Jean-Louis Grinda : « Orange est un Grand Festival Populaire »
Jean-Louis Grinda, quels sont les temps forts des Chorégies d'Orange 2019 ?
Pour le 150ème anniversaire j'ai souhaité donner le plus d'occasions possibles au plus grand nombre possible de venir dans ce lieu extraordinaire qu'est le Théâtre antique. Ce Festival est un Lieu unique ! C'est pour cette raison que la programmation contient un ciné-concert, de la danse, même de la techno, plus évidemment les opéras, les grandes stars, des concerts scolaires. Il est très important d'ouvrir le plus possible les portes et d'avoir une grande diversité pour faire du prosélytisme auprès de publics qui pourraient ensuite revenir à un autre spectacle. Tout cela permet d'agrandir le champ des possibles, d'accueillir de nouveaux spectateurs à recontacter pour d'autres spectacles.
La saison dernière m'avait notamment donné ce grand bonheur avec la danse : 6.000 places payantes pour La Flûte enchantée par le Béjart Ballet. Orange est un Grand Festival Populaire, Orange doit être un Grand Festival Populaire, même avec des opus considérés comme "élitistes" pour leur qualité et celle des interprètes. Il ne faut pas "brosser dans le sens du poil" mais faire sentir aux gens que nous sommes proches d'eux.
Cette année, le premier opéra au programme (Guillaume Tell de Rossini) est accompagné par les musiciens de Monte-Carlo, est-ce un avantage que vous apportez à Orange en tant que Directeur -également- de la maison lyrique monégasque ?
Nous avons à Orange un partenariat privilégié avec France Musique et les forces musicales de Radio France. Il se trouve que pour des raisons de calendrier et aucune autre, le Philharmonique de Radio France et l'Orchestre National de France n'étaient pas libres, mais ils se feront "pardonner" en venant pour la Symphonie des Mille avec en outre le Chœur et la Maîtrise de Radio France.
Retrouvez notre grand dossier sur la Symphonie des Mille aux Chorégies d'Orange
Précisément, comme le veut la tradition, deux opéras sont programmés à Orange (Guillaume Tell et Don Giovanni), mais comment avez-vous choisi également l'immense Symphonie n°8 de Mahler pour compléter le programme ?
Je me suis justement demandé comment rendre cette édition anniversaire mémorable. Or, nous faisons de l'opéra chaque année et en permanence, alors que la Symphonie des Mille n'est pas programmée tous les quatre matins ! Cela devient un événement, a fortiori dans le décor du Théâtre antique et avec l'acoustique d'Orange. De surcroît, réunir les phalanges de Radio France et notamment les deux orchestres s'annonçait comme un grand travail de diplomatie. Tout le travail commun s'est formidablement passé grâce aux énergies au sein de la maison ronde et ils ont l'air très heureux de le faire.
D'autant qu'il s'agira d'un beau symbole de paix fraternelle, puisque le concert sera aussi l'occasion d'inviter le Chœur philharmonique de Munich, cela en renforce-t-il l'importance ?
Tout à fait, d'autant que c'est une œuvre qui transcende, qui élève. Cette Symphonie de Mahler est peut-être l'œuvre emblématique de cette édition.
Comment faites-vous ce type de choix, et faites-vous face à des enjeux particuliers pour programmer une œuvre symphonique ?
Cela fait longtemps que je ne m'arrête pas face à ce genre de question. Notre métier consiste à savoir jusqu'où aller trop loin. Les responsables d'institutions culturelles ne sont pas payés pour faire ce qui est déjà attendu. On nous demande de surprendre et d'intéresser. Je crois profondément qu'il doit exister un lien de confiance entre une institution et son public : une fois que le public et les tutelles apprivoisent la nouvelle direction, ils s'intéressent, ils viennent découvrir. Nous ne sommes pas là pour donner aux gens ce qu'ils aiment déjà mais ce qu'ils pourraient aimer. Susciter la curiosité.
Cela étant, vous avez une immense jauge à remplir, vivez-vous les 8.500 places des Chorégies à vendre pour chaque concert comme une épée de Damoclès ?
Non. Si vous ne pensez qu'aux difficultés tous les jours, vous n'entreprenez rien. Ce n'est pas faire injure au passé que de constater que les "blockbusters" ne fonctionnaient plus aussi bien aux Chorégies, ce n'est pas moi qui le dit mais les chiffres de vente (même pour Aida, Le Trouvère, Rigoletto). Si le meilleur restaurant du monde ne change jamais sa carte, vous n'irez plus. Il fallait faire quelque chose pour un Festival aussi grand que celui-ci.
