2 master-classes de Karine Deshayes pour Tous à l'Opéra et le World Opera Day
La mezzo-soprano française de renommée mondiale Karine Deshayes confirme ce statut en tant que pédagogue dans cet exercice de master-classe, par son travail aussi précis que bienveillant et d'éloquentes démonstrations. Toutes, absolument toutes ses interventions destinées aux jeunes artistes commencent par "Je vais t'embêter", soulignant à la fois une bienveillante modestie mais également un souci du détail dans le travail. Le principal "détail" qui n'en est pas un du tout et qui est même un leitmotiv que Karine Deshayes fera travailler précisément avec chacune et chacun des huit solistes tour-à-tour sur ces deux journées est la question des voyelles fermées. À chaque phrase chantée, à chaque mot, à chaque syllabe, la maestra de cette classe surveille et signale chaque voyelle fermant l'appareil phonatoire. Pédagogue envers les artistes comme envers le public, elle explique (sans vouloir faire un cours de phonétique, le faisant donc de manière ludique) la différence entre voyelles antérieures et postérieures mais surtout entre voyelles ouvertes et fermées, insistant sur le fait que ces dernières comme toutes les autres doivent se chanter en gardant une ouverture de bouche et de mâchoire (invitant les artistes à travailler en plaçant un doigt sur leur joue pour conserver l'espacement de leurs dents). Et de fait, ce conseil produit immédiatement ses effets pour chacun des chanteurs et permet au public de constater la métamorphose du son d'une manière édifiante.
La chanteuse-pédagogue Karine Deshayes en profite pour faire du public un témoin de ces changements éloquents, l'impliquant encore et toujours plus dans ces deux fois deux heures de travail passionnant. Chaque remarque technique devient ainsi un conseil ayant un résultat concret immédiat et assurément aussi à moyen et long terme pour ces chanteurs qui quoiqu'étudiants au Conservatoire sont déjà des artistes de plein titre : et pour preuve, ils ont tous déjà une page Ôlyrix (mais souvent dans une carrière, c'est une telle rencontre, une telle masterclass qui enclenche un mécanisme, qui permet le déclic menant de l'excellence au professionnalisme). Chacune des remarques est justifiée par la mélodie et le sens du texte (comme en italien ces doubles consonnes qu'il s'agit de marquer et ces consonnes uniques qu'il ne faut pas doubler, pour ne pas changer le sens d'un mot : pour ne pas transformer donna-femme en dona-donne). Karine Deshayes ponctue ses conseils en écartant un instant son masque (mais toujours très distanciée et dans le respect de toutes les mesures) pour offrir l'exemple en chantant elle-même. La démonstration est toujours stupéfiante et saisit l'auditoire d'admiration, la mezzo donnant le modèle pour toutes les tessitures : depuis les graves poitrinés de sa tessiture ou du contre-ténor jusqu'aux aigus les plus hauts des soprani !
Cyrielle Ndjiki Nya inaugure la série du samedi à l'Amphithéâtre de l'Opéra Bastille, confirmant la qualité de ce groupe d'élèves-artistes et ses qualités personnelles encore déployées quelques jours plutôt à l'Éléphant Paname à l'invitation de Clémentine Margaine et du programme Momentum de la chanteuse et cheffe Barbara Hannigan. La voix intense de la soprano Cyrielle Ndjiki Nya déploie ses appuis à travers tout l'Amphithéâtre. Son timbre très riche évoque la douleur dans les forte comme le réconfort dans la douceur, la voix s'aiguise à mesure que le volume s'amplifie et le vibrato se resserre encore jusqu'au glas final. "Pas grand chose à dire, hormis Vivent les voix française" : ce verdict de Karine Deshayes résume l'impression de l'auditoire. Il permet à la mezzo de féliciter la jeune soprano mais aussi de montrer dans quels détails elle peut encore entrer. Karine Deshayes précise les intentions en s'appuyant sur le sens oxymorique de ce texte : le bouleversant "Senza mamma" où la Suor Angelica de Puccini pleure son enfant puis sourit en le revoyant, hallucinée.
Karine Deshayes donne autant de conseils et d'exemples chantés pour à la soprano suivante, Cécile Madelin qui chante "Eccomi... Oh! quante volte ..." (Les Capulet et les Montaigu de Bellini). La mezzo qui rappelle toutefois combien Juliette "n'est pas mon rôle", maîtrise couramment l'italien bel cantiste et métamorphose là aussi une voix pourtant déjà remarquable. Cécile Madelin stabilise ainsi son medium, en conservant l'amplitude du vibrato et renforçant encore son aigu solide et clair, ses tenues a cappella sûres et pleines. Elle homogénéise aussi les transitions de registres et ses vocalises d'emblée justes.
Les conseils sont tout aussi justes et efficients pour le ténor Étienne Duhil de Bénazé, qui déploie sur toute sa tessiture une voix très placée et couverte, vaillamment lancée y compris vers ces décrochements typiques de la tessiture. Ces effets saillants sont contenus dans l'enveloppe d'un phrasé rond et de couleurs chaudes : une richesse à l'image de l'air choisi ("Dal labbro il canto estasiato vola" parenthèse amoureuse dans l'opéra-bouffe Falstaff de Verdi). Suivant les conseils de la mezzo, le ténor prépare encore davantage les paroles (qu'il faut déjà inspirer avant de les expirer : "car nous sommes des instruments à vent") et les intervalles à penser dans la continuité.
