'appuie sur l'intelligence du collectif.
Chanter est aussi et surtout la première source d'émotion, accessible à tout le monde, même sans savoir lire la musique, simplement en ressentant.
Nous rêvons tous, les chefs de chœur, d'une culture où la chorale se déploie encore davantage dans les écoles et dans les entreprises. Ce serait un bel objectif pour notre Nation.