Sondra Radvanovsky : « Enfin vue comme l’une des meilleures sopranos »
Sondra Radvanovsky, vous avez chanté en janvier le rôle d’Amelia dans la production d’Un Bal Masqué de Gilbert Deflo à Bastille (ici en compte-rendu). Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était excitant ! Au départ, Anja Harteros devait chanter la Première mais elle a annulé. Or, j’avais déjà prévu de chanter Poliuto à Barcelone. J’y étais donc le samedi, puis je suis revenue à Paris le lendemain pour la répétition générale, puis je suis retournée à Barcelone pour la seconde représentation de Poliuto. J’ai eu un jour de libre puis venait la Première du Bal masqué. Ce fut une semaine passionnante. Je devais vraiment faire attention et dormir. Mais la première était vraiment excitante. Il y avait un public merveilleux, et tout le monde a fait du très bon travail.
Comment décririez-vous la mise en scène ?
Gilbert est très classique. Il veut que chaque mouvement ait une importance, et il connaît vraiment son art. Il connaît chaque mot, chaque personnage. C’est agréable de travailler avec quelqu’un qui connaît si bien son travail et qui a une telle opinion sur la mise en scène.
Préférez-vous les mises en scène modernes ou classiques ?
Cela dépend de la modernité et de la pertinence de la production. Si le metteur en scène peut m’expliquer la pertinence de son idée, cela ne me pose pas de problème. Si on me demande de chanter Un bal masqué nue, je refuserais car je ne pense pas que cela soit nécessaire ou pertinent. Mais l’opéra a besoin d’une certaine fraîcheur, sinon il va mourir. Si chaque production de chaque opéra était traditionnelle, le public et les chanteurs s’ennuieraient. Nous devons être mis au défi et faire entrer de l’air frais : il faut trouver une modernité, d’une façon ou d’une autre, pour ne pas laisser cet art mourir.
Selon vous, qui est Amelia ?
C’est une femme moderne à bien des égards, mariée et qui aime et respecte toujours son mari, mais qui est tombée amoureuse d’un autre homme. Fantasmer sa vie avec un autre homme est quelque chose que de nombreuses femmes vivent. Son mariage devient ennuyeux, alors elle regarde ailleurs et elle tombe amoureuse de quelqu’un d’autre. Son cœur est amoureux, mais selon moi, Renato n’est pas trompé. Elle souffre énormément parce qu’elle aime son mari et veut lui être fidèle, mais elle ne contrôle pas les élans de son cœur : elle vit un conflit intérieur.
Vous revenez pour Le Trouvère (réservations). Certains décrivent Leonora comme votre rôle de signature : le diriez-vous aussi ?
C’est en effet probablement le rôle que j’ai le plus chanté et ça a été mon rôle de signature, que j’ai chanté dans de nombreuses grandes maisons. Aujourd’hui, je citerais peut-être plutôt Tosca ou Norma car je ne l’ai plus chanté pendant sept ou huit ans. Je suis d’autant plus heureuse d’y revenir !
Connaissez-vous la production d’Àlex Ollé ?
J’ai vu quelques photos avec Anna Netrebko, mais je n’ai aucun point de vue sur la mise en scène. D’après ce que j’ai vu, c’est vraiment beau.
Quelles sont selon vous les étapes les plus importantes de votre carrière ?
Antonia au Met dans les Contes d’Hoffmann a été une grande étape. L’Aïda ici à Paris il y a un an et demi était très important aussi. Je n’avais jamais eu un tel succès en Europe jusque-là. En plus, c’est un rôle qui est vraiment adapté à ma voix, mon tempérament et ma personnalité. C’était un grand pas en avant. Chanter les trois reines de Donizetti en est clairement un autre : c’était le plus grand défi de ma carrière. Faire l’ouverture de saison du Metropolitan Opera avec une nouvelle production de Norma en début de saison a aussi été important.
Parmi les quatre étapes que vous avez mentionnées, trois d’entre elles se sont déroulées à New York. Comment décririez-vous votre relation avec cette maison ?
