Nora Gubisch : « L'essentiel est d'incarner »
Nora Gubisch, votre lyricographie (à explorer ici) révèle la liste impressionnante et variée des rôles que vous incarnez dans de nombreuses maisons d'opéra : comment passez-vous de l'un à l'autre ?
En faisant attention aux enchaînements : bien entendu ne pas accepter une Clémence de Titus après un Wagner. Les vocalités sont différentes, mais malgré tout, la technique est la même ! C'est un appui essentiel. Il est aussi crucial pour moi, de savoir prendre le temps de laisser le personnage que je viens d’incarner, le quitter tranquillement, avant de rentrer dans la peau d’un nouveau, et réorienter, voire réadapter ma voix (via la technique) dans le nouvel emploi exigé par la partition.
Comment avez-vous préparé vos débuts au Staatsoper (Opéra d'État) de Vienne, en Waltraute du Crépuscule des dieux de Wagner le 15 avril dernier ?
Justement, je disposais de quelques mois sans rien avant la représentation. Ce sont des moments extrêmement rares et précieux. Ils permettent non seulement de préparer un rôle mais aussi de laisser monter ce désir, cette "envie d'y aller". En ce moment je suis dans l’extrême inverse et plutôt dans l’enchaînement des projets. Mais c’est aussi notre vie : l’alternance de périodes calmes avec des périodes très intenses ! Je viens de finir la production du Château de Barbe-Bleue de Bartok à La Monnaie et je repars pour une Neuvième de Beethoven, puis Montpellier, Verbier... et enfin des vacances !
Comment avez-vous vécu cette production du Château de Barbe-Bleue (dont nous avons rendu compte) ?
L'œuvre est d'une intensité rare, unique, avec une heure en scène sans pause. D'autant que la mise en scène mettait Barbe-Bleue sur un fauteuil-roulant dans l'une des pièces et c'est moi qui parcourais tout le château à la découverte de différentes chambres, gravissant des escaliers toute la soirée ! Je devais monter trois étages juste avant le fameux contre-ut lors de l’ouverture de la 5ème porte, sans parler du fait qu’il fallait aussi gérer l’ampleur de la robe, la torche et une perruque allant jusqu'au sol. C'est la vie des chanteurs !
Jusqu'où peut aller le travail d'adaptation avec un metteur en scène ?
Jusqu'au-delà de nos retranchements si le metteur en scène sait s'adapter. Il doit appuyer son travail et sa vision sur les propositions, la vitalité de ses interprètes, et en acceptant aussi parfois le compromis et les limites de notre corps en imaginant d’autres solutions si besoin est.
Comment s'adapter par exemple lorsqu'une chanteuse est enceinte ?
J'ai chanté Carmen dans une nouvelle production d'Andrea Breth en 2005 lorsque j’attendais mon fils à 5 mois de grossesse. J'ai eu la chance que tout se passe au mieux pour moi, j'ai annulé deux productions, l'une à la fin de grossesse, et l’autre qui commençait quelques jours après l’accouchement. Mais je n’ai subi aucune injustice par rapport à cela.
Comment travaille-t-on pour reprendre le chant après l'accouchement ?
Déjà il faut gérer le changement émotionnel : un séisme, un tsunami de bonheur, mais d’inquiétudes aussi, et d’émotions nouvelles jamais ressenties auparavant. J'ai repris deux mois après, d'ailleurs avec mon premier Château de Barbe-Bleue. Tout s’est passé très naturellement. On entend beaucoup de choses inquiétantes sur le souffle, le soutien, des pertes de voix, mais je pense que cela reste rare malgré tout et que la plupart du temps tout revient naturellement : les choses se remettent en place avec une technique solide. Accouchement ou pas, il faut de toute manière toujours se replonger dans chaque rôle, se les remettre dans la voix. Parfois, il faut même se remettre dans le corps du moment une partition chantée quelques mois plus tôt, il faut refaire ses étirements vocaux, comme un sportif.
Comment gérez-vous la vie de chanteuse-maman ?
