Les Châtiments de Kafka, nouvelle création mondiale de Brice Pauset à l'Opéra de Dijon
Brice Pauset, vous présentez les 12,14 et 16 février 2020 à l'Opéra de Dijon Les Châtiments de Kafka (sa trilogie de textes enchaînant Le Verdict, La Métamorphose et Dans la Colonie pénitentiaire). Quelle est la source de ce projet ?
Avec l'Opéra de Dijon nous travaillons à ce projet depuis une décennie et ce qui m'intéressait d'emblée est le croisement de deux sujets. D'abord le renversement du rapport entre les générations (et les promesses d'avenir) : jusque récemment, en interrogeant les parents, ils croyaient invariablement que leurs enfants vivraient mieux qu'eux. Tout s'est radicalement inversé désormais. Les prochaines générations, c'est admis, devront subir de plein fouet les catastrophes humanitaires, économiques, politiques, climatiques et on ne se pose pas assez la question des outils disponibles pour survivre. La deuxième question est le rapport de l'État avec le corps de ses sujets. De plus en plus, nos corps servent de marqueurs, ils portent en eux, sur eux des outils, et des firmes bien connues peuvent nous téléguider, modifier nos comportements.
Aviez-vous trouvé beaucoup de textes correspondant à cette idée et comment les avez-vous cherchés ?
J'essayais de trouver des œuvres littéraires ou théâtrales qui puissent joindre ces deux thèmes, mais sans succès. Et puis un jour je tombe sur un petit livre de Byung-Chul Han (philosophe coréen installé en Allemagne) qui rappelle que Kafka souhaitait rassembler en Trilogie ses textes Le Verdict (1912), La Métamorphose (1912) et Dans la Colonie pénitentiaire (1914) pour parler d’aujourd’hui. Étonné, je relis donc les trois d'affilée : c'était une évidence, dans le lien des œuvres, dans le lien aux sujets. Les thèmes sont absolument encapsulés. Dans les deux premiers récits, un père dominateur écrase sa progéniture et ce thème se projette dans le troisième récit où le personnage principal est une machine destinée à inscrire dans les corps la toute Puissance de la Loi. Voilà nous y étions !
Est-ce une œuvre morale ?
Non, mais c'est une vraie question. Pour moi, c'est plutôt une documentation sur des situations pensées par un auteur il y a 100 ans et qui se réalisent enfin.
Comme Orwell ?
Oui, quoiqu'Orwell a un côté plus programmatique. Kafka est davantage dans la figure de la prophétie. Mon sujet n'est pas de faire de la morale mais de rapprocher des questions et situations qui pourraient sembler éparses.
Cependant, la notion même de Châtiments implique responsable, coupable, faute ou alors absurde ?
Ou alors des instances tellement dans le dépassement de leur logique de réalisation que les catégories d'interprétation partent en fumée et donnent l'illusion de l'absurde, du destin, du divin. Les Châtiments sont le nom trouvé par Kafka pour définir et regrouper cela, dans cette trilogie.
Votre opéra est-il "tout public" ?
Pour moi oui, mais cela dépend beaucoup de la mise en scène. Selon la manière dont la machine grave effectivement la sentence sur la peau du condamné jusqu'à le transpercer et le jeter dans une fosse.
Comment conseillez-vous au public de préparer leur venue au spectacle ?
Relire ces textes qui sont rapides et pourquoi pas revoir quelques films. Pas forcément des adaptations de Kafka, mais La Mouche de Cronenberg et puis, pour une métaphore de l'absurde Kafkaïen, Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel avec le personnage du commandant de gendarmerie joué par Claude Piéplu : vraie représentation de l'État débonnaire. L'État, c'est comme ça, comme le voyageur dans la colonie pénitentiaire qui fera un rapport que personne ne lira.
Cherchiez-vous aussi un texte avec des dimensions dramaturgiques et musicales ?
En effet, or ces textes sont passionnants du point de vue de la structure narrative, du détail de la narration : avec énormément de style direct. Ce n'est pas un hasard si Kafka voulait retravailler ces trois récits ensemble, et pour les monter sur scène. Cette balle a d'ailleurs été prise au bond dès les années 1930, ces textes étaient publiés ensemble (mais certes dans leurs versions originales, sans re-travail, a fortiori théâtral).
Pour moi la durée était parfaite. J'avais prévu 2h-2h30 avec un entracte : les deux premiers textes se déroulent à Prague en scènes d'intérieurs, le troisième dans une région tropicale (cette colonie pénitentiaire où les détenus transpirent sous un soleil accablant, et parlent français). L'entracte est nécessaire et permet le changement de décors pour installer la machine, ce sera un excellent bazar sur scène [rires] !
