Karine Deshayes : « Ma Carmen n'est pas une femme vulgaire »
Karine Deshayes © Aymeric Giraudel
Les 24 et 27 janvier dernier, vous avez fait vos débuts dans le répertoire donizettien en prenant le rôle d'Elisabetta dans Maria Stuarda. Comment l'avez-vous vécu ?
Extrêmement bien. Je suis rentrée dans le rôle de la même façon que j'ai pu aborder Bellini ou Rossini. A mon sens, il s'agit d'une vraie continuité. Cela a aussi été une grande chance d'avoir pu faire cette prise de rôle avec des chanteurs comme Patricia Ciofi et Michele Pertusi, qui sont vraiment des habitués du répertoire, un vrai partage également. J'ai beaucoup aimé être dans la composition. J'endosse rarement des rôles de méchantes (rires) ! Il y a donc eu un véritable travail de ce côté-là. Il a fallu montrer dans la voix les moments amoureux du personnage, ses faiblesses. Et puis à d'autres, il fallait être un peu plus dure. Même si c'était en version concert, il fallait quand même être très expressif. Ce fût une belle expérience musicale, car dans les versions concert l'essentiel passe par le chant : nous n'avons pas le support théâtral des versions scéniques. Dans l'expression, je pense qu'on va peut-être plus loin dans une version concert.
Justement, effectuer une prise de rôle dans une version concert, qu'est-ce que cela change pour vous ?
Avec la partition, c'est évidemment plus confortable. C'est une aide précieuse pour nous, parce que l'on a toutes nos annotations dessus, qu'elles soient techniques ou musicales. D'un autre côté, on se dit que le public va nous regarder chanter statique, debout derrière un pupitre. Il faut donc le tenir en haleine et lui faire comprendre et ressentir dans quel état nous sommes, ce que l'on exprime et ce, pas uniquement par la voix mais aussi par des regards ou par des expressions. C'est en cela que l'on doit aller plus loin.
Avez-vous une préférence pour les rôles plus sombres comme ceux d'Elisabetta, d'« héroïne » comme Fenena de Nabucco ou plus « humoristiques » comme la Belle Hélène ? Vers quels registres aimeriez-vous évoluer ?
C'est difficile à dire. J'aime beaucoup l'opérette parce qu'il y a les textes parlés et donc une dimension théâtrale différente à saisir. L'opéra-bouffe, je trouve ça sublime ! Chez Offenbach, il y a des lignes musicales qui valorisent la voix et, à côté, une dimension comique à restituer. La chance que j'ai eu a été de toujours chanter des rôles qui mettaient la voix en valeur. En ayant chanté beaucoup de Mozart et de Rossini, j'ai entretenu son agilité. Une porte s'ouvre maintenant pour aller vers Donizetti et d'autres Bellini. Il y a certes moins de vocalises mais il faut quand même une souplesse vocale. Le bel canto demande ça. En fait, tous les répertoires se nourrissent les uns des autres. J'aime jouer les rôles de « rigolottes » comme Rosine du Barbier de Séville ou même des rôles masculins, ce que j'ai beaucoup fait d'ailleurs. On pénètre dans quelque chose de résolument différent. Songez à Roméo et ses combats d'escrimes !
Des rôles de méchantes m'intéresseraient voire même de tragédiennes.
J'y pensais dernièrement parce que l'année prochaine je ferai ma première Alceste de Gluck. Il y a quelques mois, j'ai interprété des extraits de Médée de Charpentier sous la direction de William Christie [Maldiciones Barrocas avec l'Orchestre national d'Espagne, Katherine Watson, Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon les 13, 14 et 15 novembre 2015 à Madrid, ndlr] et là aussi il s'agit d'un répertoire que je n'avais pas abordé auparavant. En fait, ce qui est fabuleux dans la carrière, c'est de découvrir cette infinie diversité. J'ai tant de plaisir à me glisser dans la peau d'un personnage et une partition, qu'au final, je ne pourrais pas dire que j'ai une préférence. J'aime tout !
Karine Deshayes incarne une pétillante Belle Hélène dans la mise en scène de Bernard Pisani à l'Opéra de Tours en décembre 2015 © DR
Votre voix a beaucoup évolué.