Je ne voulais pas que cela continue ainsi. Je suis directeur d'institutions lyriques de manière ininterrompue depuis 1984. J'avais 24 ans, j'en ai 59. Je suis chaque fois resté longtemps dans mes différents postes, donc plusieurs personnes dans plusieurs pays m'ont fait confiance sur le long terme : 10 ans, 12 ans, 14 ans. Cela étant, on peut toujours faire mieux et différemment, il faut donc aussi savoir changer.
Quels sont alors vos marqueurs pour la direction d'opéra ?
Je fais confiance au public, instinctivement, et aux artistes. Le public n'a jamais tort. Il peut ne pas aimer une œuvre. Le Sacre du printemps a été sifflé à sa création mais d'autres spectateurs l'acclamaient et puis l'oeuvre est devenue un triomphe, comme Carmen, comme La Traviata. Il faut donc nous laisser le temps de travailler, sur la durée, le public devient alors notre juge de paix et il est possible de le surprendre : les gens qui ne connaissaient pas Mefistofele l'année dernière ont assurément eu un immense plaisir à y assister, il en va de même cette année pour Guillaume Tell qui est un chef-d'œuvre de la première à la dernière note. Le final de Guillaume Tell est beethovenien. Vous me diriez demain matin : voici un million d'euros pour ne pas mettre en scène Guillaume Tell, je ferais tout de même Guillaume Tell. Je l'adore, je suis heureux !
Comment avez-vous choisi la version de cet opéra immense ?
J'avais beaucoup travaillé sur le choix des coupures pour monter l'œuvre à Monte-Carlo et j'en étais très satisfait, notamment en refusant toutes les concessions faciles (comme supprimer les ballets). On ne fait pas Aida sans le ballet d'Aida donc pourquoi le faire à Guillaume Tell. L'Acte II est gardé en intégralité parce qu'il est écrit par Dieu, point barre. Tout le final du premier acte est également conservé car, comme me l'avait appris Alberto Zedda, parfois, couper un opéra revient à le rallonger : parce qu'il devient déséquilibré, il a l'air plus long. Le final du premier acte de Guillaume Tell est comme une Cathédrale, enlevez un pilier et elle s'effondre. Il y a également le Trio des femmes, sublime.
Donc la logique de l'opus célèbre qui fait venir du monde à l'opus moins connu n'est pas efficiente ? Ce n'est pas la raison pour laquelle vous programmez Don Giovanni face à Guillaume Tell, comme l'année dernière Le Barbier de Séville face à Méphistophélès ?
Pas du tout, c'est une erreur de penser cela et ça n'a jamais été le cas. J'ai programmé Le Barbier de Séville parce qu'il n'avait jamais été joué à Orange et aussi parce qu'il a très peu de chœurs (financièrement, c'est donc un soulagement pour un Festival en difficulté). Idem concernant les chœurs de Don Giovanni qui permettra aussi le retour d'Erwin Schrott (qui était Méphistophélès l'année dernière et qui est selon moi Le Don Giovanni de son époque).
Don Giovanni met à l'honneur un plateau international : uruguayen, roumain, français, américain, italien, russe, argentin, est-ce un choix ou bien prenez-vous simplement le meilleur de chaque rôle ?
Je choisis simplement ceux qui pourront le mieux chanter ensemble. À Orange le travail se fait très vite, en moins de 15 jours entre la première répétition et la première représentation et tout doit donc marcher rapidement. Les interprètes doivent s'entendre et jouer ensemble.
Est-ce un grand enjeu que de faire sonner Mozart dans l'immensité d'un Théâtre Antique, et de l'y jouer ?
Non. Il faut arrêter de se poser de faux problèmes, si des questions se posaient déjà pour Le Barbier par Rossini, les représentations de l'année dernière ont été une démonstration.
Tous les opus pourraient-ils donc être donnés à Orange ?
Je ne programmerai pas des œuvres comme Wozzeck de Berg (par rapport au public et au lieu), ni Pelléas (quoique cela pourrait être beau dans ce lieu, quelqu'un d'autre le fera peut-être). Par contre, cela fait trop longtemps qu'un grand Berlioz n'y a pas été représenté, ce serait vraiment une belle chose !
Y avez-vous pensé pour l'année Berlioz ?