Le travail sur la musicalité de la prose a-t-il été Kafkaïen ?
Non car le débit est très réaliste. Je n'ai pas eu à beaucoup travailler la prononciation qui est bien différenciée mais sur l'accentuation du "Prager Deutsch" (allemand parlé à Prague, qui est très particulier). Certaines déclinaisons ne sont pas les mêmes, des genres diffèrent, certains mots n'ont pas exactement le même sens.
C'est un peu comme la différence entre le français de France et celui du Canada. Le Prager Deutsch utilise en outre beaucoup de petits mots d'une syllabe, qui n'ont pas un sens important mais donnent du rythme à la phrase : il y en a beaucoup chez Kafka. Cela m'a énormément intéressé car de fait le débit du chant est exactement comparable au débit parlé, avec beaucoup de texte, qui avance très vite. Cela étant, dans trois moments de la partition, je joue le jeu de l'opéra avec des arias. Mais certes avec une ironie glaçante (comme lorsque l'officier se remémore le temps de l’ancien commandant où la machine fonctionnait à plein régime : c'était le bon temps, elle était bien entretenue et les condamnés passaient rapidement... c'était mieux avant, tout se perd mon bon Monsieur). Il y a aussi la lamentation de la sœur de Gregor Samsa (c'était lui qui ramenait l'argent et sa transformation en cafard déstructure donc la bulle familiale : sa jeune sœur Grete pleure ses études de violon qu'il ne pourra plus lui payer).
Comment avez-vous (re)travaillé le texte de Kafka pour le mettre en musique ?
D'abord en étudiant le texte très en détail pour confirmer que la constitution des livres est dramaturgique et musicale. Il a fallu faire quelques coupures nécessaires à la scénographie (une moitié qui concerne des descriptions) mais il a fallu très peu inventer, car même le style indirect est limpide et demande très peu de modification.
La proportion du texte est excellente et permet la continuité d'un spectacle de 30 minutes pour Le Verdict, 1 heure pour La Métamorphose et puis 50 minutes extrêmement denses Dans la colonie pénitentiaire. Les trois livres sont courts et denses, le drame intense.
Ces trois textes composent-ils donc trois opéras différents dans votre opus ?
Non, car il y a un effet de continuité. Il y a un rapport de continuité entre le devenir noyé de Georg, le fils que le père condamne au suicide dans Le Verdict, noyé qui se réveille selon moi transformé en cafard dans La Métamorphose. Les deux actes se suivent, la musique également. De la même façon, la nostalgie de l'officier au troisième acte est presque une citation du deuxième acte, il regrette la société d'avant comme la famille du cafard regrette l'avant de la métamorphose. Il y a des rebonds d'actes en actes, avec une rupture à l'acte III. La musique suit tout cela, en se calant sur la corporalité du sentiment.
Quel est le caractère de cet opéra ?
À l'image de ces textes. Les différentes sources et relectures originelles prouvent combien les textes sont aussi grinçants (alors qu'on les rattache traditionnellement à un grand geste métaphysique et politique). Or, l'on sait que lorsque Kafka écrivait, il lisait au fur et à mesure le résultat à des amis qui racontent être pliés de rire sous la table. Quand le père jette une corbeille de fruits à ce fils qui laisse des salissures partout, c'est absurde d'humour (et ce sera évidemment dans l'opéra). Kafka était d'ailleurs un grand cinéphile. Il n'a connu que le cinéma muet et si de nombreuses pellicules d'époque ont été perdues, celles qui restent de ce qu'il a pu voir nourrissent clairement ses récits terme à terme. Plusieurs ont en germe ce style documentaire qui tourne à l'absurde via le rire, d'une société normée petit-bourgeois. L'intérêt chez Kafka repose sur l'ambitus entre la parabole et la représentation directe de la vérité, avec toutes les situations intermédiaires. J'ai donc aussi fait des musiques de slapstick (comédie physique), suivant littéralement l'action. En donnant au metteur en scène la pleine possibilité de faire ce que les Américains nomment du Mickey Mousing : illustrer littéralement l'action.
Cela renvoie-t-il également au madrigalisme, illustration littérale des poèmes dans la musique baroque, que vous avez beaucoup travaillée ?
Absolument. Il y aura d'ailleurs un madrigal à six voix en fosse, dans l'orchestre : une transformation de la voix en cafard dans un style électronique mais avec des moyens "bio" (sans électronique), en employant toutes sortes de techniques particulières de vocalisation (parler dans des gobelets de différentes tailles entre autres bricolages qui fonctionnent très bien). Aucun problème d'électronique donc, de synchronisation, pas de bug. Ce pauvre personnage de Gregor, on le comprend à peu près au début, mais à la fin, plus rien. C'est le moment où le baryton finit en mime sur scène par-dessus des instruments non habituels.