Oui, j'ai cette chance. Au départ, on part de la musique baroque ou encore de Mozart et puis, au fur à mesure, quand la voix prend du volume, on peut aller vers du XIXe siècle et même aborder les grands compositeurs français. Je pense notamment à Berlioz, Massenet ou encore Bizet. J'ai la chance que ma voix se développe plus dans l'aigu. Seulement cette évolution, on ne peut pas la connaître au départ ! C'est aussi ce qui est fascinant. On se demande toujours si notre voix va aller vers le grave ou vers l'aigu. En fait, en la suivant simplement, notre voix nous ouvre à des compositeurs différents. Résultat, on se ne lasse jamais.
Grâce à l'évolution de votre voix, votre répertoire ne cesse de s'élargir. Cette saison vous avez notamment incarné Elvira et non plus Zerlina. Vers quels rôles aimeriez-vous que votre voix vous emmène dans les prochaines années ?
Je me disais récemment que tous les rôles dont j'avais rêvés, je les avais chantés. Au départ, je rêvais de faire les Rossini, notamment Rosine du Barbier de Séville et la Cenerentola. Il y avait aussi les trois Mozart de la série da Ponte : Chérubin [Les Noces de Figaro, ndlr], Dorabella [Cosi Fan Tutte, ndlr] et puis Zerlina [Don Giovanni, ndlr]. Carmen, mais cela s'est réalisé (rires). Les Massenet que j'ai toujours eu envie de faire que ce soit Charlotte dans Werther, Cendrillon ou La Navarraise, je les ai déjà chantés. Après, il y a Berlioz ! Le rôle de Béatrice dans Béatrice et Bénédict, je l'ai déjà interprété il y a quatorze ans pour la première fois. Pourquoi pas Marguerite dans La Damnation, Cassandre ou Didon [Les Troyens, ndlr] ? Il y a des rôles auxquels je n'ai pas encore eu accès et que j'aimerais bien essayer. Là, j'ai pu faire mon premier Donizetti et j'ai envie de chanter dans les deux autres volets de ce qu'on appelle la Trilogie des Tudors : Anna Bolena et Roberto Devereux. Comme ma voix évolue dans l'aigu, je peux même changer de rôle dans un même opéra, ce que je trouve extraordinaire.
Avez-vous le sentiment de récolter ce que vous avez semé dans le sens où l'évolution de votre voix vous a porté vers des rôles que vous attendiez ?
Oui, j'y crois. Si l'on travaille consciencieusement et toujours dans le bon sens, l'évolution de la voix s'effectue de manière logique. Le volume se développe naturellement. Aucune bêtise n'a été faite et donc on ne perd ni l'aigu, ni le grave. Effectivement, c'est plutôt rassurant. Je travaille toujours aussi avec la même personne, Mireille Alcantara. Cela fait maintenant 24 ans et elle était déjà mon professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. J'ai eu beaucoup de professeurs en amont mais Mireille Alcantara a été une vraie rencontre pour moi. Elle utilise un langage que j'ai tout de suite compris. Le travail est vraiment précis et correspond exactement à ce que j'attendais. Encore aujourd'hui, quand je vais la voir, on « règle les boulons ». On rentre moins dans certaines choses techniques comme il y a vingt ans, au contraire, on ajuste encore plus vite. Elle connaît parfaitement ma voix et elle sait tout de suite quoi me dire pour la corriger.
C'est rare finalement de travailler depuis si longtemps avec le même professeur.
C'est vrai. C'est très important d'être très bien entouré dans sa carrière. J’ai eu la chance de trouver rapidement un professeur qui a su me conseiller, notamment dans le choix des rôles. C'est très dur de se projeter trois ans à l'avance. Il faut se demander comment la voix évoluera, et aussi comment moi-même j’évoluerai. Serai-je capable d’interpréter ce rôle ? Je n'ai jamais accepté un rôle sans l'accord de mon professeur de chant et de mon agent, Thérèse Cédelle, qui me suit depuis une vingtaine d'années.
Karine Deshayes incarne Donna Elvira face au Don Giovanni d'Artur Rucinki à l'Opéra Bastille en septembre 2015 © C. Pele - OnP
Comment qualifieriez-vous votre voix ?
