Ching-Lien Wu, nouvelle et première Cheffe des Chœurs à l'Opéra de Paris : en interview Ôlyrix
Ching-Lien Wu, arrivée de Taïwan en France, vous avez fait vos études au Conservatoire National Supérieur de Lyon puis rejoint Angers-Nantes Opéra en 1989 en tant que cheffe de chant, comment se sont déroulés ces débuts professionnels ?
J'avais déjà mon prix de Direction de Chœur au CNSM de Lyon. J’ai été invitée à passer l’audition suite à une production que j’ai faite à l’Opéra de Lyon en tant qu’assistante chef de chœur. C’était un bouleversement absolu, une plongée dans le monde de l’opéra dont j’ai profité autant qu’il était humainement possible. Hormis pour dormir, j'étais tout le temps à l'opéra. J'ai pu découvrir et aborder tout le répertoire lyrique (notamment en dépensant mon salaire dans des vinyles et CD, pour pouvoir écouter toutes ces œuvres en ces temps où nous étions bien loin d’avoir accès à tout sur internet) et en étudiant les partitions à la bibliothèque de l'Opéra, qui était un lieu exceptionnel avec des personnes exceptionnelles. Je travaillais tous les jours, sans interruption et j’ai énormément appris, de moi-même, sur moi, par ce travail acharné mais encore davantage grâce aux autres, grâce aux artistes des chœurs, grâce aux chefs aussi (même si tout avançait parfois à la baguette, avec des cris et des reproches : cela a contribué à forger mon caractère, même si je ne fonctionne pas du tout ainsi).
J'ai énormément appris en une année et cela m'a permis de devenir cheffe des chœurs assistante au Théâtre du Capitole de Toulouse l’année suivante puis cheffe des chœurs à l'Opéra National du Rhin l'année d’après. Comme je débutais dans ces trois fonctions en seulement trois années, je me suis beaucoup appuyée sur les chanteurs de la maison : des artistes de métier, qui avaient connu l'esprit de troupe (et même pour certains avaient enregistré avec Karajan). Avec des artistes d’un tel métier, d’un tel niveau, tout est d’emblée en place, il s’agit surtout de ne pas gâcher le résultat et d’abord de percevoir correctement leur potentiel.
Comment avez-vous ainsi enchaîné ces réussites à Angers-Nantes, Toulouse, puis Strasbourg en 3 ans, avant Genève, Amsterdam et désormais Paris ?
Je pense que c’est dû à ma grande rigueur dans le travail, au fait que je vise immédiatement et directement l’efficacité. Il est très important d’avoir cette rigueur dans le travail pour obtenir des résultats, d’étudier les partitions dans tous leurs détails, car c’est cela qui permet de déployer une interprétation. C’est cela qui va permettre au chef d’orchestre d’obtenir tout ce qu’il souhaite selon ses choix artistiques. Ainsi, le chœur sera prêt à réagir aux moindres gestes et indications du chef d’orchestre.
Les Chœurs de Strasbourg, Genève et Amsterdam que vous avez dirigés, pendant près ou plus d’une décennie chacun, ont-ils des identités artistiques et vocales fondamentalement différentes ? Et comment avez-vous adapté votre travail de cheffe ?
Chaque chœur a en effet son identité vocale, ses spécificités techniques et artistiques, mais il y a des fondamentaux universels : le respect de la partition et le déploiement du phrasé. Grâce à cela, un chœur peut interpréter des morceaux de toutes les esthétiques et traditions (du baroque et même de la renaissance jusqu’au contemporain). Au Grand Théâtre de Genève, beaucoup d’artistes venaient ainsi d'Europe de l’Est (notamment de Bulgarie où les voix sont reconnues pour leur richesse, leur matière) alors que les artistes des chœurs d’Amsterdam avaient pour beaucoup une origine, un son et une formation plus nordiques, un timbre plus éthéré. De fait, nous pouvions nourrir infiniment la matière de fortissimi pour les uns, filer des pianissismi tout aussi uniques pour les autres. L’enjeu est de conserver la matière vocale et l'identité artistique, de chacun et de l'ensemble, pour la mettre au service de tous les répertoires.