Avec énormément d'organisation. D'autant que j'ai fait le choix de ne jamais être séparée de mon fils. Je l'ai allaité 14 mois, y compris dans la loge avant d’entrer en scène ou à peine sortie. Je travaillais mes partitions avec mon fils dans le porte-bébé sur moi, et il était tout content ! Puis plus grand, il a fait connaissance avec les différents lycées français du monde. C’est un choix très personnel de vie mais mon mari Alain Altinoglu et moi avons toujours été habitués à être ensemble, très fusionnels et nous n’imaginions pas notre vie professionnelle séparée de notre vie de parents. Nous préférions rester le plus possible réunis. Bien entendu, nous réfléchissons aussi très méticuleusement avant de choisir les productions à l'autre bout du monde, mais cela n'a toutefois pas été un changement drastique car j'ai toujours choisi mes projets selon leur sens artistique. Cela avait par exemple du sens de partir à Vienne pour Waltraute ou d'accepter Le Château de Barbe-bleue mis en scène par Andrea Breth avec Kent Nagano qui dirige le Mahler Chamber Orchestra aux Festwochen pour deux mois : nous avons inscrit notre fils au lycée français de Vienne (comme à Barcelone lorsque je chantais au Liceu et que nous y étions en famille avec mon mari à la baguette).
Avez-vous l'occasion d’impliquer votre fils dans votre travail ?
Cela se fait naturellement ! Des fois lorsque je travaille, je lui propose différents sons, et cela déjà depuis son très très jeune âge, ou différents gestes vocaux et l'oreille humaine est quelque chose d'incroyable, enfin surtout la sienne, et instantanément il me transmet son ressenti et me bluffe ! Idem lorsqu'il assiste à des travaux de mise en scène, il me recommande des mouvements, des incarnations. J’adore lui demander conseil et son avis est précieux.
Cet été, vous participerez à un événement au Festival de Radio France à Montpellier : la résurrection de Kassya, opéra inachevé de Léo Delibes. Que pouvez-vous nous en dire ?
Dans cet opéra orchestré par Jules Massenet en 1893, mon rôle est assez fort : bohémienne, je dois lire l'avenir de Kassya (interprétée cet été par Véronique Gens) et Sonia (Anne-Catherine Gillet), toutes deux amoureuses du même homme et qui se déchirent tout au long de l’ouvrage. Kassya est attirée par le faste et la fortune, je lui annonce qu'elle l'aura, à Sonia j'annonce qu'elle sera heureuse. À la fin de l'opéra, elles se rendent compte que la bohémienne avait dit vrai.
Quelles sont les caractéristiques de votre chant dans cette œuvre ?
Très mezzo, très beau, très lyrique, très vocal comme souvent dans l'opéra français.
Quels souvenirs gardez-vous de ce Festival ?
Je me réjouis de retourner dans ce lieu où j'ai fait de grandes choses, l'une des plus marquantes est la Thérèse de Massenet. D'autant que Thérèse sombre dans la folie avec un mélodrame à la fin de l’œuvre, elle ne chante plus, elle parle et hurle à la mort sur la musique en apprenant que son mari va être guillotiné, puis rechante juste après, une dernière phrase extrêmement lyrique. Cela représente un défi vocal de dosage des émotions pour y parvenir avec le plus d’authenticité possible, tout en protégeant sa voix de "chanteuse" ! Lorsque l’opéra se termine et que la salle se soulève c’est une chose inoubliable d’intensité.
De Montpellier, il reste aussi bien sûr Les Fées du Rhin d'Offenbach qui voyage désormais à travers le monde [qu'Ôlyrix est allé voir cette saison à Budapest et qui sera à Tours la saison prochaine, ndlr], grand moment de redécouverte de cette immense œuvre, quasi wagnérienne. Il y a aussi la Salomé d'Antoine Mariotte (unique chance pour moi, mezzo, d’incarner cette femme qui est un cadeau pour une actrice ou une chanteuse, sachant que celle de Strauss est soprano !) mais en fait chaque opéra a été un moment unique d'excitation de la découverte, et je m’y rends telle une Walkyrie, pour défendre jusqu’au bout l’exhumation du moment, un peu comparable à une création d’œuvre contemporaine.
Comment s'est déroulée la production de Werther au Liceu (Opéra de Barcelone) en janvier-février 2017, dans la célèbre mise en scène de Willy Decker ?
C'est toujours délicat de rentrer dans les souliers d'un rôle dans une production qui a déjà beaucoup été donnée. C'est un autre métier, mais nous avons eu beaucoup de répétitions pour ce Werther afin de l'adapter à ses nouveaux protagonistes. En fait, l’essentiel est d'incarner le personnage. Ce que j’aime, c’est les interaction avec le metteur en scène.
Comment construit-on une interprétation du personnage de Charlotte ?
