John Osborn : « Je suis un ambassadeur du répertoire français »
John Osborn, vous répétez actuellement le rôle-titre de Benvenuto Cellini de Berlioz à l’Opéra de Paris. Comment présenteriez-vous ce rôle ?
Cellini est un rôle long et difficile qui requiert beaucoup d’énergie. Il nécessite un chant héroïque lorsqu’il devient fou. C’est un personnage historique, un artiste schizophrène et peut-être drogué. Il est très intéressant à jouer parce qu’il est parfois très violent, c’est d’ailleurs un meurtrier, et parfois très romantique. Enfin, il est fort physiquement car il manie des outils très lourds toute la journée : ayant fait de la lutte et étant musclé, je suis adapté au personnage. Je m’entraine d’ailleurs en salle de sport depuis un mois.
Comment décririez-vous la mise en scène de Terry Gilliam, que vous avez déjà interprétée à Amsterdam, Rome et Barcelone ?
C’est la plus belle production que j’aie interprétée dans ma vie
Nous avons utilisé tous les éléments du monde théâtral, avec de nombreux mouvements de décors. Il y a des effets spéciaux, une explosion par exemple, ou encore de la vidéo, mais aussi des acrobates, des figurants et des marionnettes ! Terry Gilliam a créé lui-même les œuvres d’art de l’atelier de Cellini : c’est magnifique. Le chœur a également beaucoup de travail, car la mise en scène place l’action durant le carnaval. C’est la plus belle production que j’aie interprétée dans ma vie !
Comment se passe votre collaboration avec le chœur ?
Je dois avouer que j’avais un peu peur de travailler cette production avec le Chœur de l’Opéra de Paris car, lorsque je suis venu pour la dernière fois, il y a 11 ans, pour La Juive, c’était un autre siècle, un autre monde. Les syndicats contrôlaient tout et généraient beaucoup de rigidité. Or, dans cette mise en scène, chaque artiste de chœur campe un personnage et a en charge des actions théâtrales particulières. Ils sont extraordinaires et je ressens leur enthousiasme pour défendre leur répertoire. La dernière fois que cet opéra a été monté à Paris, c’était il y a 35 ans environ et ils veulent en faire un événement. Ils maîtrisent parfaitement la prosodie française et savent comment chanter les mots et les expressions du livret.
La mise en scène a-t-elle évolué depuis sa création à l’English National Opera ?
Avant ma première participation à la production à Amsterdam, j’ai vu la vidéo de la version de l’ENO chantée par mon ami Michael Spyres. L’assistante de Terry Gilliam, Leah Hausman, avec qui nous avons fait l’essentiel du travail, a adapté la mise en scène pour prendre en compte mes caractéristiques et celles de mes partenaires : l’interprète de Fieramosca a par exemple changé à chaque reprise. Il y a même des idées que nous avions abandonnées pour la reprise de Barcelone et que nous reprenons cette fois. Notre compréhension de certaines situations a également évolué et nous voyons des choses nouvelles. C’est une bonne manière de travailler.
Vocalement, quelles sont les principales difficultés de ce rôle ?
Ce sont des difficultés que je retrouve dans beaucoup de rôles français. Il faut trouver la douceur et la précision des expressions et des mots, les couleurs, mais aussi la vocalité héroïque qu’il requiert. Quand Berlioz a composé ce rôle, il pensait au ténor Adolphe Nourrit pour l’interpréter, mais ce dernier n’a jamais réussi à chanter le contre-ut de poitrine de manière satisfaisante. Dès lors, il a été remplacé par Gilbert Duprez, qui a été le premier maître du contre-ut de poitrine. Cela a changé le style français et le futur de l’opéra français. Les rôles héroïques étaient auparavant plus délicats, plus élégants : Cellini a un côté sauvage qui doit être pris en compte dans la manière de chanter.
Votre dernier passage à l’Opéra de Paris remonte à 2007 pour La Juive. Quel souvenir en gardez-vous ?
La Juive a changé la manière dont le monde de l’opéra me percevait
La Juive a été une expérience décisive qui a changé ma carrière. Dans ma jeunesse, j’ai chanté beaucoup de pièces rossiniennes, un peu de bel canto avec notamment Donizetti, Bellini, Mozart. La Juive a changé la manière dont le monde de l’opéra me percevait. Si le premier air du Prince Léopold est très belcantiste, très étendu, il devient plus dramatique lors du trio du deuxième et du troisième acte. Il faut chanter au même niveau qu’Éléazar. J’ai depuis chanté tous les grands rôles français : Hoffmann, Werther, Roméo, Guillaume Tell, et enfin Faust pour la première fois cette année à Genève [compte-rendu ici]. Chez Meyerbeer, j’ai déjà chanté Les Huguenots, puis Le Prophète dans deux versions différentes, à Essen et à Toulouse [compte-rendu là]. J’ai toujours aimé la langue française et j’ai étudié cette langue plus que toute autre, notamment le répertoire de mélodie. Cela a nécessité de travailler la flexibilité de ma voix dans les deux extrêmes, en prenant garde à ne pas la fatiguer.
