Chloé Briot : « Faire des rôles plus difficiles et plus bruts »
Chloé Briot, vous êtes nommée aux Victoires de la Musique classique. Comment avez-vous réagi à cette nomination ?
Lorsque j’ai reçu le mail de mon agent, j’ai été très surprise. J’étais en fait plus stressée que contente. J’étais contente d’avoir été choisie, mais en même temps, la crainte de faire une compétition prenait le dessus. Je n’ai presque jamais fait de concours. Ici, c’est notre personne qu’on expose : je ne peux pas me cacher derrière un personnage ou un spectacle. Il faut avoir une bonne dose de confiance en soi. Ceci étant, très vite, je me suis attelée au programme et je me suis préparée à l’enregistrement des vidéos de présentation.
Vous avez déjà enregistré ces vidéos. Quel était votre programme ?
J’ai chanté l’air de Cherubino dans Les Noces de Figaro, puis une mélodie de Reynaldo Hahn, « La mélodie sans fin », et l’air des bijoux extrait de Faust. Il était important pour moi qu’il y ait un air estampillé mezzo-soprano et un air estampillé soprano. Il fallait que ces airs soient forts et que ce double répertoire soit clair. Je ne veux surtout pas que ce prix me bloque dans une case. Je suis cependant déçue de ma performance : j’aurais voulu mieux chanter lors de cet enregistrement.
Des raisons de santé ont empêché Marie Perbost de réaliser cet enregistrement : elle a donc dû déclarer forfait. Qu’en pensez-vous ?
Quand on m’a appelée pour me dire qu’elle ne pouvait pas chanter, je me suis dit très naïvement qu’elle enregistrerait la semaine suivante. Or, cela n'a pas été le cas. Lors de l’enregistrement, il y avait un jury et un huissier : elle a donc été écartée. J’espère qu’elle pourra revenir l’année prochaine.
Connaissez-vous Eva Zaïcik, qui est du coup votre unique concurrente ?
Pas du tout, je l’ai rencontrée aux enregistrements.
Qu’attendez-vous de ce prix ?
Comme cela fait dix ans que je travaille, les personnes qui me connaissent savent déjà ce que je peux faire et ne changeront probablement pas d’avis. Bien sûr, d’autres me découvriront à cette occasion.
Qu’est-ce qui vous a poussée à déposer votre candidature ?
C’est mon agent qui s’est occupé de cela. Depuis mes débuts, j’étais représentée par IMG depuis Londres. À l’étranger, les gens ne s’intéressent pas aux Victoires : c’est quelque chose de très français. Je n’y avais donc pas pensé. Lorsque mon dossier a été transféré à Paris, mon agent m’a parlé de m’inscrire. Je n’étais pas d’accord pour beaucoup de raisons : j’avais peur d’être enfermée dans une catégorie, de ne pas pouvoir faire ce que je voulais, ni de m’habiller comme je le souhaitais. Au final, tout s’est très bien passé. Tout le monde a été adorable et a bien compris ce que j’avais envie de faire passer comme message. J’ai aussi pu choisir ma tenue vestimentaire, ce qui est une bonne chose parce que je n’aime pas me déguiser pour des codes qui, à mon sens, sont un peu dépassés.
Votre prestation sera diffusée à la télévision à une heure de grande écoute. Est-ce une source de stress ?
Non. C’est amusant parce que ce qui me stresse le plus depuis quelques semaines, c’est l’enregistrement des vidéos. On est à trois centimètres du micro, dans une petite salle avec une acoustique très spéciale et très sèche. En revanche, je suis contente de participer à l’émission et j’ai hâte de chanter dans cette salle. Je suis heureuse aussi d’être accompagnée par l’Orchestre de Lyon, qui m’est très cher puisque je vis à Lyon depuis deux ans et que mon conjoint y est instrumentiste. C’était un hasard assez sympathique. Pour l’instant, je ne me rends pas compte qu’il y a des personnes qui vont regarder la diffusion télévisée. Cela m’angoissera peut-être la veille, mais pour l’instant j’attends cela comme une belle expérience.
