Stéphane Degout : « Me lancer dans le répertoire russe »
Stéphane Degout, vous êtes actuellement en répétitions à Lyon pour Don Carlos de Verdi mis en scène par Christophe Honoré. Comment décririez-vous la mise en scène ?
La mise en scène est simple et sobre. Christophe Honoré est fidèle à l’histoire de Don Carlos. Son souci premier est que l’histoire soit compréhensible, que les trames et les relations entre les personnages soient claires. La mise en scène n’est pas datée. Il y a des indices sur les costumes qui peuvent rappeler la Renaissance espagnole, mais dans l’ensemble, elle est plutôt ouverte à la libre interprétation du public. Lorsque l’on voit les choristes arriver sur scène dans l’acte de Fontainebleau, on peut avoir l’image de réfugiés, mais il ne s’agit pas d’une intention particulière du metteur en scène : dans tout pays en guerre, il y a des populations qui fuient leur situation.
Dans la précédente interview que vous nous avez accordée, vous affirmiez que chanter pour la première fois l’air de Rodrigue en récital vous avait donné des frissons. Comment appréhendez-vous votre prise du rôle entier ?
D’une manière générale, les compositeurs comme Verdi ou Wagner font peur, car ils évoquent quelque chose de trop grand. Cela fait trois ans que le projet est en route : au début, cela ne m’a pas angoissé. Mais lorsque je l’ai travaillé l’été dernier, j’ai eu peur de ce répertoire et de ce rôle, parce que tous les enregistrements que j’écoutais étaient chantés par des grandes voix verdiennes. Or, je n’ai pas une voix verdienne. D’ailleurs, j’ai accepté ce projet parce qu’il était en français, ce qui me donne une légitimité que je n’aurais pas en italien. En parcourant mon rôle, je me suis rendu compte que les rôles verdiens sont souvent chantés fort parce que l’on croit qu’il faut chanter fort. Or, dans la partition, les nuances, précises et très écrites, sont souvent des pianos ou mezzo-pianos pour l’orchestre, ce qui permet de ne pas chanter fort, et cela m’a rassuré. Ceci étant, les lignes mélodiques sont souvent très longues, et demandent un souffle assez important.
Comment percevez-vous le personnage de Rodrigue ?
Il a une épaisseur dramatique incroyable. Même si Don Carlos est le personnage principal, tout le monde parle de Rodrigue. Il est un sujet de discorde entre le Roi et l’Inquisiteur et est le seul personnage de la Cour qui se permet de parler si franchement au Roi. Le Roi aurait pu très mal le prendre, mais il lui accorde son oreille. C’est aussi lui qui permet à Élisabeth et à Carlos de se voir en secret. Il se sacrifie et il le sait : il connaît son destin, même s’il n’en a pas conscience au début de l’opéra. Lorsque le Roi le prend comme conseiller, il se rend compte que c’est une chance pour la Flandre, mais également une situation très équivoque et dangereuse pour lui. L’Inquisiteur dit de lui : « Un homme ose saper l’édifice divin. » C’est pour cette raison que l’Inquisiteur veut sa tête, et c’est pour cette même raison que le Roi refuse de la lui donner. J’ai lu la pièce de Friedrich von Schiller à plusieurs reprises : avant la scène de la prison où Rodrigue se fait tuer s’y opère un magnifique dialogue entre Rodrigue et la Reine. Dans l’opéra, celui-ci est malheureusement simplement évoqué.
Si cette production se passe bien, pensez-vous que cela vous donnera la légitimité pour chanter le rôle en italien ?
Je ne sais pas car je ne connais pas la version italienne. Je n’ai pas essayé de la travailler, car je ne veux pas m’éparpiller. J’en ai discuté avec Michele Pertusi et Roberto Scandiuzzi qui ont déjà chanté leur rôle en italien : pour eux, la version italienne est plus lourde, parce que l’italien a quelque chose de plus âpre dans le texte. Il n’est toutefois pas exclu que je regarde à l’occasion la version italienne et que je chante des airs en italien.
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Aborderez-vous d’autres rôles verdiens par la suite ?
Je n’ai pas d’autre projet chez Verdi. J’aimerais toutefois chanter Ford dans Falstaff, car il s’agit d’un rôle dont la couleur de baryton s’apparente à celle de Rodrigue et c’est une comédie irrésistible ! Il ne demande pas une puissance particulière. Germont m’intéressera également lorsque j’aurai l’âge d’être un papa.