C'est du pain béni : elle évolue énormément, d'abord enfermée dans les carcans du devoir (elle chante tout le temps : "le devoir, le devoir"), mais son amour est plus fort, sa passion la dévore et il est trop tard. Ce sont des rôles dans lesquels la psyché du personnage est à la mesure de la palette vocale.
Votre parcours révèle un fait très étonnant : vous êtes présente à l'Opéra de Paris chaque saison entre 1998 et 2003, puis plus rien. Comment le vivez-vous ?
Ce sont les aléas de nos vies d'artistes et bien sûr, on ne peut pas être aimée partout ni de tous, mais j'ai vécu de si grands moments sur la scène de l’Opéra Bastille que forcement je vous mentirais si je vous disais que ce lieu ne me manque pas. Je ne pourrai jamais oublier mes débuts dans cette maison à 27 ans dans le rôle-titre de Salammbô de Fénelon, jamais oublier la communion unique et forte avec le public et l'orchestre. Mes débuts à Vienne, il y a deux mois, m'ont apporté une émotion un peu semblable ! Cette jouissance et ce mélange de joie et de peur.
Vous avez chanté à la Maîtrise de Radio France mais aussi poussé les études de piano jusqu'à la médaille d'or, qu'est-ce que ce parcours complémentaire vous a apporté ?
Dans ma famille, commencer le piano était une évidence, mais j'ai aussi toujours voulu faire du chant. Mon rêve était d'être habitée par un personnage, être actrice, mais par le truchement de la voix chantée. La Maîtrise (entre 10 et 14 ans) m’a permis de faire du chant, de travailler très jeune avec des chefs très prestigieux et dans des lieux mythiques comme La Fenice ! J'avais une voix très grave, compliquée pour la marier dans un chœur de jeunes. Ce n'était pas facile à vivre, à l’époque j’étais un peu le vilain petit canard avec une voix "bizarre", différente de celles de mes camarades.
Puis j’ai quitté la maîtrise à 14 ans pour laisser reposer ma voix, qu’elle mue tranquillement sans être sollicitée, et je me suis donc alors concentrée sur le piano, qui donne une notion incomparable de la verticalité et de l’harmonie dans la musique. J'ai repris le chant à 18 ans avec Jacqueline Gironde (elle aussi ancienne maîtrisienne pleine de tempérament) puis j'ai tenté le Conservatoire de Paris, et j'ai été prise ! Psychologiquement c'était un choc car j’avais 20 ans et je n'étais pas prête dans ma tête à abandonner ma chère Jacqueline. Dans mon esprit, j’étais toujours une instrumentiste ! Mais les cours avec Christiane Eda-Pierre étaient extraordinaires, elle nous racontait Birgit Nilsson et Elisabeth Schwarzkopf. Elle agissait dans la détente. J'ai ensuite rencontré Vera Rózsa : il y a eu un avant et un après. Tout a pris sens, jusqu'aux vocalises. Elle m'a donné les armes pour pouvoir devenir mon propre maître : un mois après ma sortie du Conservatoire j'ai enchaîné sur une première production et tout s'est déroulé très vite et naturellement, contrat après contrat sans que rien ne pose problème. Puis notre grande Vera est décédée et je suis restée seule, sans professeur pendant quelques années : elle m’avait donné la liberté et le moyen de faire seule mais le moment venu j’ai éprouvé le besoin de retrouver une oreille extérieure nouvelle et j'ai rencontré Hanna Schaer. Je lui ai dit que je voulais apprendre de son endurance, de sa longévité et de sa fraîcheur vocales impressionnantes. Elle a accepté de devenir cette oreille.
Souhaiteriez-vous enseigner ?
Ce que j'adore faire, ce sont les master-classes. J'en ai fait quelques-unes très récemment et il s'est avéré que l'exercice fonctionnait, je sentais que le courant passait et que surtout j’arrivais à apporter quelque chose aux jeunes et à les aider. Quel bonheur ! Je vais d'ailleurs être à Verbier cet été dans ce but. Transmettre est passionnant et nous aide aussi à bien chanter, à nous remettre en question en profondeur pour aider au mieux. Les conseils que je leur donnais, les explications, je me les appliquais souvent à moi-même !
Quels sont vos prochains projets prévus ?
J'ai déjà beaucoup de programmes symphoniques, notamment la cantate Alexandre Nevski de Prokofiev à Vienne, le Poème de l'amour et de la mer de Chausson à Copenhague, Roméo et Juliette de Berlioz à la Philharmonie de Paris, Brangäne dans une nouvelle production de Tristan et Isolde, avant la suite...