Vous venez de prendre le poste de Cheffe des chœurs à l’Opéra national de Paris, une institution marquée par le renouvellement de toute sa direction artistique cette saison. Connaissiez-vous Alexander Neef et Gustavo Dudamel auparavant ? Comment le travail va-t-il se dérouler avec eux ?
Alexander Neef était venu écouter le chœur lorsque je dirigeais aux Pays-Bas. Nous avons beaucoup de projets et une vision très riche et très claire du fonctionnement que nous allons avoir, ensemble, tous les trois avec Gustavo Dudamel, dans un dialogue très étroit : sur les grands projets aussi bien que sur le détail des œuvres qui vont rejoindre et rester au répertoire. L’enjeu est très clair : maintenir le niveau et la cohérence de l’ensemble tout en apportant de nouvelles voix, en insistant sur la constance vocale du résultat global.
Comment s’est déroulée la transmission avec votre prédécesseur José Luis Basso et votre prise de fonction à Paris ce 26 avril 2021 ?
Nous avons eu deux entretiens avec José Luis Basso, un en présentiel, un en distanciel. J’ai surtout été très attentive à ce qu’il a fait avec le chœur, j’apprécie beaucoup le travail qu’il a mené. Ma première semaine en poste a été consacrée à ré-auditionner les chanteurs surnuméraires. Depuis deux semaines je travaille avec le chœur, mais pour l’instant seulement avec la moitié de l’effectif : ceux qui participeront à Œdipe de Georges Enesco (opéra qui fera son entrée au répertoire et sera le premier opus que je préparerai pour la saison prochaine, mais je ferai mes débuts dès cette fin de saison avec La Clémence de Titus de Mozart).
Le travail est toutefois toujours très particulier car nous allons devoir continuer de chanter avec masque jusqu’à nouvel ordre. Cette pandémie revient pour un chœur à devoir choisir son poison : aux Pays-Bas, le chœur pouvait chanter sans masque mais distancié (c'est-à-dire à 1 mètre et demi d'écart sur les côtés mais aussi en avant et arrière), ici à Paris, ils chantent réunis ensemble mais masqués. C'est une difficulté terrible, notamment pour le travail du souffle et l'articulation des consonnes mais ils ont un métier d'une grande sûreté : ils savent adapter la production sonore pour maintenir le rendu.
Que connaissiez-vous des Chœurs de l’Opéra National de Paris et comment se déroule le travail ?
J'ai entendu les Chœurs à quelques reprises par le passé, mais dans des productions données à travers une longue période de temps. J'ai beaucoup écouté et regardé les enregistrements audiovisuels des Chœurs actuels pour préparer le travail qui va se dérouler au fur et à mesure de ma prise de fonction et des saisons. L’idée est que vous perceviez le résultat de notre travail, très progressivement et sur le long terme.
Quelle est la durée de votre mandat ?
Je suis engagée en CDI.
Comment évaluez-vous les Chœurs de l’Opéra national de Paris sur le plan artistique ?
Les Chœurs de l’Opéra national de Paris ont bien entendu un niveau exceptionnel, avec une qualité technique remarquable et énormément de souplesse : artistiquement, tout peut leur être demandé et ils peuvent tout réaliser.
Comment appréhendez-vous la dynamique humaine de ce chœur, qui est aussi comme celle d’une société ?
Le chœur traduit en effet la richesse et les évolutions de notre société. Cela me correspond aussi car nous avançons de plus en plus dans le dialogue, dans le respect de l’individu. L’esprit de groupe, de collectif tend à disparaître (il n’y a qu’à voir le fonctionnement des réseaux sociaux de nos jours), mais cela a et doit avoir aussi des conséquences positives pour la richesse de la proposition humaine et artistique. Un chœur montre que les individualités sont au service d’un résultat commun.
Durant le mandat précédent (et les autres) la vie du chœur a aussi été marquée par des conflits sociaux, est-ce une chose à laquelle vous êtes préparée ?