Cela fait-il de votre œuvre un travail post-moderne (réunissant indifféremment toutes les périodes esthétiques) ?
Absolument pas. On dit souvent que je m'intéresse au passé, mais je m'intéresse à l'histoire, ce qui est complètement différent. Ce qui m'intéresse c'est le mouvement de l'histoire, en l'occurrence quelqu'un qui prophétise mais ne sait pas quoi. En français nous avons la chance d'avoir des éditions de Kafka encore plus complètes qu'en allemand. Avec des fragments entiers écrits par Walter Benjamin sur Kafka et où la question revient en permanence de la prophétie dont l'auteur ignore la substance.
Chez Kafka, on pourrait ajouter un 11ème Commandement Biblique : tu n'interpréteras point. Il écrit même à un éditeur que le texte de La Métamorphose est la représentation rigoureuse de la réalité. Il ne faut donc pas chercher à interpréter ce qui ne serait ni une métaphore, ni une parabole, ni une fiction.
Que faire alors ?
Mon point de vue a été de tout prendre au pied de la lettre. Considérer le texte pour ce qu'il est. Les thèmes musicaux de la partition sont plus comme des structures sonores typiques, apparaissant de manière récurrente (notamment dans La Métamorphose), comme une structure à refrain mais cumulatif, chaque retour est davantage étrange, liée à ce devenir inhumain de l'homme cafard.
Quel sera l'orchestre de cet opéra Les Châtiments ?
L'orchestre est à peu de chose près celui de la 7ème Symphonie de Bruckner dont la signature sont les huit cors qui offrent des possibilités dynamiques invraisemblables (avec une puissance de déflagration colossale). Je suis venu à ce type d'orchestre récemment, avant je travaillais avec un orchestre de type radiophonique standard où tout est par trois ou quatre. Mais en fait c'est Bruckner qui avait raison, grâce aux cuivres : avoir une quatrième flûte ne va pas changer grand chose mais les cuivres oui. J'ai rajouté aussi une troisième clarinette (basse et contrebasse), harpe, piano, beaucoup de percussions mais l'orchestre garde ce déséquilibre pensé (cuivré) Brucknerien.
Votre orchestre des Châtiments est-il entièrement acoustique ?
Rien n'est branché sur une prise électrique mais l'ensemble est très électronique dans l'esthétique et l'écriture avec les structures sonores : des nappes orchestrales aussi bien que des micro-articulations dans le temps donnent l'impression par leur vitesse d'un micro-montage. J'écris beaucoup pour orchestre, pratique très développée en Allemagne où je travaille. L'Orchestre impose un horizon d'attente, ici Symphonique Brucknerien, mais le résultat sera autre chose : c'est ce que permet l'esprit sonore électro-acoustique. À cela se rajoutent les échelles non tempérées qui sont mon pain quotidien de claveciniste, cela donne une idée des torsions de mon orchestre (auxquelles s'ajoutent quelques micro-intervalles et harmoniques qui produisent des couleurs dé-tempérées par rapport au piano).
Comment faites-vous le lien entre vos pratiques de musicien, professeur et compositeur ?
J'ai une existence tripode : un pied comme pédagogue (avec une classe de composition), un pied compositeur et un pied interprète au clavier ancien. Je ne joue plus de piano moderne depuis une trentaine d'années. Des fois c'est un problème pour le jeu et la composition, j'ai les mains calibrées pour les instruments anciens, plus étroits. Mais en retour, surtout avec le pianoforte, s'instaure un rapport à la sonorité, à l'énonciation très différent du piano moderne et qui a aussi une incidence sur la composition. Il y aurait aussi un quatrième pied, mais qui est un parergon du troisième, c'est la musique électronique : elle pose les mêmes questions d'adéquation des instruments au répertoire. Les problématiques se rejoignent entre des îlots de répertoire passé qui ne sont possibles que sur certains instruments et la musique électronique. À cause de l'obsolescence programmée des outils techniques d'aujourd'hui mais aussi en raison de la trop forte identification de l'outil technique avec la réflexion esthétique. Par exemple, j'ai pu monter Kontakte de Stockhausen avec le matériel d'époque et ce n'est pas la même musique. Certains considèrent que lorsque les outils de la musique ont disparu, cette musique meurt et ne doit plus être jouée.
Allen Boxer et Michael Gniffke renforceront l'unité des trois opus en chantant trois rôles chacun, comment avez-vous choisi le héros de cette histoire ?