Elle a changé après Norma parce que je n’avais jamais créé de nouvelle production avant. Norma devait d’ailleurs être créée par Anna Netrebko avant que je ne la remplace. Cela a déclenché un déclic et de nouvelles productions sont maintenant programmées pour moi : deux opéras importants qui n’ont pas été donnés au Met depuis très longtemps. L’une d’elles sera mise en scène par David McVicar. Je suis arrivée au Met en tant que jeune artiste et il a été difficile de faire évoluer le regard des gens : on me voyait encore comme une jeune artiste. Maintenant, je suis enfin vue comme une artiste mature, comme l’une des meilleures sopranos du monde. Cela me rend heureuse.
En quoi chanter les trois reines de Donizetti est-il un défi ?
C’est le Mont Everest vocal. D’abord, théâtralement, il est difficile de jouer ces femmes car il faut comprendre qui elles étaient et être fidèle aux personnages : il y a tellement de choses qui ont été écrites sur elles ! Vocalement, ensuite, ces opéras n’ont pas été écrits de la même manière musicalement et vocalement. Ainsi, Anna Bolena est écrit dans un registre médian alors que Marie Stuart est écrit très legato et beaucoup plus haut, pour une soprano lyrique. Enfin, la reine Elizabeth I est un personnage dramatique à bien des égards, avec beaucoup de tempérament. Elle est toujours en colère ou triste. Ce sont donc trois rôles difficiles à interpréter séparément : quand vous devez les chanter l’un après l’autre au cours de la même saison, ça l’est encore plus. En tout, cela représente 24 représentations. Je répétais Marie Stuart pendant que je chantais Anna Bolena, puis j’ai répété Roberto Devereux pendant la production de Marie Stuart. Il m’est même arrivé de me tromper de cadence ou de mélanger les opéras tant j’étais fatiguée.
Qui a eu l’idée de tenter ce défi ?
Le Metropolitan l’avait proposé à Anna Netrebko. De mon côté, je devais chanter Aida, ce dont j’étais très heureuse. À l’approche de la date, Anna Netrebko a renoncé à chanter les trois rôles : on me les a alors proposés. Honnêtement, je ne me rendais pas compte du défi car je ne les avais jamais chantés. J’en ai discuté avec mon coach vocal, je les ai écoutés, et j’ai accepté.
Quel sera votre prochain défi ?
Je vais chanter Andrea Chénier en mars. Ce sera mon prochain défi, quelque chose de complètement différent. Le vérisme est un répertoire que je n’ai pas encore vraiment abordé. Ce n’est pas Tosca : c’est un autre style de musique. J’aime être mise au défi : cela m’encourage à faire plus et mieux.
Comment travaillez-vous vos partitions ?
Pour moi, la première étape quand je reçois une nouvelle partition, ce qui est toujours un moment excitant, c’est de traduire tout le livret pour comprendre l’histoire. S’il y a des aspects importants que j’ai besoin de comprendre, comme la Révolution française dans Andrea Chénier, je me documente. Ensuite, j’écoute un enregistrement, simplement pour entendre l’orchestration. Après cela, j’identifie les passages les plus complexes vocalement et j’écoute des enregistrements pour voir comment ces difficultés ont été abordées par d’autres chanteurs. Lorsqu’il existe, j’essaie d’écouter l’enregistrement de Maria Callas, car j’admire sa manière de travailler le texte et la voix. Je ne cherche pas à la copier, mais simplement à voir ce qu’elle a fait. Elle était parfois prête à faire un son laid si cela avait un sens, surtout dans un opéra comme Andrea Chénier. Ensuite, je m’assieds au piano et je commence par jouer la musique et parler le texte. Enfin, je chante la partition.
Combien de temps avant le début des répétitions commencez-vous votre travail ?
Dans l’idéal, au moins un an avant. Dans la réalité, c’est souvent compliqué. Par exemple, j’ai pris deux mois après Norma, juste pour apprendre Poliuto et Andrea Chénier. Au fil de la carrière, on apprend comment travailler efficacement : ainsi, je sais que je ne peux pas chanter Un bal masqué le soir et travailler d’autres partitions entre les représentations. Je prévois donc des plages de temps complètement libres pour travailler mes partitions.
Vous deviez chanter Aïda à Orange l’été dernier mais vous aviez renoncé pour cause de fatigue extrême : est-ce dû à ces défis ?