Vous créerez ensuite le rôle du Roi dans Lessons in Love and Violence de George Benjamin à Londres. Comment cette collaboration s’est-elle construite ?
George Benjamin m’a entendu il y a quelques années en concert à Londres en Pelléas et a eu envie d’écrire pour moi, ce qui est très agréable à entendre ! Quand le projet s’est décidé il y a trois ans, j’ai rencontré George chez lui : il voulait littéralement prendre les mesures de ma voix et m’a fait faire une multitude d’exercices. Il prenait constamment des notes. À la fin de cette séance, Katie Mitchell et le librettiste Martin Crimp sont venus, mais ils ne parlaient que du Pelléas d’Aix-en-Provence que je faisais également avec eux. J’ai fini par leur demander de me décrire Lessons. À ce moment, George Benjamin s’est recroquevillé sur lui-même. Katie Mitchell a pris les choses en main, a caressé l’épaule de George, et m’a dit que tant que George n’aurait pas fini d’écrire l’opéra, il n’en parlerait pas. J’ai insisté et il m’a simplement demandé de lui faire confiance, ce que j’ai fait. J’ai reçu les partitions à l’automne dernier, et mon rôle est en effet sur-mesure.
À quoi la partition ressemble-t-elle musicalement et dramatiquement ?
Pour le moment, je me concentre exclusivement sur mes scènes. Je n’en ai à ce stade qu’une version piano. J’ai travaillé avec George qui m’a donné les indications dont j’ai besoin dans mon travail, comme l’instrument qui me donnera la note, ou les phrases auxquelles je dois faire attention. J’ai en revanche entendu Written on Skin et des pièces symphoniques de George Benjamin : sa patte et son style sont reconnaissables dans cette œuvre. Dramatiquement, c’est basé sur la pièce de Christopher Marlowe, écrivain de l’époque de Shakespeare qui avait écrit une pièce sur le Roi Edouard II, qui a vraiment existé. Martin Crimp a tiré de chaque personnage son essence, mais non son contexte historique. Par ailleurs, le Roi, dans la pièce, est le seul personnage qui ne porte pas de prénom. Il ne s’appelle pas Edouard mais King. Cela en fait un personnage aux contours un peu flous, à la portée plus grande que son seul ancrage historique.
Cette production sera reprise dans la foulée au Festival d’Amsterdam. Il est peu fréquent qu’une création s’exprime devant différents publics. Est-ce important pour vous ?
Oui. Mes deux premières créations étaient La Dispute et Au Monde. Les productions n’avaient été jouées qu’à Bruxelles. C’était très intéressant, mais il était frustrant d’avoir mené tout ce travail pour six ou huit représentations dans un seul théâtre. Cette fois, Lessons n’était pas encore écrit que nous avions déjà trente dates. Nous le monterons à Londres et Amsterdam cette saison, à Lyon l’année prochaine, puis en 2020 à Chicago, Madrid et Barcelone, où je ferai mes débuts. La production ira par ailleurs dans d’autres maisons avec une autre distribution. Ainsi, le spectacle construit à Londres grandira de reprise en reprise. George Benjamin jouit du succès qu’il a eu avec Written on Skin : les théâtres le programment sans même connaître le sujet de l’opéra.
Participerez-vous à de nouvelles créations dans les années à venir ?
Nous discutons d’une nouvelle création de Philippe Boesmans, mais ce n’est pas pour tout de suite.
Vous chanterez ensuite au Festival d’Aix en récital. Quel en sera le programme ?
Il s’agira d’un programme français réalisé avec Alain Planès, avec qui je travaille actuellement pour l’année Debussy. 2018 est une année un peu spéciale, car il se passe beaucoup de choses à Aix-en-Provence. Ce sont les 70 ans du Festival, les 20 ans de l’Académie, et les 20 ans de ma carrière. À cette occasion, l’Académie a demandé à des artistes du Festival et de l’Académie d’intervenir. J’ai commencé ma carrière en 1998 à Aix au sein de l’Académie, et j’y retourne cet été comme intervenant. Le récital va donc ouvrir une dizaine de jours de travail avec les jeunes chanteurs autour d’un répertoire de mélodies françaises. C’est une occasion de mettre un pied dans la transmission. Cela fait longtemps que l’on me sollicite pour des master class, mais j’ai toujours répondu que j’attendais d’avoir 20 ans de carrière : certaines personnes s’en sont souvenu. Il y aura aussi des choses avec Royaumont car c’est un endroit où j’ai beaucoup travaillé : le décès de mon professeur Ruben Lifschitz il y a deux ans donne plus de sens encore à cette idée de passage de relais. Il n’est pas dit que j’entretiendrai ces activités, mais je souhaite m’y essayer.