Vous êtes désormais l’un des rares ténors spécialistes du répertoire français. Est-ce un répertoire qui vous plaît ?
Tout à fait ! Ce répertoire m’offre une visibilité que je n’aurais sans doute autrement pas eu la chance d’avoir. Je peux montrer la flexibilité de ma voix et espère être un bon exemple du style français : cela m’a ouvert des portes. Ma position est enviable et j’en ai conscience. Cela me donne toutefois une grande responsabilité : en tant que modèle, je dois respecter ce genre d’opéra et ses codes.
Cependant, ce répertoire est peu monté : pourquoi ?
Les maisons d’opéra ont peur de dépenser beaucoup d’argent pour faire un flop. Pourtant, si l’on distribue des spécialistes de ce répertoire, un chef adéquat qui montre de l’amour et du respect pour la partition, cela marchera toujours. Il faut pouvoir produire ces couleurs, ces dynamiques qui rendent cette musique si particulière et si magique. Je suis un ambassadeur de ce répertoire, de la même manière que je suis, dans le même temps, un ambassadeur du bel canto et du vrai legato. Avec une technique saine, je peux montrer, vingt-six ans après mes débuts à l’opéra, que je peux toujours chanter dans l’aigu et dans le grave.
Qui sont selon vous les spécialistes de ce répertoire aujourd’hui ?
Lorsque j’étais petit, il y avait Régine Crespin et Michel Sénéchal qui donnaient des master class sur les mélodies françaises, mais aussi Jean-Paul Fouchécourt et Laurent Naouri. Mireille Delunsch et Natalie Dessay sont des spécialistes de ce répertoire, mais elles sont également douées pour chanter le répertoire italien et allemand. Peut-être en suis-je un, même si je ne suis pas français. Cette saison, je n’aurai quasiment chanté que des rôles français, excepté L’Élixir d’amour cet été et Les Puritains en fin d’année. Peu de chanteurs interprètent quatre opéras français différents la même saison !
Voyez-vous une évolution dans la fréquence de programmation de ces opéras ?
Au sein du répertoire français, cinq opéras sont fréquemment joués : Carmen, Roméo et Juliette, Manon, Faust et Les Contes d’Hoffmann. Contrairement à l’époque de Berlioz, le grand opéra français est moins joué aujourd’hui. Certains chefs voient dans ces grandes partitions une sorte de Wagner en langue française. C’est une mauvaise raison pour jouer Berlioz et Meyerbeer. L’orchestration, l’écriture des voix, la prosodie sont toujours imprévisibles et rendent cette forme opératique très particulière et très différente de Wagner. De même, si vous programmez un grand opéra français, vous devez y inclure le ballet. Lorsque l’on a une structure comme la compagnie de l’Opéra national des Pays-Bas qui a son propre ballet, je regrette qu’ils n’en saisissent pas les avantages.
Travaillez-vous beaucoup votre diction française ?
Bien entendu. Je travaille ma diction à chaque fois que j’aborde un rôle, même si je le rechante pour la quatrième fois, afin qu’elle soit parfaite. Aujourd’hui, j’ai la sensation de rester compréhensible, même si je fais de petites erreurs. De toute façon, même les chanteurs français ont un accent. Pour moi, c’est un compliment extraordinaire qu’on me confie ce rôle en France !
Ruzan Mantashyan, avec qui vous avez chanté Faust à Genève, nous indiquait en interview avoir beaucoup appris de Michel Plasson à cette occasion. Apprenez-vous encore des choses des grands chefs sur ce répertoire ?
Ruzan est plus jeune que moi et j’ai plus d’expérience qu’elle. Michel Plasson a dédié sa vie à son art, et en particulier à l’opéra français. Il est l’un des rares à s’y consacrer pleinement. Faust est un opéra légendaire, et il en a fait quatre enregistrements : il n’est donc pas étonnant qu’elle ait beaucoup appris. De mon côté, j’ai beaucoup d’admiration pour lui et j’aurais aimé commencer avec lui il y a dix ans lorsque je faisais La Juive ici. J’ai moi-même eu la chance de travailler et d’apprendre auprès de John Nelson pour Les Troyens, mais aussi avec Daniel Oren, Jesus Lopez Cobos ou encore Yannick Nézet-Séguin, qui sont de grands chefs également dans ce répertoire, même s’ils ne sont pas français. Tous croient dans la composition, dans les couleurs et dans les nuances de ce genre d’opéra.
Vous chanterez les Contes d’Hoffmann aux Pays-Bas en juin. Que vous inspire ce personnage ?