C'est difficile. Au départ, le terme mezzo-soprano m'allait très bien. Celui-ci n'existait pas avant le XIXe siècle. Du temps de Mozart, tout le monde était soprano et il existait encore des castrats ! « Mezzo-soprano », c'est toujours plus joli que « soprano II » mais en fait la mezzo-soprano, c'est la soprano II, qui est d'ailleurs beaucoup utilisée dans la musique baroque. Je dirais « colorature » parce que le terme désigne simplement la facilité à vocaliser, donc je peux toujours le garder comme adjectif (rires) ! J'ai toujours dit « léger » parce que je ne chante pas de Wagner ou de Verdi.
Il y a plein d'exemples de mezzo qui ont touché au répertoire des sopranos. Je ne serai ni la première ni la dernière. Nous ne sommes pas sopranes en tenant des tessitures trop aiguës, pas non plus alto parce que ça ne va pas sonner dans le bas de la voix, mais nous pouvons interpréter des rôles de sopranes ! La preuve avec Elvira. Par rapport au répertoire que je chante, je pense à des voix comme Ann Murray qui a chanté beaucoup de Haendel, de Mozart et de Rossini et qui a été l'une des premières à faire Donna Elvira. Christa Ludwig a chanté la Maréchale [Le Chevalier à la rose de Strauss, ndlr] et des rôles wagnériens de sopranos. Joyce DiDonato a incarné Elvira également. En fait, nous sommes des voix intermédiaires et c'est à nous de tester tel ou tel rôle. Si j'écoute les conseils que l'on m'adresse, notamment ceux de directeurs de théâtres, il faudrait que j'essaie le répertoire de soprano Falcon. Je vais donc tenter et voir si je suis capable de le faire ou non !
Et Strauss ?
Bonne question ! L'allemand, ce n'était pas forcément mon répertoire de prédilection. D’une part parce que je ne parle pas la langue, et d’autre part le répertoire pour ma voix est limité. C'est pour cela que je me suis dirigée davantage vers le répertoire français et italien. Aujourd'hui, je trouve beaucoup de plaisir à travailler la langue allemande. Il y a de tels trésors dans les lieder que je m'y suis mise un peu, comme le Chant de la Terre de Mahler [Orchestre Pasdeloup, Jean-Pierre Furlan, direction de Wolfgang Doerner, le 12 octobre 2013 à la Salle Pleyel, ndlr]. Pour Strauss, j'aurais bien pu chanter le Compositeur dans Ariane à Naxos. Seulement, je ne suis pas sûre qu'on me l'offre maintenant. On le donnera mieux à quelqu'un de plus jeune. Après, il y aurait peut-être Le Chevalier à la rose mais l'œuvre est très longue et il faut quand même une excellente maîtrise de la langue. Tout dépendra de cela. Qui sait, peut-être qu'un jour on me proposera un Strauss et que je serais disponible ! J'essayerais peut-être quelques lieder de Strauss déjà pour commencer et voir si, au niveau de la vocalité, cela me correspond. Strauss, c'est quand même très costaud ! A voir. Je ne sais pas !
Vous parliez de lassitude tout à l'heure. Avez-vous déjà songé à cette perspective ?
Pas du tout. J'ai déjà entendu des chanteurs se plaindre d'avoir interprété tel ou tel rôle 200 ou 250 fois dans une carrière. Effectivement, lorsque l'on ne change jamais de répertoire et de rôles, l'ennui devient un risque. Personnellement, j'ai eu la chance de ne jamais chanter plus de 50 ou 60 fois le même rôle. Faire de la scène mais aussi des concerts ou des récitals, et ainsi diversifier, est un enrichissement. En faisant du récital, on pénètre plus profondément dans le texte. Seule avec le piano pendant une heure, il faut tenir le public.
Le récital est une vraie performance vocale dans laquelle on va rechercher un autre plaisir, une intimité.