D’abord, j’ai signé Aïda à Orange avant la Norma en ouverture de saison du Metropolitan. Avec cet enchaînement, je n’aurais pas eu la moindre pause de toute l’année. Or, je veux chanter le plus longtemps possible et notre instrument est très fragile. J’ai été malade avant Zurich [pour Un Bal masqué, ndlr] et avant Los Angeles [où elle a chanté Tosca, ndlr] : comme je ne suis malade que quand je suis fatiguée, j’ai compris que j’avais dépassé mes limites. Mon médecin me l’a confirmé et m’a conseillé de prendre du repos. Lorsque j’ai annoncé cela à mon agent, j’étais en pleur. Je me sentais vraiment mal à l’idée de décevoir la direction du Festival, mes collègues et mon public, qui sont vraiment importants à mes yeux. Sans eux, je ne serais pas là ! J’y ai réfléchi pendant longtemps mais je sentais que c’était mieux pour moi.
C’est une décision difficile : comment l’avez-vous prise ?
J’ai travaillé avec Pavarotti et Domingo et ils ont tous les deux une approche très différente du problème : Pavarotti annulait au moindre reniflement. Domingo au contraire monte sur scène quoi qu’il arrive et ne dit rien. Ces décisions sont très difficiles : aujourd’hui, chaque spectacle est enregistré. Dès qu’une note ne sort pas, on dit que votre carrière est terminée. Chanter en étant malade est très mauvais pour la voix et peut ainsi nuire à votre réputation. Et puis parfois, vous vous sentez capable de chanter, mais vous savez que vous risquez alors de devoir annuler les trois représentations suivantes. De toute façon, il est préférable pour le public d’avoir un chanteur en bonne santé plutôt qu’une personne à 50% de ses moyens. C’est très difficile parce que nous voudrions donner au public notre temps, notre voix et notre énergie, mais il est aussi important de laisser la voix se reposer et guérir. Il y a un équilibre à trouver.
Cet épisode a-t-il un impact sur la manière dont vous planifiez vos prochaines saisons ?
Bien sûr. J’ai un agent merveilleux qui me conseille bien. Tant de chanteurs chantent trop et doivent s’arrêter de manière prématurée. Il est très important de dire non : je préfère donner 150% sur une représentation que 50% sur beaucoup de dates.
Reviendrez-vous à l’Opéra de Paris ?
Pas la saison prochaine, mais la suivante, dans un très bel opéra : une prise de rôle dans le bel canto !
Y a-t-il des limites que vous fixez à votre répertoire ?
Je ne chante pas de musique allemande, parce que je ne parle pas la langue. Tant que je garde cette agilité dans ma voix, je ne veux pas chanter des rôles plus lourds que ceux que je chante actuellement. Tant que je peux chanter Norma et Roberto Devereux, Bellini et Donizetti, je suis heureuse. J’ai la chance de chanter les meilleurs rôles de mon répertoire. Les opéras les plus lourds que j’accepterai seront sans doute Andrea Chénier et La Force du Destin.
Avez-vous des prises de rôle de prévues ?
Dans le répertoire russe, je vais chanter la Dame de Pique. Je vais aussi rechanter Rusalka, que j’ai déjà interprété il y a 15 ans. Il Pirata sera l’une de mes prises de rôle majeures des trois ou quatre prochaines années. Je vais tout de même m’attaquer aussi au Triptyque de Puccini qui me tient à cœur : je chanterai les trois opéras. Ce sera encore un défi, même si ce sera bien moins dur que les trois reines de Donizetti : j’ai déjà chanté Sœur Angélique, ainsi que « O mio babbino caro », qui constitue presque tout le rôle de Lauretta dans Gianni Schicchi. Il pourrait y avoir des Verdi plus dramatiques à venir, comme Macbeth, et je chanterai peut-être aussi Turandot pour mes 50 ans.
Vous chantez déjà dans les plus grandes salles du monde. Y a-t-il encore des maisons qui vous font rêver ?
J’aimerais chanter à Sydney car j’aimerais beaucoup visiter l’Australie, ainsi qu’à l’Opéra d’État de Berlin. Au Bolchoï aussi, juste pour en faire l’expérience.
Quelles différences voyez-vous dans le fonctionnement des maisons d’opéra que vous fréquentez ?
Les maisons les plus importantes sont généralement des machines bien huilées, avec plus de personnel : cela permet un meilleur processus de répétition et donc des représentations plus abouties. Il y a toutefois des maisons où le temps de répétition est plus court, comme à Vienne où il n’y a parfois que trois jours de répétition. À l’inverse, je vais faire une production à Munich où nous aurons cinq semaines, alors que ce n’est même pas une nouvelle production. La norme est aujourd’hui à deux ou trois semaines. Nous en avons l’habitude, donc cela ne pose pas de problème, sauf si la production est très inhabituelle et moderne : cela nécessite alors plus de temps.
