Interview d’Aleksandra Kurzak, la surprise qui n’en est plus une
Aleksandra Kurzak, vous répétez actuellement le rôle de Desdemona dans Otello à l’Opéra de Paris. Que pouvez-vous nous dire de la mise en scène d’Andrei Serban ?
Quand elle a été créée en 2004, ça a été un choc pour le public car elle apparaissait très moderne. Avec tout ce que l’on a vu depuis, elle n’a plus rien de choquant aujourd’hui. Les dernières fois que j’ai chanté ce rôle, c’était à Vienne et à Hambourg dans deux mises en scène aux décors modernes, dans des costumes contemporains. Je suis très heureuse de cette mise en scène de Serban qui ne va jamais contre l’œuvre ni contre Verdi, et nous permet de jouer dans de magnifiques costumes.
C’est votre troisième interprétation du rôle : votre vision du personnage a-t-elle évolué depuis que vous l’avez travaillé pour la première fois ?
Non, ma vision n’a pas changé, au contraire de l’approche technique. Ce n’est pas une fille naïve. Elle est juste aimante et absolument pure et angélique : elle ne peut s’imaginer qu’Otello puisse penser qu’elle l’a trompé. Pour elle, c’est sa dispute avec Cassio, qui était son meilleur ami, qui rend Otello nerveux. Elle essaie donc de les réconcilier, c’est pourquoi elle ne cesse de parler de lui, alimentant la jalousie de son mari. Par ailleurs, deux mondes se confrontent dans ce drame : Desdemona est catholique et Otello est musulman. Cette relation crée d’ailleurs un malaise pour Otello, qui a l’impression de trahir son peuple, sa religion, et lui-même par cette union. Catholique typique, Desdemona tend la joue gauche quand on lui frappe la droite.
Comment se passe votre collaboration avec Bertrand de Billy ?
J’ai déjà travaillé à plusieurs reprises avec lui, notamment sur La Juive à Munich : j’avais pris le rôle pour un remplacement de dernière minute. Il m’avait beaucoup aidée. Il sait ce qu’il veut mais laisse de la liberté. C’est un vrai partenaire, très amical et toujours de bonne humeur : j’aime travailler avec lui. Il est ouvert à la discussion et ne traite pas les solistes comme des étudiants. Nous travaillons sur un pied d’égalité, comme cela devrait toujours être le cas.
Vous partagez la scène avec votre mari Roberto Alagna. Votre complicité apportait de la comédie dans l’Elixir d’amour : qu’apporte-t-elle dans un drame ?
Peu importe qu’il s’agisse d’une comédie ou d’un drame, il faut partager des sentiments, c’est ce qui fait de bons comédiens. Ce que j’aime chez Roberto, c’est qu’il a un respect absolu pour la musique. Bien sûr, il faut jouer la comédie, mais la musique passe d’abord. Chaque mouvement, chaque intention est écrite dans la partition : il n’y a qu’à être à l’écoute. Depuis notre première rencontre, cela a été facile de travailler ensemble car nous partageons ce désir de respecter la partition.
Comment travaillez-vous lorsque vous partagez une production ?
Nous ne parlons pas de travail à la maison, cela serait trop : nous séparons les deux univers, personnel et professionnel. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur l’interprétation. Nous avons tous les deux des points de vue forts et cela provoque parfois des feux d’artifice. En revanche, une fois sur scène, nous nous comprenons parfaitement, et nous aimons tous les deux improviser un peu. Cela permet de garder le naturel et d’apporter de la nouveauté et de la fraîcheur.
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Vous vous rendrez au mois de mai à Naples pour votre prise du rôle de Cio-Cio San dans Madame Butterfly, que vous avez décrit comme l’un des rôles de vos rêves. Qu’attendez-vous de cet événement ?