Sur scène, même si les opéras sont longs, il y a des petites pauses. Un autre chanteur exécute un air ; il y a des ensembles. Dans le récital, on va plus loin dans les nuances, les couleurs. Notamment dans la mélodie française. Continuer le récital, la musique de chambre avec des amis instrumentistes, des pièces avec orchestre tout comme découvrir de nouveaux répertoires, c'est primordial pour moi. L'année dernière, j'ai d'ailleurs découvert trois œuvres qui m'ont énormément plues : le Poème de l'Amour et de la Mer de Chausson à Liège [sous la direction de Christian Arming en décembre 2015, ndlr], les Wesendonck Lieder de Wagner et Il Tramonto de Respighi à Clermont-Ferrand [sous la direction de Roberto Forés-Veses en décembre 2015, ndlr].
La création contemporaine, vous y retourneriez volontiers ?
Oui. J'en ai fait trois en deux ans à la fin des années 90. Ce fût une grande chance. Après, on donne cela davantage aux jeunes chanteurs parce que ceux qui sont déjà bien installés dans leur carrière n'ont pas forcément envie ou le temps d’aller vers ce répertoire. Tout dépend aussi de l'écriture. Quand j'entends certaines œuvres, je me dis que cela ne va pas forcément correspondre à ma voix. Parfois, il y a aussi beaucoup d'intervalles et l'écriture de la voix est écrite de la même façon qu'un instrument.
Avez-vous l'impression que l'écriture contemporaine ne sert pas assez la voix ?
Tout dépend du compositeur. Il n'y a pas beaucoup d'œuvres vocales. Certains nous demandent des conseils et peuvent vraiment écrire en fonction. Là oui, pourquoi pas. Je suis toujours dans cette ouverture. La dernière chose que j'ai chantée en musique contemporaine et que j'ai enregistrée était « Nuit Obscure », un cycle de quatre mélodies de Karol Beffa [Into the Dark avec l'Ensemble Constrate, Emmanuel Ceysson et Arnaud Thorette, direction de Johan Farjot, sorti chez Aparté en mai 2015, ndlr] et je les ai trouvées bien adaptées à ma tessiture, très agréables à chanter.
Pour qu'un compositeur écrive bien pour la voix, il faut qu'il aime l'instrument.
Cela peut paraître bête à dire, mais c'est vrai et important. S'il s'intéresse aux spécificités techniques de la voix, en général, cela marche. De même que s'il se renseigne sur la singularité de la voix de chacun. Quand on y pense, lorsque l'on rentre dans un personnage de Mozart ou un autre, il faut rentrer dans un moule puisque cela a été créé pour des voix spécifiques. Cela n'a rien d'évident !
Karine Deshayes interprète les Wesendonck Lieder de Wagner et Il Tramonto de Respighi en décembre 2015 à l'Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand © Thierry Lindauer
Comme d'autres, vous aviez pris la parole en octobre pour exprimer votre mécontentement quant au sous-emploi des artistes lyriques français dans l'hexagone. Etait-ce selon vous un tabou qui devait être levé depuis longtemps ?
On en parle depuis trop longtemps surtout ! En 2008, Gabriel Bacquier et Michel Sénéchal s’étaient déjà alarmés de la situation en publiant un article [« Opéra français : l'appel de Michel Sénéchal et de Gabriel Bacquier », série de 10 entretiens filmés parue sur classiquenews.com en mai 2008, ndlr]. Je n’accuse aucun théâtre, il s'agit d'une constatation. Aux Etats-Unis, il y a des quotas énormes, puisqu'il s'agit carrément de quatre chanteurs américains pour un chanteur étranger ! Etre engagé là-bas, pour nous, c'est être chanceux. En Espagne, en Allemagne ou en Italie, ils privilégient leurs artistes. Sur toutes les saisons. Bien-sûr, c'est normal que l'on invite des chanteurs étrangers. Seulement, parfois, je trouve très étonnant de ne pas voir un seul artiste français, même pour un petit rôle, dans les distributions des théâtres nationaux, donc financés en partie avec des subventions nationales. J'ai eu la chance de faire partie de la troupe de l'Opéra de Lyon, qui était la dernière troupe en France. A l'époque, il y avait des castings pour mélanger les chanteurs. Il n'y a rien de mieux qu'apprendre le métier avec les anciens. Là, ce n'est malheureusement plus le cas et je trouve ça dommage. Il y a énormément de pays qui protègent leurs artistes mais pas la France. A niveau égal, nous sommes donc perdants. Quand on interroge les gens, ça ne concerne pas que l'art : on fait le même constat dans beaucoup de milieux. Est-ce notre côté français ? Je ne sais pas !