Non, je ne suis pas du tout friand des "anniversaires" et des célébrations automatiques de naissance, de mort, etc. Tous les ans il y a des dizaines d'anniversaires ! C'est le refuge de ceux qui n'ont pas d'imagination, pourrais-je dire en forçant le trait de ma sévérité. J'ai déjà les 150 ans des Chorégies à gérer. Je programme surtout en fonction des meilleures productions à faire, en fonction des meilleurs artistes disponibles. Vous savez, je ne suis pas un grand théoricien de mon métier, je fais.
La télévision diffusera la Symphonie des Mille mais aucun des deux opéras au programme cette année et de même France Télévision n'avait pas retransmis Mefistofele l'année dernière, comment cela se fait-il ?
Adressez-vous à la télévision.
Comment gérez-vous les annulations des artistes, dont Les Chorégies d'Orange sont, elles aussi, victimes ?
Il faut savoir faire la part des choses, entre les artistes qui se comportent mal, qui peuvent nous prendre pour des imbéciles, auxquels je fais un procès, que je gagne, toujours. Eux ne chantent plus jamais dans mes institutions ni aux alentours. Poser sa signature est un contrat, un engagement. Mais il y a bien évidemment les cas de force majeure. Personne ne peut faire de reproches à un artiste lorsqu'il est souffrant. Mais celles et ceux qui signent un contrat trois ans à l'avance (car ce sont les délais à ce niveau) et se disent ensuite qu'ils préfèrent chanter ailleurs, qu'ils n'ont pas le temps d'apprendre un rôle, c'est leur problème, pas le mien ! Que dirait un artiste si moi, six mois avant, je lui disais que j'ai trouvé quelqu'un de bien meilleur et bien moins cher et que j'annulais donc son contrat. Il me dirait que je suis tombé sur la tête, il ferait un procès et le gagnerait. Je fais pareil.
Ce n'est pas en étant complaisant qu'on se fait respecter. Par contre, bien évidemment, si un artiste m'appelle, m'explique qu'il a un souci personnel, même pour me dire qu'il est très fatigué par exemple, mais me tient informé, avec honnêteté (c'est arrivé), pour m'expliquer sa situation : je comprends et je respecte la courtoisie et le professionnalisme. Je lui dis à la prochaine fois.
Quelle est votre position sur le conflit lancinant et régulier entre mises en scène modernes et classiques ?
Les spectateurs qui se font du mal parce qu'ils ne voient pas La Traviata comme lors de la création ont tort : le rôle du metteur en scène est d'avoir un point de vue sur une œuvre. C'est un interprète comme les autres, un créateur. S'il n'a pas de point de vue, il a raté son coup. Le point de vue peut plaire et déplaire. Des mises en scène modernes peuvent aussi être d'immenses succès : comme récemment Ariodante par Christof Loy à Monte-Carlo. Moderne ou plus ou moins moderne, le public a adoré. Regardez La Prise de Troie par Tcherniakov, c'était fantastique. Il ne faut pas avoir de point de vue dogmatique. Le seul a priori possible mais il ne se pose pas à Orange serait de se contraindre à présenter l'œuvre "directement" sans tiroirs lorsqu'un opéra est nouveau, qu'il entre au répertoire.
J'ai aussi fait Falstaff dans un poulailler, les gens aiment le voir, les interprètes le jouer, après j’accepte que certains trouvent le tout mauvais.
Les images du spectacle pouvaient avoir de quoi étonner, pour le moins, avec les femmes déguisées en poules...
Pire, en pintades ! Mais quand vous voyez le spectacle en entier, cela ne vient même pas à l'idée. Je n'aurais toutefois pas fait cette mise en scène pour Dialogues des Carmélites.
Au sujet de cet opéra de Poulenc, avez-vous suivi le feuilleton judiciaire des héritiers faisant interdire la publication de la version Tcherniakov puis étant déboutés ? Êtes-vous de plus en plus confrontés à des arguties juridiques dans votre métier ?
Non, cet exemple est unique en son genre. Je ne suis pas contre le fait de débattre la question de fond. Car même si un metteur en scène faisait dire "l'inverse" de ce que raconte un opus, le public est en droit de ne pas aimer, mais l'œuvre n'est pas détruite en tant que telle. On n'a pas barbouillé la Joconde, on n'a pas brûlé Notre-Dame. Les dommages ne sont pas irréversibles, l'opéra sera de nouveau présenté.
Avez-vous les mêmes goûts en tant que spectateur et metteur en scène ?