J’ai un peu peur car il ne me reste plus beaucoup de temps pour travailler : c’est un rôle très exigeant et très long, qui nécessite beaucoup de concentration et qui est difficile à retenir par cœur. Je pensais vraiment que j’aurais le temps de préparer cette prise de rôle, mais nous aurons en fait moins d’une semaine de répétition. Ceci étant, j’ai effectué onze prises de rôles depuis deux ans et demi et ça s’est toujours bien passé : je reste positive. Il s’agissait d’un rêve car je trouve ce rôle extrêmement émouvant. Déjà enfant, je pleurais souvent en regardant cet opéra. Le fait d’être mère aujourd’hui me rend même encore plus sensible. J’adore Puccini, qui est pour moi le plus grand compositeur de toute l’histoire de l’opéra. C’est la raison pour laquelle nous avons enregistré Puccini in love avec Roberto. Je rechanterai ensuite ce rôle en concert à Varsovie.
Il s’agira également de vos débuts à l’Opéra San-Carlo de Naples, qui est une maison chargée d’histoire : est-ce important ?
Bien sûr. Nous chantons peu en Italie car ils font leurs plannings très tard par rapport aux autres maisons, ce qui pose beaucoup de problèmes de calendrier. San-Carlo est une institution très importante : j’étais censée y faire mes débuts en 2010 dans le rôle de Blonde dans l’Enlèvement au Sérail, ce qui fait un grand écart de répertoire avec Madame Butterfly !
Vous avez participé à la redécouverte de La Navarraise de Massenet, dont le disque vient de sortir chez Warner Classics. Comment décrieriez-vous cette partition ?
C’est un petit bijou : je ne sais pas pourquoi ce n’est pas joué plus souvent. Certains comparent l’œuvre à un Cavalleria Rusticana français. Mon rôle est très dramatique. J’ai été surprise de voir que deux enregistrements existaient déjà, l’un avec la mezzo-soprano Marilyn Horne et l’autre avec la soprano légère Lucia Popp : deux univers si différents que ma voix devait pouvoir trouver sa place au milieu ! Nous n’avons eu que de belles critiques pour cet enregistrement. Ça n’a pourtant pas été facile à monter car nous n’avions pas beaucoup de temps, et il s’agit d’un rôle en français.
Si Roberto Alagna, qui chante à vos côtés sur ce disque, est un grand serviteur de Massenet, c’est une découverte pour vous : comment vous êtes-vous approprié cette musique ?
C’est le Puccini français : la beauté de la mélodie et de l’harmonie. Quand on pense au répertoire français, on pense à l’élégance et non à la passion débordante que l’on retrouve dans La Navarraise. Massenet a été une découverte car ce n’est jamais joué en Pologne. J’ai découvert ce compositeur lorsque Roberto a chanté Werther puis Le Cid. J’aimerais beaucoup explorer ce répertoire, comme Manon par exemple.
Vous avez été très présente à Paris ces dernières années : cette belle histoire va-t-elle se poursuivre durant les prochaines saisons ?
J’espère ! Je suis très reconnaissante envers Ilias Tzempetonidis [le Directeur du casting de l’Opéra de Paris, ndlr], que je connais depuis mes débuts à La Scala en 2010. Il a cru en moi et m’a accompagnée dans mon changement de répertoire, qui a débuté avec La Juive [en 2016, ndlr]. Ensuite, j’ai pris ici les rôles de Micaëla dans Carmen, Vitellia dans La Clémence de Titus, Alice Ford dans Falstaff. Je devais à l’origine prendre le rôle de Desdemona ici également mais deux autres projets se sont intercalés avant. La saison prochaine, je prendrai le rôle d’Elisabetta dans Don Carlo. Nous avons d’autres projets pour la suite. Ce n’était pas des choix faciles pour lui. D’ailleurs, les critiques ne cessent de juger mes prestations comme « surprenantes », les unes après les autres ! J’ai passé 20 ans dans un répertoire léger, avec la Reine de la nuit et Blonde comme principaux rôles : ce n’était pas évident de m’imaginer en Elisabetta dans Don Carlo ! Pour la suite, j’aimerai continuer à explorer le répertoire verdien.
Quelles ont été selon vous les plus grandes étapes de votre carrière ?