Y a-t-il aussi un problème de charges sociales ?
Oui. On l'entend beaucoup d'ailleurs. Certains opéras disent que recruter des chanteurs français coûte plus cher que les chanteurs étrangers. Ce n'est justement pas normal et, surtout, ce n'est pas la faute des chanteurs ! Nous n'avons ni institué les lois ni les charges. Et puis dans ces cas-là, pourquoi ne pas remonter carrément au Ministère de la Culture et lui poser la question ? Il faudrait peut-être justement revoir ça. Cela pourrait aider. A l'étranger, leurs artistes ne sont pas plus chers que les artistes invités. C'est aussi pour la nouvelle génération qu'on dit tout cela.
Auriez-vous d'ailleurs un conseil à adresser à la nouvelle génération du chant lyrique français ?
Nous sommes moins soutenus aujourd'hui en France.
Dans la nouvelle génération, beaucoup de chanteurs viennent nous voir pour des conseils. Aujourd'hui, le travail à l'opéra est de plus en plus difficile parce qu'il y a de moins en moins de subventions. Partout, d'ailleurs. Le nombre des productions baisse et par conséquent, il y a moins de travail qu'avant. De même, il n'y a plus de troupes. Je les encourage donc à faire leurs expériences à l'étranger, surtout s'ils y trouvent une troupe, car aujourd'hui ils n'ont pas assez d'expérience scénique. C'est triste à dire, mais maintenant je leur conseille carrément de prendre un agent étranger qui sera plus à même de les défendre. Nous sommes moins soutenus aujourd'hui en France. Il faut viser tout de suite plus loin pour, peut-être, revenir.
Pour rester dans l'actualité, est-ce que vous pensez que les Victoires de la musique classique peuvent être un bon coup de pouce pour la nouvelle génération ?
Pour elle, oui. Vraiment. Cela n'a pas véritablement été le cas pour nous. Je n'ai pas eu l'impression qu'en ayant eu des nominations ou en ayant remporté la Victoire en 2011, cela m'ait aidé davantage. Finalement, j'étais déjà dans la carrière. Par rapport aux instrumentistes, nous, les chanteurs, avons un agenda qui se fait très à l'avance, trois voire quatre ans en amont. Un prix ne va donc pas nous aider à trouver d'autres rôles. Le grand point positif, c'est la visibilité vis-à-vis du grand public. Les gens peuvent mettre un nom sur une voix ou un instrument. On m'a déjà demandé si avec les Victoires, on signait plus facilement avec une maison de disques. Personnellement, je n'ai jamais signé chez un gros label et ma première participation aux Victoires date de 2002, donc ça remonte un peu... Les Victoires ont plus d'impact aujourd'hui que pour ma génération. Ce qui est fou, c'est aussi de se dire qu'au cinéma ou au théâtre, un César ou un Molière aide vraiment un comédien, même jeune, dans sa carrière. Il reçoit d'emblée plein de scénarios, de propositions et les cachets triplent ou quadruplent... Nous, pas du tout. Ce ne sont pas les mêmes incidences.
Pour vous, il s'agit davantage d'une reconnaissance de votre travail ?
Exactement. On est très heureux de faire partie des Victoires. Chaque année, nous ne sommes pas nombreux et c'est aussi l'occasion de se retrouver tous ensemble, de chanter avec des instrumentistes avec qui on n'a pas forcément l'occasion de le faire. C'est comme une grande famille. Et puis, effectivement, c'est une reconnaissance de notre travail et de ce que l'on a accompli dans l'année.
Vous avez souvent chanté à l'Opéra Grand Avignon auquel vous semblez très attachée et aux Chorégies. Quel a été l'apport de Raymond Duffaut dans votre carrière ?