Je suis un heureux spectateur : j'adore m'asseoir en salle et voir le travail des autres. Certes, je conserve un regard critique et un œil professionnel, mais j’accepte énormément d'idées. J'ai été absolument enthousiasmé, conquis par la qualité du travail de metteurs en scène à l'esprit "risqué". Je dois dire que le travail "bateau" ne m'intéresse pas du tout : le fait de mettre une église sur le plateau parce qu'il y a une église dans le livret, une table pour une table, une cheminée pour une cheminée. Oui certes et cela peut être nourri par une grande direction d'acteurs mais je préfère ceux qui prennent des risques. Toutefois je n'ai pas d'avis pré-conçu.
Je sais que j'ai une image d'ancien monde, old school. Ce n'est pas du tout mon état d'esprit, mais si c'est l'impression que je donne, qu'il en soit ainsi. Je ne suis pourtant pas timide en matière de répertoire, au contraire. Le nom que je porte fait que certains m'affublent d'une étiquette, cela ne m'empêche nullement de vivre et de travailler avec une passion absolue. J'aime les artistes, j'aime les chanteurs. Les artistes avec lesquels nous ne nous sommes pas entendus sont rarissimes. J'adore aussi travailler avec les chœurs. D'aucuns m'avaient "averti" que c'était très compliqué dans certaines maisons, et ce fut un rêve.
Vous dirigez l'Opéra de Monte-Carlo et les Chorégies d'Orange, mais vous faites de surcroît le tour du monde en tant que metteur en scène (vous êtes aussi député à Monaco et avez quatre enfants) : comment conciliez-vous tout cela ?
Je n'ai pas de mérite, j'aime ce que je fais et tout me plait. Je décide vite et je suis très bien entouré ! Diriger c'est bien gentil, mais il faut savoir s'entourer de gens meilleurs que soi : à Orange comme à Monte-Carlo, je travaille avec des personnes qui travaillent comme quatre. Je sais aussi déléguer et faire confiance et il faut être parfaitement organisé dans son esprit.
Quelles étaient vos motivations pour vous engager aussi en politique à Monaco ?
Jamais je n'aurais pensé faire cela dans ma vie. Le contexte remonte au moment difficile traversé durant la crise financière en 2008, qui a également frappé la Principauté. Des coupes budgétaires ont alors été décidées, y compris dans le monde de la culture et d'une manière quelque peu brusque, avec un manque de concertation. Cela ne m'avait pas vraiment plu. Lorsqu'une proposition m'a été faite, j'ai donc eu l'opportunité de rejoindre une liste, mais il ne s'agit pas de courants politisés comme en France, ce sont davantage des groupes d'individualités, de personnalités. J'ai été élu pour un premier mandat entre 2013 et 2018 et président de la commission environnement. Je suis actuellement dans mon second mandat mais comme je ne suis pas véritablement un homme politique, je ne défends pas un programme pour gagner des élections. Je défends des idées et des convictions. Pour la deuxième fois, je suis dans la minorité, ce qui me convient très bien avec une liberté d'expression totale. Désormais je suis président d'une commission à l’appellation moins "séduisante" mais importante et qui m'intéresse : la Commission pour le suivi du Fonds de Réserve Constitutionnel et la Modernisation des Comptes Publics.
Peut-on également faire un point sur les finances de Monte-Carlo et des Chorégies d'Orange ?
Monte-Carlo va très bien. Les Chorégies ont considérablement été améliorées grâce au changement de gestion avec la fondation d'une SPL (société publique locale) résolvant le problème du passif. Simplement, j'ai dit il y a un peu plus d'un an : soit on change tout soit il ne pourra pas y avoir d'édition 2018. Les banques refusaient de suivre à cause du déficit d'1,7 million d'euros, les artistes et les techniciens n'auraient pas été payés, c'était pour moi inacceptable, alors nous avons pris ensemble les décisions. 2018 est passé, 2019 est bien et nous sentons un véritable intérêt de la ville, de la région, de l'État.
Ce n'est donc pas pour raisons financières que les opéras ne sont représentés qu'une seule soirée et pas deux ?
Nullement, regardez le planning qui est rempli. Or, pour un grand spectacle, nous prévoyons systématiquement un report au lendemain en cas de mauvais temps. Programmer deux fois un spectacle monopolise donc au minimum 5 jours (deux représentations, deux soirs de report et un jour off obligatoire entre les deux). C'est d'ailleurs un retour à l'histoire des Chorégies qui proposait des spectacles uniques en soirée unique.