La première grande étape a été la compétition Operalia. Je n’ai pas gagné et n’ai même pas été en finale. Mais j’ai été entendue par Monsieur Katona [le Directeur de casting du Royal Opera House, ndlr] : quelques années plus tard, il m’a écrit pour me dire qu’il souhaitait me réentendre. J’ai passé une audition qui m’a permis de faire mes débuts à Covent Garden en 2005, à 27 ans.
Une grande décision a aussi été d’annuler toutes mes Reines de la nuit en 2006, quand j’ai cru que j’avais perdu mes aigus. Peut-être ai-je eu tort car je chante des notes plus hautes aujourd’hui. Ce fut la conséquence d’une sorte de traumatisme qui m’a fait perdre pour ce rôle toute ma confiance en moi. Avant cela, je chantais La Reine de la nuit partout : ce rôle m’ouvrait toutes les portes et je le chantais bien. Puis est venue cette répétition, alors que j’étais dans la troupe à Hambourg. Le chef d’orchestre avait choisi un tempo très lent qui ne me convenait pas du tout et ne prêtait aucune attention à ses solistes. J’étais très jeune et cette séance malheureuse a eu un fort retentissement en moi. Le doute s’était insinué : je le chantais des dizaines de fois sans problème, mais c’était toujours avec la peur au ventre et un énorme stress. En 2006, à Berlin, ma mère, qui était aussi ma professeure et qui me suivait partout n’était plus à mes côtés. Le soir de la représentation, la pression fut tellement forte que pour la première fois, l’un des quatre contre-fa n’est pas sorti : c’est là que j’ai pris une décision capitale, celle de ne plus chanter ce rôle et d’annuler les engagements déjà pris. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Mon agent a tenté de m’en dissuader : il craignait que je détruise ma carrière en annulant ainsi des contrats au Metropolitan Opera ou à Covent Garden. Mais peu importait pour moi le risque et la perte des cachets, je ne voulais plus de cet état de stress. J’avais besoin de retrouver le plaisir de chanter.
Également, parmi les étapes marquantes de ma carrière, il y a bien sûr eu ma prise du rôle de Rachel dans la superbe production par Calixto Bieito de La Juive, qui a marqué le tournant de mon changement de répertoire.
De quoi votre prochaine saison sera faite ?
Après Don Carlo à Paris, Roberto et moi chanterons Pagliacci à Barcelone. Nous avons obtenu un énorme triomphe au Met la saison dernière dans cet opus : nous avons ensuite eu beaucoup de propositions pour le rechanter ensemble. En plus de Barcelone, nous allons ainsi le reprendre Vienne, Berlin et Londres au cours des prochaines saisons. Je chanterai ensuite La Traviata à New York puis à Londres. Je suis vraiment heureuse de rechanter La Traviata, car la production parisienne de cette saison (ici en compte-rendu) a été une étape bien plus importante que ce que j’aurais imaginé. Pourtant, ce n’était pas ma prise de rôle et il ne s’agissait pas d’une nouvelle production. Je dois remercier le public et la critique pour l’accueil que j’ai reçu à cette occasion. On m’avait proposé d’annuler cette Traviata pour remplacer en dernière minute une célèbre chanteuse dans ce qui aurait été un nouveau rôle pour moi et une nouvelle production très attendue. Il ne me serait resté qu’une semaine pour apprendre le rôle. J’ai hésité. Mais j’aime Paris et j’ai décidé de chanter cette Traviata, et j’en suis ravie.
Allez-vous continuer à travailler le répertoire français ?
J’aimerai beaucoup, mais rien n’est planifié pour l’instant : par exemple, j’adorerais chanter Marguerite dans Faust.
Vous influencez-vous beaucoup dans vos choix de carrière, avec Roberto Alagna ?
Très peu. Il m’a donné le courage de faire La Juive, que je ne connaissais pas : lui qui est une encyclopédie vivante sur l’opéra savait que cela me conviendrait. De mon côté, je l’ai encouragé à chanter Lohengrin, car ce rôle est absolument parfait pour sa voix. Il l’aurait fait à merveille s’il n’avait pas eu de problème de santé. Et il va le chanter dans le futur : c’est déjà planifié, en concert.
Avec vous à ses côtés ?
Qui sait…