Il m'a énormément soutenu. Il fait d'ailleurs partie de ces directeurs d'opéra français qui ont beaucoup aidé les chanteurs lyriques français. Je garderai toujours un souvenir ému de Carmen aux Chorégies d'Orange en 2004 [mise en scène de Jérôme Savary, ndlr]. Tout le plateau était français. Maintenant, cela n'arrive plus alors on est très content d'en reparler ! Il y avait Roberto Alagna, Béatrice Uria-Monzon, Ludovic Tézier, Nicolas Cavallier et d'autres. C'était dingue ! Raymond Duffaut, c'est aussi un de mes premiers contrats. La première fois que j'étais à Avignon, c'était en 1997, donc cela fait déjà bien longtemps. Depuis, j'y ai fait beaucoup de prises de rôles. Il m'a beaucoup suivie et m'a donné énormément de conseils par rapport au répertoire. Même s'il partira bientôt à la retraite, on aura toujours des conseils à lui demander. Il fait partie des gens qui ont de l'expérience, qui ont vu évoluer d'autres chanteurs. Nous avons besoin de cette oreille extérieure. Pour nous, c'est important d'avoir Raymond Duffaut ! Il va nous manquer.
Vous retournerez bientôt à Avignon. Les 5 et 7 juin, vous y reprendrez le rôle de Carmen que vous aviez pris à Bastille en 2012, dans la mise en scène de Louis Désiré. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Je suis très contente de reprendre ce rôle que Monsieur Duffaut me donne l'occasion de rechanter car, effectivement, je ne l'avais pas rechanté depuis 2012. Ce sera seulement la deuxième fois pour moi. Pour la mise en scène, je suis assez curieuse de voir l'évolution par rapport à Orange [en juillet 2015, ndlr]. A Avignon, ce n'est pas du tout la même ampleur de plateau, au contraire, la scène y est à « taille humaine ». Je me dis qu'il n'y aura pas autant de cartes géantes sur le plateau mais sans doute que deux ou trois. Ce sera forcément différent. J'ai hâte de voir ! Je n'ai jamais eu la chance de chanter sous la direction d'Alain Guingal, qui est quelqu'un que j'adore et que j'ai vu diriger plusieurs fois. J'attends cette rencontre avec impatience.
Comment pensez-vous enrichir votre interprétation de Carmen ?
Lorsque l'on a déjà interprété un rôle en scène, on sait comment le gérer. Du moins sur la longueur. Bien-sûr, le rôle se prépare en amont pour ce qui est du vocal, de la mémorisation du texte et de ce que l'on a comme expérience, mais il s'agit aussi d'un travail commun. D'abord, il y a d'autres collègues en face de moi et ensuite le metteur en scène va me guider. Il faut donc voir sur place. J'allais oublier de le dire mais il y a aussi une nouveauté pour moi : cette fois-ci, il ne s'agira pas des textes parlés mais des récitatifs chantés, que je n'ai jamais chantés jusqu'à présent. Il faut donc que je les apprenne !
Est-ce que Carmen est un rôle de maturité selon vous ?
A mon sens, Carmen possède un charisme naturel.
J'ai toujours pensé ça, oui. Pour moi, ce n'est pas forcément un rôle vocal. Pour Carmen, Bizet ne va pas solliciter les extrêmes de la voix, dans les graves comme dans les aigus. A mon sens, il n'y a pas vocalement de grosses difficultés, car le rôle est assez médium. Par contre, il s'agit d'un vrai personnage à incarner ! Je n'aurais pas pu le faire plus tôt, parce qu'il faut cette maturité théâtrale. Tout dépend aussi de notre conception du personnage. Nous avons tout vu comme interprétations... J'ai toujours pensé que Carmen n'était pas une femme vulgaire, pas un stéréotype de la séductrice qui met la main sur la hanche, qui va bomber la poitrine, montrer ses jambes, etc... Elle n'est pas non plus un Don Juan au féminin. A mon sens, Carmen possède un charisme naturel. C'est pour ça qu'on la remarque immédiatement et non pas parce qu'elle en fait des tonnes. Et puis ce n'est pas parce qu'elle est cigarière qu'elle doit être grossière ! Je la vois très classe. Après, il y a toujours un travail à faire et il y aura une direction d'acteurs. Je suivrai ce qu'on me dit.
Vous avez un planning de concerts plutôt chargé jusqu'à l'été. N'est-ce pas trop épuisant ?