Est-ce que voyager est douloureux pour vous ?
C’est extrêmement douloureux. Nous sommes parfois loin de chez nous pendant des mois. Par exemple, je ne retournerai pas chez moi pendant quatre mois cette fois-ci. En rentrant, je brûlerai tous mes vêtements tant je suis lasse de porter toujours les mêmes. Être loin de mes amis et de ma famille, manquer les fêtes et les anniversaires, est le plus difficile pour moi. Ma mère vieillit et je ne peux pas passer beaucoup de temps avec elle, d’autant qu’elle ne peut plus voyager.
Vous venez régulièrement à Paris : vous sentez-vous un peu chez vous à présent ?
Absolument. Même si nous devons parfois changer de location : vous devez louer un appartement pour 30 jours minimum maintenant, sauf si vous passez par Airbnb, ce que je n’apprécie pas. Lorsque nous le pouvons, nous louons le même appartement, rue d’Oberkampf. C’est familier : je connais les gens du quartier. À l’Opéra également, je commence aussi à connaître les gens de l’orchestre. Le public aussi me connait de mieux en mieux. Je me sens vraiment à la maison, et je travaille sur mon français dans mon temps libre.
Aimeriez-vous chanter plus en français ?
Il n’y a pas tellement de rôle que je puisse chanter. Il pourrait y avoir Cassandre dans Les Troyens, et peut-être Les Huguenots ou Le Cid. J’ai déjà fait Faust ainsi que Les Vêpres siciliennes. On m’a proposé Don Carlos, mais je n’étais pas disponible.
Quels rôles mettez-vous en haut de votre liste de souhaits ?
La Dame de Pique était en haut de ma liste et cela va se réaliser. Médée de Cherubini est aussi en haut de ma liste : je voudrais le chanter en italien parce que les dialogues parlés en français sont vraiment difficiles. Chez Verdi, Attila et La Force du Destin seraient faisables. J’ai chanté Simon Boccanegra en version de concert au TCE, mais j’aimerais en produire une interprétation scénique.
Que retenez-vous de votre prise de rôle d’Amelia au TCE ?
Je retiens Ludovic Tézier ! Il est génial. C’était incroyable de chanter ma première Amelia avec son premier Simon. Il était merveilleux : c’est un si grand chanteur.
Dans son interview, il expliquait avoir besoin de plusieurs heures avant de pouvoir dormir après un spectacle. Est-ce quelque chose qui vous arrive ?
Oui, sur certains rôles. Poliuto, par exemple, trotte toujours dans mon esprit. La musique, l’histoire est si touchante. Je chantonne la partition dans ma tête inconsciemment.
C’étaient vos débuts dans Simon Boccanegra. Comment vous êtes-vous sentie dans ce rôle ?
C’est un personnage merveilleux, très jeune et innocent. Le duo avec le père est pour moi l’un des plus beaux de l’histoire, avec celui de Luisa Miller. Verdi savait écrire des musiques si fortes et touchantes sur les relations père-fille ! La première fois que j’ai chanté ce duo c’était avec Dmitri Hvorostovsky.
Dmitri Hvorostovsky était l'un de vos amis chers et vous avez beaucoup travaillé avec lui : quel souvenir souhaiteriez-vous que les mélomanes en gardent ?
Il avait l’une des plus belles voix lyriques de tous les temps [les yeux embrumés]. Il était capable de tenir de longues lignes vocales. Je me souviens que nous avons fait un concert au Metropolitan Opera. Je l’observais chanter l’air du Trouvère : il ne respirait pas là où tous les chanteurs reprennent leur respiration normalement. Il avait un contrôle phénoménal de son souffle. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu sa voix : la couleur de son timbre est phénoménale. C’était dans un enregistrement de mélodies de Tchaïkovski : j’ai pleuré d’émotion. Je ne comprenais pas les paroles, mais j’entendais une profonde tristesse dans sa voix. C’était une personne immensément profonde et émotive, mais pleine de vie et d’amour. Il me manque terriblement. C’est tellement triste pour sa femme et ses enfants de perdre le roc qu’il était pour eux ! Cela fait partie de la vie et nous devons aller de l’avant.