Le métier et la passion d’un artiste consistent à pratiquer son art. C’est sa volonté première, absolue : aucun artiste ne fait grève par plaisir, s’il n’en ressent pas le besoin impérieux. Les artistes des chœurs, s’ils se mobilisent ainsi, c’est parce qu’ils ont des choses à dire et qu’ils ne sont pas entendus. Si, dans mes fonctions de cheffe de chœur je n’encourage pas à la grève, j’écoute et j’entends les artistes des chœurs au quotidien, j’agis pour qu’ils soient écoutés, entendus.
Les derniers mouvements sociaux à l’Opéra national de Paris étaient notamment liés à la réforme des retraites : une réforme qui consiste à exiger de nos artistes qu’ils travaillent plus longtemps alors même que d’aucuns leur reprochent de continuer à travailler trop longtemps. Les mouvements sociaux servent aussi à préserver le modèle français, qui permet l’existence d’institutions telles que l’Opéra national de Paris et si je ne soutiens pas, bien entendu, les grèves, c’est parce que je soutiens et défends le travail unique de nos artistes au quotidien.
Plusieurs questions se posent pour certains chanteurs, concernant l’endurance vocale et la performance à partir d’un certain âge de la voix, comment considérez-vous cette question ?
C’est certes un fait, technique et physiologique, que la voix évolue, mais il faut l’appréhender sur tous les plans : artistique et humain notamment. Un artiste expérimenté, c’est une ressource infiniment précieuse pour un chœur et pour une maison d’opéra, par la puissance de transmission qu’il a pour ses collègues. Le métier permet de guider, il permet de réagir aux imprévus qui sont le quotidien de nos métiers. Il ne faut pas non plus oublier combien la voix est un vecteur d’expression intime, et critiquer un chanteur c’est toucher à son existence même. Lorsque des questions de technique vocale se posent, en raison de la maturité vocale ou pour toute autre raison, je fais ce que j’ai toujours fait : travailler et dialoguer. Bien sûr, l’artiste devrait savoir quand c’est le moment de se retirer, mais il est possible de demander à un artiste professionnel d’adapter sa production sonore en suivant au plus près ses capacités et l’évolution de sa voix.
De fait, que pensez-vous du modèle des Chœurs de l’Opéra de Paris, qui repose sur des artistes engagés à durée indéterminée, complétés par des renforts ?
C’est le modèle de tous les plus grands Opéras du monde : il permet d’avoir une phalange associée à la maison, qui porte haut et fort ses couleurs, représente son niveau d’excellence et assure l’interprétation d’un immense répertoire, avec une qualité constante. L’ajout des artistes surnuméraires vient apporter quelques autres tonalités mais surtout permet l’exécution d’œuvres à grand effectif et lorsque plusieurs sont répétées et représentées en parallèle sur nos deux scènes de Bastille et Garnier.
Comment se déroule et se déroulera le travail avec le Chef des chœurs adjoint Alessandro Di Stefano ?
Parfaitement, comme vous le voyez [Ching-Lien Wu montre la porte reliant leurs deux bureaux mitoyens, qui était ouverte jusqu’au début de notre entretien]. Nous travaillons ensemble en permanence. Je peux m’appuyer énormément sur lui, pour toute la transmission artistique du chœur et pour toutes les questions d’organisation des répétitions et du travail.
Dans le programme de la saison prochaine, Alessandro Di Stefano est crédité à la direction des chœurs pour autant de productions que vous, est-ce parce qu’il s’agit de votre première saison en poste, ou bien s’agit-il d’un nouveau fonctionnement ?
C’était déjà le cas avec mes prédécesseurs [ces dernières années, le Chef des chœurs adjoint était soit presqu'autant crédité que le Chef des chœurs sur les programmes, soit beaucoup moins, ndlr]. Car Alessandro Di Stefano a les pleines fonctions de Chef des chœurs adjoint, et non d'assistant. Il est donc tout à fait logique qu’il prenne la responsabilité de productions : je ne peux pas, et je ne veux pas tout faire. Il n’est pas dans mon caractère de m’imposer sur le programme et de tout m’accaparer. Bien entendu, c’est moi qui signe les documents officiels et prends les décisions, en tant que Cheffe des chœurs et je prends d’ores et déjà en charge les événements avec Gustavo Dudamel, les entrées au répertoire, les nouvelles productions, mais nous travaillons en excellente intelligence.