Bien évidemment, Karine Deshayes montre toute sa connaissance et maîtrise d'un rôle tel que celui d'Angelina (La Cenerentola de Rossini) dont elle est une référence. Toute la bienveillance de la professeure se combine au métier déjà forgé de la mezzo-soprano Lise Nougier pour qu'elle assume de chanter ainsi "Non più mesta" qui parachève cet opus. Karine Deshayes lorsqu'elle parle de cet opus rappelle qu'il est sous-titré "La bontà in trionfo" ce qui aurait tout aussi bien pu être le sous-titre de ces master-classes. La bonté guide ici encore une libération et une éclosion vocale déjà bien présente dans les grandes vocalises de Lise Nougier, du grave concentré à l'aigu focalisé. Le récitatif est riche comme un air, l'ensemble est pris un tout petit peu trop rapide mais toutes les notes sont là et les variations rythmiques sont choisies.
Karine Deshayes conclut cette première journée en souhaitant plein de belles choses aux jeunes artistes et au public, donnant rendez-vous au lendemain à l'Opéra Comique. La chanteuse y prodigue ses mêmes conseils dans ce même esprit bienveillant (en présence de la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot) à quatre nouveaux élèves-artistes du Conservatoire.
Lisa Chaïb-Auriol, soprano, présente comme tous ses camarades le contexte de l'air choisi ou plutôt en l'occurrence du grand récit animé "Enfin, je suis ici" (Cendrillon de Massenet). Elle enchaîne les sauts d'intervalles et cadences sans support mélodique (c'est seulement à la fin de cette scène qu'apparaît l'annonce de la mélodie du grillon). Du fait de cette animation, la voix est un peu tendue avec un vibrato strié. La ligne est très articulée mais, parce qu'encore plus résonnante et tubée, le texte reste peu intelligible. L'aigu n'en impressionne pas moins, résonnant dans toute la salle. La professeure peut ainsi s'appuyer sur ces riches qualités pour améliorer les défauts, elle obtient que la jeune chanteuse pose son jeu et sa voix, garde ses mouvements -d'abord permanents- pour des parties plus expressives, desserre elle aussi la mâchoire et fasse rayonner son timbre en pensant aux rayons de lune évoqués par le texte, tout en s'amusant.
Iryna Kyshliaruk, soprano interprétant "Quel guardo il cavaliere" du Don Pasquale de Donizetti, est à l'inverse une voix immédiatement ample dans le chœur de son souffle et de son phrasé, appuyée sur le médium avec un vibrato à sa pleine mesure. Les élans vers l'aigu sont maîtrisés, intenses et rieurs, tandis que les grandes vocalises se resserrent un peu dans le grave et finissent par manquer de souffle. Autant de caractéristiques que la grande professionnelle repère bien évidemment et vers lesquels elle guide le travail en s'appuyant sur les qualités d'incarnation et de souffle expiré de sa jeune aspirante.
Marine Chagnon chante deux airs de mezzo-soprano aux antipodes l'un de l'autre (quoique se rejoignant comme souvent) : le Chérubin des Noces de Figaro de Mozart qui ne sait plus ("Non so piu") et Concepcion qui sait très bien ce ou plutôt qui (tout ce et tous ceux) qu'elle veut dans L'Heure espagnole de Ravel ("Oh la pitoyable aventure"). La jeune chanteuse assume le rôle de garçon comme de femme délaissée, comme elle assume la vitesse du tempo. L'effet est palpitant, y compris dans les tenues, vibrantes et résonantes. Karine Deshayes en guide les soupirs, les lèvres dans l'articulation, l'aigu coloré italien et le grave hispanique.
Le contre-ténor Paul Figuier récolte lui aussi les fruits de cette master-classe. S'il est d'abord très fermé et si son regard qui balaye les côtés de la salle regarde surtout vers le bas, cela peut se comprendre du fait même de cet exercice si particulier qu'est un cours en public. Toutefois, il relève bientôt le regard et la voix, mis en confiance par Karine Deshayes qui l'invite à ne pas même avoir peur du silence. Le chant (Ombra Felice, air de concert composé par Mozart pour le castrat Fortini) devient dès lors encore moins estompé et il assied davantage les accents dramatiques d'une voix vibrante. "Moi j'aime beaucoup, je ne sais pas ce que vous en pensez" ponctue Karine Deshayes, multipliant encore l'admiration du public pour elle et l'élève.
Le pianiste et chef de chant Joseph Birnbaum accompagne chacun des huit solistes lyriques au long de ces deux journées de master-classe et se montre le premier allié des chanteurs comme de l'enseignante. Qu'il interprète l'accompagnement au long des airs en entier ou bien la série d'extraits demandés par la spontanéité du travail, il traduit toujours chaque univers musical : les couleurs passionnées de Puccini, les arpèges bel canto Bellini, les lyrismes et les contrastes du dernier opus lyrique de Verdi, l'intensité et la fougue guidant Cendrillon (de Rossini comme de Massenet), dans les accents comme les élans, la ballade chantante aux couleurs piquantes d'aigu de Donizetti, les accents concertistes et la précise mécanique des horloges et montres Ravéliennes autant que l'hispanisme des ornements ou le classicisme Mozartien. Une petite histoire illustrée de l'art lyrique en somme. Ce parcours des styles et univers, tous lyriques, résumant en son piano un orchestre et le catalogue stylistique de cette master-classe qui donne l'impression d'ouvrir et de fermer Tous à l'Opéra et le World Opera Day 2020, en attendant, déjà, l'édition 2021.