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Le Pelléas et Mélisande de l’Opéra Comique à la rentrée s’inscrit-il dans une démarche similaire ?
Absolument. Ce projet de concert avec piano est une idée de Martin Surot. Au cours de l’année 2018 consacrée à Debussy, il souhaitait jouer des pièces en version piano. Il m’a demandé si je désirais participer à son projet. Je lui avais déjà dit qu’en 2018, Pelléas serait derrière moi. Nous en avons reparlé il y a un an, et j’ai eu envie de profiter de cette occasion pour me frotter à Golaud. C’est un risque, une sorte de pari, mais sans les dangers de la mise en scène et de l’orchestre. L’Opéra Comique a profité de notre démarche pour créer une petite Académie autour de Pelléas, en demandant à de jeunes chanteurs de prendre leurs rôles respectifs à cette occasion. Martin et moi encadrerons leur travail jusqu’au concert.
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Dans votre précédente interview, vous mentionniez un autre Pelléas après celui d’Aix qui fut finalement votre dernier. À quoi ce revirement est-il dû ?
Mon professeur de chant m’a toujours dit qu’il fallait savoir quand prendre un rôle mais aussi quand arrêter de l’interpréter, car on ne chante pas Pelléas toute sa vie. Le Pelléas d’Aix s’inscrivait dans un contexte particulier : je travaillais avec Katie Mitchell et Esa-Pekka Salonen, entouré par Barbara Hannigan et Laurent Naouri : je pressentais un niveau d’exécution de cet opéra que je n’avais jamais connu et que je ne connaîtrai probablement plus ensuite. J’ai donc choisi d’en faire mon dernier Pelléas et ai annulé la production suivante.
Après le concert de l’Opéra Comique, prévoyez-vous d’interpréter Golaud en version scénique ?
Pour le moment, je ne fais qu’aborder ce rôle, que j’ai toutefois beaucoup fréquenté en interprétant Pelléas. Je n’ai jamais été frustré de chanter Pelléas, mais Golaud est le rôle dramatique de l’œuvre. Il connait une grande évolution psychologique au cours de l’opéra. Laurent Naouri a toujours été mon Golaud de référence, et il a une voix très différente de la mienne : j’avais donc un idéal de Golaud en Laurent dont j’étais loin. Nous verrons ce que mon travail donnera cet automne. Dans tous les cas, mon planning est bien trop chargé pour envisager d’approfondir ce rôle au cours des quatre prochaines années. Qui plus est, passer de Pelléas à Golaud en si peu de temps est peu logique. Il y a des étapes à respecter pour aller de l’un à l’autre.
Laurent Naouri nous disait en interview que son rêve était de chanter Les Mamelles de Tirésias avec vous. Qu’est-ce que vous lui répondez ?
Il s’agit effectivement d’un souhait commun. Ce qui nous donne particulièrement envie de le faire, c’est ce duo entre le Mari et le Gendarme. Avec Laurent, à chaque fois que nous travaillons ensemble, il y en a un qui tue l’autre : cela changerait. De plus, Les Mamelles de Tirésias est une œuvre très réussie et une comédie absurde et grinçante comme je les aime. Étrangement, le rôle du Mari est souvent chanté par un ténor alors qu’il est écrit en clé de fa.
En décembre, vous retrouverez le rôle-titre d’Hamlet d’Ambroise Thomas, que vous avez déjà abordé à La Monnaie dans la production d’Olivier Py. Avez-vous déjà discuté de la mise en scène avec Cyril Teste ?
Nous n’avons pas encore parlé de la mise en scène, mais je suis allé voir le Festen qu’il a mis en scène à l’Odéon en décembre. Ce spectacle m’a secoué, il était virtuose. La mise en scène est très picturaliste, naturaliste, avec des images qui, parfois, rappellent celles de la version cinématographique.
Il s’agit d’un rôle qui correspond à nouveau très bien à votre voix. Comment décririez-vous votre relation avec ce personnage vocalement et dramatiquement ?
