Du côté de chez Georges Enesco à Paris
La diplomatie est une affaire hautement culturelle et cette Ambassade est aussi artistique, littéralement ce soir en accueillant un concert de mélodies dans dans la langue de Molière, concert dont le point d'orgue est signé du plus français des compositeurs roumains : le binational Georges Enesco, né en Moldavie roumaine et mort à Paris, ayant donné son nom à ces rencontres musicales et à un prestigieux Festival à Bucarest (deux manifestations rayonnant également par un prestigieux concours).
Les mélodies et pièces instrumentales du soir mettent à l'honneur un répertoire franco-roumain également (réunissant Marguerite Labori, Henri Nafilyan, Nadia Boulanger, Reynaldo Hahn, Mihail Jora) avec donc une tonalité proche de l'univers et de l'époque de Proust, et pour causes. Les Rencontres musicales participent ainsi également aux commémorations du centenaire de la mort de l'écrivain (conjointement avec les Journées Musicales Marcel Proust), dont un Sociétaire de la Comédie Française lit ce soir des lettres entre les morceaux : des lettres notamment adressées à Antoine Bibesco, diplomate roumain et proche ami.
Le Théâtre Byzantin dans l'Ambassade de Roumanie semble ainsi encore plus suspendu dans le temps, ou plutôt dans des temps immémoriaux, médiévaux avec sa structure massive et ses ferronneries, mais aussi dans le temps perdu et le temps retrouvé de Marcel Proust. D'autant que l'ambiance a tout des salons de ce temps où les soirées étaient ponctuées de lectures et de musique. Il aurait été impudique alors de lire une correspondance, mais ces lettres bénéficient désormais d'une forme de prescription et permettent surtout d'apprécier combien la plume est déjà littéraire quoiqu'épistolaire. Loïc Corbery (qui participa au projet fou de la Comédie Française en temps de Covid de diffuser en intégralité À la recherche du temps perdu) est assis sur un fauteuil côté cour.
Le comédien confirme sa maîtrise technique de la récitation théâtrale, ici au microphone. Il lui faut toutefois un long moment (le temps de plusieurs lettres qu'il déchiffre) pour trouver sa prosodie et rendre le fil de la plume avec une cohérence dans les intentions : afin de garder la diversité de lecture, bien entendu, mais sans exagérer les alternances entre longs silences et accélérations soudaines.
Les lectures et les morceaux musicaux s'enchaînent, eux, sans transition : dans les résonances l'une de l'autre. La directrice artistique de ces Rencontres Musicales, Alina Pavalache accompagne elle-même les mélodies au piano, d'une présence tout en délié et délicatesse, alliant des accélérations et ralentis d'arpèges au service des phrasés. Elle nourrit le souffle et guide la ligne du chant avec les couleurs de la musique et la précision qui manque hélas ici aux vers.
En effet, la soprano russe Mariia Alkhovik (lauréate du Grand Prix du Concours Enesco 2021) fait le choix fort louable de chanter en français avec un "s" de pluriel tant ce sont plusieurs langues françaises qui sont ici mises en musique, depuis Clément Marot jusqu'à Albert Samain en passant par Anna de Noailles, Paul Verlaine, Alphonse Daudet.
Plusieurs français mais d'autres encore avec ce chant où toutes les voyelles sont fermées, les consonnes ouvertes et sourdes, les nasales non nasalisées. La voix s'exprime donc à défaut du mot par la note, se déployant et résonnant à la mesure de l'acoustique, d'une grande agilité mais avec rondeur et dramatisme (un peu trop dans les aigus tendus), même si la mélodie soutient tout à fait le lyrisme dramatique. Les graves sont présents, le vibrato très intense mais nourri et incarné.
Tout le travail vocal et instrumental culmine en fait et comme il se doit pour la mélodie d'Enesco, pourtant trop rare mais qu'elle chante les yeux fermés dans la pleine éloquence de cette poésie oxymorique intitulée "Silence !".
La pianiste franco-roumaine Mara Dobresco interprète pour sa part les pièces instrumentales et plus modernes (dans ce programme romantique et impressionniste qui lorgne clairement vers le moderne, Hersant devient un moderne aux échos romantiques et impressionnistes). Cette seconde pianiste met notamment à l'honneur deux pièces avec violoncelle de Nadia Boulanger. Son jeu assuré dialogue avec le jeu délicat et lié ou bien fougueux de Diana Ligeti dansant de ses pizzicati. Elles offrent une seconde occasion de faire d'Enesco le point d'orgue du concert avec la Sonate "Torso", Toccata-Concerto à elle seule, Danse et Symphonie à deux instruments.
La soirée se finit même par une dégustation qui prolonge la soirée, non pas simplement dans un moment convivial mais aussi en résonance avec le programme et l'amitié franco-roumaine : avec des vins du domaine d'Antoine Bibesco à Corcova, que dégustaient donc Marcel Proust et ses amis (et dont 15 hectares ont été rachetés par deux Français, donnant des noms proustiens aux vins et au domaine : "Catleya", une métaphore de l'amour pour Swann et Odette qui résonne d'ailleurs directement avec les Camélias de La Traviata).