Je suis très heureux que le baryton Allen Boxer ait accepté de chanter Georg/Gregor/L'Officier et le ténor Michael Gniffke Le Père/Monsieur Samsa/Le Voyageur. J'ai entendu ce dernier en Capitaine dans Wozzeck et c'est exactement ce que je cherchais. Le rapport Wozzeck/Capitaine est exactement ce que je souhaitais, dans les registres et les tessitures. Vocalement, il faut une grande agilité par rapport au texte puisque la musique se superpose comme une parole naturelle, mais très rapide et syllabique. Il y a peu de place pour l'esthétisme. Sauf dans trois moments plus vocalisant, car il faut jouer le jeu de l'opéra, respecter les règles du genre. On pourra évidemment siffler l'air en sortant et j'ai beaucoup aidé les chanteurs harmoniquement (j'en ai accompagnés, je sais leurs besoins).
Parmi les autres rôles, il y a notamment les trois locataires qui sont un trio inséparable. J'ai lu des recueils de textes par des chercheurs spécialistes de Kafka et des mémoires de recherches y compris sur les trois locataires : ils sont désignés de manière très particulière dans le texte (pas 1er, 2eme, 3eme mais c'est toujours celui du milieu qui parle, c'est donc un corps uni, comme un insecte de six pattes et j'ai transposé cette idée dans le trio qui chante toujours de manière homophonique en accords).
Comment s'est déroulé le travail avec le metteur en scène David Lescot (retrouvez notre interview d'une précédente production) ?
Nous sommes vraiment sur la même longueur d'onde (y compris pour un prochain projet, avec une passion commune pour les super-héros américains comme symptôme d'un problème de société). Il a fait des recherches sur ce à quoi ressemblaient les meubles, le papier peint à l'époque. Il est aussi fou que moi [rires], donc ça a tout de suite collé. J'ai composé l'œuvre par scènes, par épisodes, avec par exemple le bombardement d'agrumes ou la mort de Gregor (qui rappellera les Wesendonck Lieder). Le timing des actions, en particulier entre scènes, était particulièrement délicat pour conserver le tempo dans les mouvements de personnages, avec aussi des phases de tassements (les textes ont des flux assez riches, à suivre et accompagner) : nous avons décidé cela ensemble.
Faites-vous aussi de la musique de film ?
Non, mais j'ai une idée prochaine : il y aura une nouvelle production de deux monodrames que j'ai composés, l'un intitulé Exercices du silence sur Louise du Néant (mystique française, 1639-1694) qui était prête à toute sorte d'exercices pour quelques secondes d'extase. Lorsque je composais, je sentais qu'il fallait une deuxième pièce pour présenter son pendant. J'avais beau tourner la question dans tous les sens, je tombais toujours sur Paris Hilton qui est exactement le contraire. Louise du Néant sait ce qu'elle veut, les moyens ne comptent pas, la souffrance éprouvée non plus, elle a un but, une finalité, le conatus de Spinoza. Paris Hilton est exactement l'inverse. Elle est célèbre parce qu'elle ne fait rien, elle ne fait rien parce qu'elle est célèbre, héritière. Elle a cette sorte d'existence hypostasique dans l'empyrée des réalités. Elle est fascinante. Mais mettre sur scène un personnage vivant n'est pas gagné, donc l'idée a été de représenter son petit chien. C'est Dominique Visse qui l'incarnait, très bien d'ailleurs. Être dans un opéra permet toutes les expériences de pensées imaginable, et le chien est ici un grand lecteur de l'Éthique de Spinoza, il nous explique donc pourquoi nous marchons. J'ai le projet de réunir ces deux monodrames avec des éléments filmiques. Puis je rêve de faire une œuvre sur un texte génial, La Guerre des salamandres de Karel Čapek (qui a écrit le livret de L'Affaire Makropoulos pour Janáček), science-fiction très cinématographique. J'ai enfin un projet musical sur Vertigo d'Hitchcock.
Quel est selon vous l'état de la musique classique contemporaine ?
Je pense qu'actuellement le bilan est tout à fait comparable à la situation politique actuelle. Un reflux réactionnaire massif se manifeste dans la musique sous trois formes : "on n'a rien fait de mieux..." qu'un certain passé donc la transcription deviendrait composition, deuxième variante c'est le calque de la Théorie de la fin de l'Histoire (c'est la fin de la musique donc il faut faire autre chose, il n'y a plus de musique), et puis la variante du péché originel de la modernité qu'il faudrait effacer de l'histoire (faire comme si un moment de l'histoire n'avait jamais existé).
Cela stimule-t-il la composition ?
Cela affirme les positions en tout cas. D'une manière personnelle, et que j'espère inventive, je pose la question de la musique dans son rapport au texte et à l'image.