Le métier de chef de chœur dans une aussi grande maison que l’Opéra de Paris exige de pouvoir diriger dans tous les styles, répertoires, dimensions. Comment travaillez-vous sur tous ces fronts ?
Avec toujours le socle technique essentiel du phrasé et du respect de la partition et en adaptant l’ensemble selon l’ouvrage, son esthétique, ses dimensions. Il faut aussi tenir compte du contexte : s’il s’agit aussi d’une rareté ou d’une pièce du répertoire. L’enjeu pour une œuvre nouvelle est de pouvoir se détacher de la partition et se l’approprier dans le par cœur comme c’est le cas pour les pièces avec beaucoup d’interventions chorales. L’enjeu pour les grands classiques du répertoire est de montrer aux artistes des chœurs la spécificité, de souligner l’infinité du détail, et même la nouveauté d’une approche qui est toujours au cœur d’une œuvre : il faut ainsi éviter toute routine.
Des concerts de chœur seul sont-ils prévus et le chœur participera-t-il à d’autres événements ?
Cela fait partie de nos projets en effet.
Les metteurs en scène semblent de plus en plus demander et susciter l’engagement scénique du chœur et de chaque choriste, comment réagissez-vous à cela ?
Je trouve cela formidable ! Certains metteurs en scène en effet viennent non seulement avec un projet scénographique pour le chœur mais font travailler et cherchent l’expression dramatique de chaque individu des chœurs. C’est très valorisant pour les artistes des chœurs, et cela rappelle une évidence absolue : combien chacune et chacun d’entre eux est un artiste à part entière. Cela me permet aussi de redécouvrir et de voir se déployer des personnalités, des tempéraments, de toujours connaître davantage la personnalité artistique de chacun des interprètes qui forment les chœurs.
L’Opéra de Paris, lui-même, lors de votre nomination, vous a notamment désignée comme la "première femme" à diriger les Chœurs de l'Opéra de Paris. Considérez-vous cette mention comme importante étant donné que le monde de la culture n’est pas encore paritaire, ou bien préféreriez-vous qu’on parle seulement de votre travail ?
La question du genre m’est en effet très souvent posée. Je suis bien évidemment fière d’avoir accédé à des fonctions aussi prestigieuses si j’ai pu ainsi ouvrir la porte pour d’autres. Mais on ne dirige pas d’après un genre ou une identité. On dirige avec une personnalité artistique, dans une esthétique, et le résultat sonore s’impose alors. Je travaille donc sans me poser ces questions, et il en va exactement de même pour mon origine taïwanaise.
L’Opéra de Paris insiste sur la diversité, avec un rapport spécifique commandé sur ce thème, avec également la nouvelle politique intitulée MORE (“Mon Opéra Responsable et Engagé”) demandant entre autres “une plus grande diversité dans les recrutements d’artistes” : comment cela fonctionnera-t-il concrètement lorsque vous recruterez des choristes ?
Ces chœurs témoignent déjà d’une grande diversité et nous allons continuer à l’encourager par les recrutements. De cette diversité, j’en suis la garante, autant que je l’incarne.
Vous avez également signé une mise en scène, pour Le Barbier de Séville à Taïpei, est-ce une activité que vous allez continuer, et retournez-vous à Taïwan pour des projets artistiques ?
Je ne retourne à Taïwan que pour les vacances, revoir la famille et les amis. Cette expérience de la mise en scène s’est faite complètement par hasard. Il y avait eu une incompatibilité d'humeur entre certains artistes et la mise en scène m'a été confiée un peu en catastrophe. C'est un exercice qui m'a fascinée mais ce changement de fauteuil a été pour moi comme une “sonnerie d’alarme” : j'en venais à vouloir couper ou réduire certains passages, notamment du chœur pour les besoins de la mise en scène. Exactement ce contre quoi je dois lutter en tant que cheffe de chœurs !