Jusqu'à présent non. Cela fait dix-neuf ans que c'est très chargé ! Ce qui change cette année, c'est qu'effectivement j'ai moins de scènes et plus de concerts. Il y a des choses nouvelles, ce qui m'intéresse beaucoup aussi. Je n'ai jamais vraiment « appris » à me reposer entre deux productions même si parfois j’aimerais ! Il m’est arrivé de croiser des productions en faisant des allers-retours. Pendant un spectacle, j'en répétais un autre. Entre l'étranger et la France, cela m'est aussi arrivé. J'ai pris souvent l'avion, le train et j'ai toujours enchaîné.
Vous semblez parfaite Karine Deshayes, y a-t-il tout de même un défaut artistique qui vous agace en tant que chanteuse ?
Non, je ne suis pas parfaite (rires) ! Mon plus gros défaut, c'est l'impatience !
Pourtant, vous donnez l'impression du contraire !
Oui, parce que je prends beaucoup sur moi. Au niveau du travail, j'ai envie que cela aille vite. C'était déjà le cas quand je faisais du violon. J'ai envie que les choses soient comme ci ou comme ça or il faut attendre une maturité pour chaque chose. Il y a énormément de voix naturelles dans le métier. Mais au final, je crois qu'il n'y a pas de secret, seul le travail paye. On possède un don, après on le développe, on travaille dessus. Il faut avoir conscience de son instrument sinon on peut faire des bêtises. Justement, la technique est là pour nous sauver lorsque l'on est fatigué, malade ou qu'on enchaîne.
Parmi ces concerts, il y aura le Requiem de Mozart à l'Opéra Royal de Versailles en avril et le Stabat Mater de Pergolèse avec Sonya Yoncheva au Théâtre des Champs-Elysées en juin. Vous revenez régulièrement au répertoire sacré. Quelle importance a ce répertoire pour vous ?
J'aime bien faire de l'oratorio. Je n'en fais pas si souvent. Le Requiem de Mozart, je l'avais chanté au Festival de Saint-Denis en 2012 avec Kurt Masur donc je suis très heureuse de pouvoir me pencher à nouveau sur la partition. Quant au Stabat Mater de Pergolèse, il s'agit d'un chef d'œuvre adoré de tous. J'ai aussi la chance de le chanter avec Sonya. L'année dernière, j'ai découvert un oratorio que je ne connaissais pas : Le Paradis et la Péri de Schumann [dans le rôle de l'Ange en juin 2015, sous la direction de Jérémy Rohrer, ndlr]. Le Festival de Saint-Denis me l'avait proposé et ce fût une révélation. Il y a des choses sublimes dans ce répertoire, c'est une évidence. Si, en plus, on est croyant, cela renforce quelque part. Est-ce que tous ces compositeurs étaient croyants ? Est-ce qu'il s'agissait uniquement de commandes ? Est-ce qu'au contraire, ils y ont mis quelque chose de personnel. C'est difficile à dire. A chaque fois que je chante ce répertoire, je me pose la question. Quelque part, on essaye aussi de faire passer ce message. Mozart a écrit le Requiem à la fin de sa vie, donc on peut facilement penser qu'il y a du personnel. Le répertoire sacré, c'est aussi l'occasion de chanter avec un chœur, ce qui m'intéresse beaucoup.
Quels sont vos prochains projets ? Avez-vous des futures prises de rôles ?
La saison prochaine, il y aura une Adalgisa au Teatro Real de Madrid. J'ai hâte de me remettre dans le personnage parce que j'adore véritablement la partition de Bellini pour ses duos avec Norma et c'est un rôle que je n'ai pas chanté depuis longtemps. Je prendrai le rôle-titre d'Armida de Rossini à Montpellier. Il y aura aussi une Alceste de Gluck à Lyon et, entre les deux, il y aura un petit passage à Marseille où je retrouverai Patricia Ciofi qui sera ma Juliette [I Capuleti e i Montecchi de Bellini, ndlr].
Propos recueillis le 24 février 2016
Les 2 et 3 avril, Karine Deshayes interprétera le Requiem de Mozart à l'Opéra Royal de Versailles. Réserver mes places.
Le 27 juin, elle chantera le Stabat Mater de Pergolèse au Théâtre des Champs-Elysées aux côtés de Sonya Yoncheva. Réserver ma place.
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