Hoffmann n’est pas sans lien avec Faust. Faust commence comme un vieillard amer et veut en finir. Au début des Contes, Hoffmann est un ivrogne amer qui regrette les amours de sa vie. Faust veut accéder à la jeunesse, à des maîtresses et à l’amour. Hoffmann est quant à lui davantage un conteur d’histoires romantique, qui regrette sincèrement ses amours. Finalement, ces deux personnages sont en fait manipulés par une figure du Diable.
Chanter Les Contes, c’est comme faire quatre opéras en un. Il faut jouer quatre facettes différentes de l’amour, et c’est une très belle expérience. Après toutes ces années à faire de l’opéra, à être marié pendant 21 ans, à avoir une fille de 17 ans qui passe désormais du lycée à l’Université, je sens que ce genre d’expériences développe mon âme. Ces expériences humaines m’aident à jouer Hoffmann : je pense être aujourd’hui capable de rendre justice à ce rôle. Vocalement, beaucoup de chanteurs croient qu’ils peuvent le chanter correctement, mais peu de monde peut le faire en réalité. Beaucoup de ténors se rendent compte au milieu de la représentation à quel point ce rôle est difficile. Il faut le chanter avec tout son corps et toute sa voix, avec toute sa palette de couleurs et toute sa capacité à communiquer et à s’exprimer.
Vous retrouverez ensuite le rôle de Nemorino. Êtes-vous enthousiaste d’y revenir ?
C’est un rôle que je n’ai pas chanté depuis sept ou huit ans. J’aime jouer la comédie, ce que j’ai beaucoup fait au début de ma carrière avec le Barbier de Séville ou La Cenerentola. Encore aujourd’hui, j’aime parfois jouer la comédie et faire le fou. Toutefois, j’aime être bête d’une façon charmante : jouer Nemorino comme un bouffon, c’est aller trop loin. Il est simple, mais il est sincère. Il est souvent joué comme un illettré parce que Belcore lui dit de signer en faisant une croix, mais cela n’en fait pas un bouffon.
Au-delà de ce rôle, quels liens entretenez-vous avec le répertoire comique ?
La comédie est importante pour le public qui a besoin de se détendre et de rire de sa propre condition. Je chante des œuvres comme Fra Diavolo où certains éléments sont amusants, mais qui ne sont pas foncièrement comiques. Dans Les Contes d’Hoffmann, on trouve principalement un comique de situation : c’est une tragédie comique ou une comédie dramatique.
De quoi votre prochaine saison sera-t-elle faite ?
Je vais chanter Les Puritains à Francfort, qui m’occuperont jusqu’en janvier 2019. En février, il est question que je chante Anna Bolena à Rome : ce serait ma prise du rôle de Percy, un rôle de bel canto que j’aurais dû interpréter depuis longtemps. Après cela, il devrait y avoir Faust au Teatro San Carlo de Naples avec Nino Machaidze, puis Les Pêcheurs de Perles de Bizet à Barcelone en avril, que je n’ai chanté qu’en concert pour l’instant, au ROH. Par la suite, il y aura Les Huguenots à Dresde et un nouveau Guillaume Tell à Lyon en 2020 : encore beaucoup de répertoire français !
Avez-vous prévu de revenir à Paris ?
Pas pour le moment, mais j’espère que le public parisien et la direction de l’Opéra aimeront ma prestation et souhaiteront que je revienne avant que la direction ne change à nouveau !
Ne deviez-vous pas également chanter La Somnambule ?
Je devais en effet chanter La Somnambule, qui est une très belle pièce, très difficile pour le ténor. Mais ce rôle est aujourd’hui trop léger et délicat pour ma voix : aujourd’hui, je chante Hoffmann et Guillaume Tell, il est difficile de revenir à La Somnambule.
Les Puritains est également une œuvre très différente du grand opéra français : reste-t-elle adaptée à votre voix ?
Ce sera pour moi un moyen de me détendre. C’est un rôle très aigu qui monte jusqu’au contre-fa, que j’essaye de chanter dans chaque production, même quand le chef me dit que je n’y suis pas obligé. Même s’il sort un peu forcé, je préfère le chanter : cela génère tout de même de l’émotion. Revenir au bel canto avec son legato est un baume pour moi. Les Puritains n’est pas une œuvre légère, même si c’est souvent chanté par des ténors légers. On peut le chanter très léger, mais il y a quelques moments dans l’opéra où il faut fournir un son héroïque.
Quelle serait votre saison idéale dans cinq ou dix ans ?
Dans cinq ou dix ans, j’aimerais poursuivre ma dynamique actuelle. Je pense que je chanterai davantage Don José, Samson et Dalila, Don Carlos et Les Vêpres siciliennes. J’aimerais garder un équilibre entre le répertoire français et le bel canto.