Vocalement, l’écriture est relativement académique. D’ailleurs, c’est le même chanteur qui a créé Rodrigue dans Don Carlos en 1868 et Hamlet en 1867 : Jean-Baptiste Faure. Son répertoire me trouble d’ailleurs car il a créé des rôles que je chante, mais aussi d’autres personnages qui me sont interdits, comme Escamillo ou Alfonse dans La Favorite, qui sont plutôt donnés aujourd’hui à des voix verdiennes comme celle de Ludovic Tézier. Hamlet est une pièce que je connais bien. Je l’ai lue et vue à plusieurs reprises. Il y a beaucoup d’aspects d’Hamlet qui me forcent à réfléchir : une certaine impuissance, une incapacité à agir par lui-même. Le fantôme de son père est même obligé de revenir pour le presser de passer à l’action. Olivier Py faisait d’ailleurs un parallèle avec le contexte du Second Empire, où la population bourgeoise était un peu endormie et peu encline à voir les injustices et ce qui n’allait pas, mais aussi avec notre société actuelle où l’on est un peu anesthésié alors qu’il y a tellement de choses à changer.
Vous serez face à Sabine Devieilhe qui fera ses débuts en Ophélie. Comment imaginez-vous votre duo avec elle ?
Je n’ai aucun doute sur le fait que cela se passera très bien. Ceci étant, dans l’opéra, Ophélie et Hamlet se rencontrent moins que dans la pièce de Shakespeare. Je connais presque tous les chanteurs de cette distribution, dont Sylvie Brunet-Grupposo qui chantera Gertrude et Laurent Alvaro dans le rôle du Roi. Ce sont des gens avec qui je m’entends bien : cela devrait favoriser un travail de qualité.
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Après Hamlet, vous participerez aux Troyens à l’Opéra de Paris. Vous aviez déjà participé au concert de Strasbourg dans une distribution d’exception (compte-rendu ici). Quels souvenirs en gardez-vous ?
J’en garde des souvenirs incroyables ! Nous avons passé dix jours à Strasbourg, hors du temps. Nous nous voyions beaucoup, y compris en dehors des répétitions et des concerts. Le répertoire romantique est un répertoire que je connais peu et qui ne m’attire pas spécialement. Mais lorsque je suis dedans, cela me transporte. Dans Les Troyens, il y a des scènes intimistes et d’autres où il faut chanter avec toute la puissance de sa voix, ce qui est assez réjouissant.
Vous venez très régulièrement à l’Opéra de Paris depuis 2001. Y avez-vous d’autres projets de prévus ?
Il y a en effet une certaine fidélité. Il y a quelques maisons en Europe avec lesquelles la situation est similaire. Cela offre des repères. Avec l’Opéra de Paris, nous parlons de projets, mais ils restent encore très flous. Par ailleurs, Lessons in love and Violence m’emmènera dans des théâtres où je ne suis jamais allé, comme le Liceu de Barcelone.
Chaque saison, vous consacrez du temps au récital. Comment organisez-vous votre emploi du temps afin de les rendre possibles ?
C’est plus facile de construire une saison avec des opéras qu’avec des récitals, car les productions prennent deux mois sur l’agenda, et les récitals se prévoient moins longtemps à l’avance. Je fais toutefois attention à bloquer du temps pour les récitals. Dans les saisons qui viennent, quatre périodes y seront consacrées. Cela me permet de réfléchir dès maintenant à ce que j’ai envie de chanter, de découvrir de nouvelles choses et de les intégrer à mes programmes.
Pourquoi le récital est-il si important pour vous ?
Je suis tombé dans le récital au Conservatoire. Lorsque j’y suis entré, le directeur des études m’a pris de haut. Il m’a dit que je n’avais ni la voix ni les épaules pour faire carrière dans l’opéra et que je pouvais travailler la mélodie française pour m’occuper. Je l’ai très mal pris. Hélène Lucas, avec qui j’ai travaillé pendant 15 ans et qui enseigne toujours à Lyon, m’a fait découvrir ce répertoire et m’a permis de rencontrer Ruben Lifschitz, avec qui j’ai travaillé jusqu’à la fin de sa vie. J’ai attrapé ce virus et j’ai compris que ce répertoire était riche et ne m’interdisait pas de faire de l’opéra. Au contraire, les échanges entre ces deux répertoires sont souvent évidents : j’aurais tort de m’en passer. Le récital aide à développer un monde intérieur qui est utile à l’opéra. Je suis convaincu que si je n’étais pas passé par la mélodie française, je n’aurais jamais abordé Pelléas et je ne ferai pas la carrière que je mène aujourd’hui à l’opéra. Il y a des saisons où il est plus difficile d’organiser des récitals, mais je continue de le faire et j’en suis très heureux. Ce qui compte, c’est d’avoir le temps de les préparer, car cela nécessite un grand travail, parfois plus conséquent que pour un opéra, parce qu’on est seul avec le pianiste.
Le récital vous offre l’occasion d’enregistrer les programmes que vous chantez. Est-ce important pour vous d’enregistrer votre voix ?
L’enregistrement est quelque chose d’assez nouveau pour moi. Il ne s’agit que d’une étape, d’une photo que l’on prend à un moment donné. Nous avons enregistré Enfers en décembre 2016 : il y a deux mois, nous avons joué une série de concerts autour de ce programme à l’occasion de la sortie du disque et les choses avaient profondément changé. Raphaël Pichon [qui y dirige l’ensemble Pygmalion, ndlr] a travaillé autrement, j’ai mûri aussi et j’ai chanté les choses différemment.
Comment le programme de l’album Enfers (sorti chez Harmonia Mundi) a-t-il été construit ?
C’est une envie commune de Raphaël et moi de travailler ce répertoire ensemble. Beaucoup d’idées se sont croisées. Le répertoire baroque français s’est très vite imposé puis celui de Rameau et de Gluck. J’avais en tête le parcours du chanteur Henri Larrivée [créateur de plusieurs rôles de Gluck, ndlr], et Raphaël a découvert la partition anonyme d’un Requiem parodiant des œuvres de Rameau. Il a alors construit le programme à partir de ces deux idées. Il m’a proposé des airs que je n’avais jamais chantés, d’autres que je connaissais bien. Le CD ressemble presque à un nouvel opéra : c’est un patchwork qui fonctionne parce qu’il est traversé par une dramaturgie. Le fil directeur est la traversée des Enfers, un voyage presque initiatique. Pour ma part, je me suis dit, peut-être de façon artificielle, que c’était le chanteur Henri Larrivée qui traversait les Enfers. Les airs s’enchaînent avec beaucoup de sens, et je recommande à l’auditeur d’écouter l’album en entier, en lisant le livret.
Lorsque vous enregistrez, quels aspects de votre art souhaitez-vous mettre en avant ?
Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en valeur le texte, la poésie, la trame dramatique de l’œuvre lorsqu’il y en a une, de faire en sorte que l’auditeur comprenne tout de suite les mots que je prononce mais aussi les intentions que j’exprime musicalement par des couleurs vocales.
Écoutez-vous vos enregistrements ?
Non, je n’aime pas entendre ma voix parce que mon oreille est tout de suite happée par tous les défauts que je voudrais corriger.
De nombreux chanteurs de renom (Emmanuelle de Negri, Stanislas de Barbeyrac, Reinoud van Mechelen, Sylvie Brunet-Grupposo, Nicolas Courjal, Thomas Dolié, Mathias Vidal) participent à l’enregistrement. Comment la collaboration avec ces artistes s’est-elle nouée ?
Dans sa dramaturgie, Raphaël souhaitait qu'il y ait d'autres personnages : nous avons donc choisi nos partenaires. Certains étaient évidents, d'autres plus surprenants, notamment Sylvie Brunet-Grupposo en Phèdre. Elle a été touchée qu'on pense à elle car ce n'est pas un répertoire dans lequel on l'attend alors qu'elle a toujours souhaité chanter ce rôle et qu'elle en a le charisme de tragédienne. Une fois l'écriture spécifique de Rameau apprivoisée, elle nous a tous subjugués par son interprétation. Depuis la redécouverte du répertoire baroque il y a une quarantaine d'années, on a d'abord considéré qu'il réclamait de petites voix. Or, il y a des pages dans le disque qui demandent une grande énergie. Raphaël a retrouvé des archives faisant mention de 80 musiciens sur scène : les chanteurs de cette époque ne devaient pas avoir de petites voix !
Comment présenteriez-vous votre autre CD, Histoires naturelles paru en novembre 2017 ?
C’est un disque de mélodies françaises, fruit d’une rencontre avec Cédric Tiberghien. Très vite, nous avons eu envie de travailler Ravel. Ensuite, les choses se sont enrichies avec notamment les poèmes et mélodies d’Apollinaire par Poulenc. L’Athénée nous a programmés, et B Records nous a proposé de l’enregistrer. Ce n’est toutefois pas qu’un enregistrement : c’est le résultat d’une période de travail avec Cédric autour de ce répertoire.
Y a-t-il d’autres enregistrements de prévus ?
Oui, un CD consacré à Debussy sortira en septembre avec Alain Planès. Nous avons fait une série de récitals ensemble, dont un aux Bouffes du Nord. Nous nous sommes dit qu’il fallait que nous enregistrions ce programme. Nous avons tout de suite eu envie de nous consacrer à un seul compositeur, et nous avons choisi Debussy. Il y aura aussi un enregistrement consacré à Schumann, qui paraîtra un peu plus tard dans l’année chez B Records. Il a aussi été enregistré à l’Athénée, en décembre dernier.
Le fait d’enregistrer en live ou en studio change-t-il des choses pour vous ?
En live, il y a quelque chose en plus : une énergie spéciale qui se dégage de l’échange que nous avons avec le public. En studio, l’énergie se situe ailleurs : on peut se permettre d’aller très loin dans les nuances, les détails et l’intimité (que l’on peut toutefois trouver aussi avec le public).
Que chanterez-vous ces quatre prochaines années ?
Je chanterai Yeletski dans la Dame de Pique dans deux ans. C’est un rôle adéquat pour me lancer dans le répertoire russe, avant Onéguine l’année suivante. J’adapterai au fur et à mesure mon répertoire de récitals à ce nouvel axe. Je chanterai également Wozzeck et Docteur Faust de Busoni. On commence également à me parler de Saint-François, qui est un rôle que l’on me propose depuis longtemps, bien qu’il ait été créé pour José Van Dam et que nous n’ayons pas la même voix.
Il n’y aura pas de Mozart ?
D’une manière générale, je chante peu Mozart. J’ai interprété à plusieurs reprises Papageno et Guglielmo, puis le Comte, mais ce dernier est le seul rôle mozartien que je souhaite garder longtemps, même si je n’en ai pour l’instant aucun de planifié. C’est un rôle qui me parle et, à mon sens, on peut être un Comte à tous les âges. La première fois que je l’ai chanté, j’avais 26 ans et j’étais fougueux, colérique voire un peu monochrome. Maintenant que je le chante à 40 ans, j’apporte un peu plus d’expérience et de nuances. D’ici 10 ou 15 ans, les choses seront encore différentes.
Continuerez-vous à chanter le répertoire français ?
Bien sûr. J’ai découvert très récemment La Bonne chanson de Fauré par Anne Sofie von Otter et je me suis dit que je devais le chanter. D’ici deux ans, il sera au programme d’un récital. En version scénique, Rameau et Gluck seront de nouveau à mon répertoire !
Que souhaitez-vous apporter au personnage de Wozzeck ?
Je connais bien Wozzeck. J’ai lu la pièce et j’ai vu l’opéra à plusieurs reprises, en me disant souvent que je ne pourrai jamais le chanter, jusqu’au jour où j’ai entendu Simon Keenlyside à Bastille et où j’ai compris que c’était un rôle qui se chante et qui ne se gueule pas. Cela m’a donné envie de le faire. Son caractère torturé et la violence inouïe qu’il subit m’intéresse. C’est un écorché, une victime du système et de lui-même. L’œuvre de Büchner a été créée au début du XIXe siècle, a été mise en musique cent ans après, et elle garde toujours la même force aujourd’hui : ce personnage a un caractère universel, hors du temps, avec une forte portée humaine.
Comment souhaitez-vous ensuite faire évoluer votre répertoire ?
J’étais jusque-là dans un répertoire relativement léger, dicté par Pelléas. J’ai senti une évolution irrésistible de ma voix qui m’a poussé à ne plus chanter Pelléas. Aujourd’hui, ma voix tend vers des rôles plus lyriques et plus lourds, comme Onéguine. Je me suis donc laissé conduire par cette évolution. Thomas Hampson n’a pas chanté Pelléas, mais il a interprété des rôles que j’ai beaucoup joués et que je continue de chanter : j’observe comment il a conçu et fait évoluer son répertoire. Toutefois, je pense que je ne chanterai pas Macbeth comme le fait Simon Keenlyside. Je ne suis pas convaincu que son choix soit bon, même si je comprends et respecte sa trajectoire. Il est d’abord passé par le personnage de théâtre avant d’aborder celui de l’opéra. De même, Mireille Delunsch a chanté La Traviata ou du Wagner, qui n’étaient a priori pas faits pour elle. Pourtant, le résultat est très puissant et on comprend pourquoi elle le fait. Ce qui l’a poussé vers ces rôles, c’est autre chose que l’aspect vocal, quelque chose de plus large et de plus riche. J’espère être dans cette démarche intellectuelle ou instinctive en ce qui concerne le choix de mes personnages.