En parallèle, vous chantez Le Roi Carotte à Lille, après l’avoir déjà chanté à Lyon. Comment organisez-vous vos journées afin d’être sur les deux fronts ?
Le Roi carotte est probablement la meilleure production que je pouvais travailler en parallèle des Victoires. Comme il s’agit d’une reprise, je n’avais pas de travail de partition à mener et l’ambiance est très détendue. Avec Laurent Pelly, nous rigolons beaucoup. C’est une mise en scène un peu folle : le délire est poussé jusqu’à son maximum. Je me rappelle qu’à Lyon, nous avions des moments de fou rire lors de la représentation. Laurent ne nous bride jamais : il nous laisse beaucoup proposer. C’est une façon de travailler qui est extraordinaire et qui est rare. Ce n’est pas facile de monter une pièce comme celle-là. C’est une grosse machine avec beaucoup de décors. Je l’admire, il est toujours très calme, très patient et très pédagogue. Il y a un échange qui est très sympathique avec lui. Dans le même temps, comme il nous connaît bien, il nous laisse dans notre folie.
Vous reprendrez ensuite Pinocchio à Bordeaux, après l’avoir interprété pour la première fois à Aix. Qu’est-ce que vous avez ressenti à l’idée d’incarner le rôle-titre d’une création ?
J’avais surtout hâte de travailler avec Joël Pommerat. Je connais l’équipe d’Aix depuis 2012, et nous avons travaillé ensemble chaque année. Ce sont des personnes très bienveillantes, notamment Bernard Foccroulle : il est musicien avant tout et cela se ressent. Je suis triste qu’il s’en aille [il est remplacé par Pierre Audi à partir de la prochaine édition, ndlr], même si je sais que c’est pour se consacrer à d’autres beaux projets. C’est rare d’avoir une aussi grande maison menée par un homme aussi humble, aussi bon et aussi doué que lui. Il avait une totale confiance en moi, et je l’ai senti dès la première répétition. Je ne me mettais pas la pression. J’avais le rôle-titre, mais Stéphane Degout était le maître de cérémonie de l’opéra. Stéphane est quelqu’un d’extraordinaire et il captait une grande partie des attentes du public. De plus, Joël travaille comme au théâtre. Nous étions une troupe, dès les répétitions. Cela permet d’oublier la pression de la Première.
Comment vous êtes-vous sentie ?
Ce travail m’a demandé des efforts physiques extrêmes. J’ai d’ailleurs eu beaucoup d’exémas et des problèmes physiques après la production. À partir du moment où les représentations ont commencé, j’étais complètement ailleurs. Je ne lisais pas les critiques parce que je savais que je serais forcément déçue, vu l’investissement que ce rôle m’avait demandé. Les journaux étrangers ont finalement été plus sensibles à cela et ont dit des choses qui me semblaient plus justes.
Vous avez déjà repris le spectacle à La Monnaie et à Dijon. L’investissement est-il le même lors d’une reprise ?
À chaque reprise, Joël nous a fait travailler de telle sorte que nous renouvelions sans cesse notre créativité. J’avais un personnage qui avait besoin d’évoluer, et j’avais besoin de temps. Je n’en avais pas eu assez à Aix-en-Provence, donc les reprises m’ont permis d’explorer de nouvelles voies. À Bordeaux, il va y avoir de nouveaux collègues, ce qui va aussi changer des choses. Je pense souvent à mon personnage. C’est un personnage qui nécessite d’aller chercher dans la frustration, dans la colère, dans l’explosion. Ainsi, la plupart du temps j’avais l’estomac noué et le ventre dur pour mieux exploser par la suite. Je sais qu’à chaque fois que je jouerai ce personnage-là, j’en pâtirai.
Que souhaitez-vous particulièrement retravailler durant la reprise de Bordeaux ?
J’aimerais avoir une dureté plus solide, plus installée. Je ne suis pas dure dans la vie, j’aimerais donc davantage la construire. De plus, j’aimerais être moins dans la nervosité mais davantage dans quelque chose de plus ancré.
L’autre événement marquant de l’année passée a été la création de Little Nemo à Nantes, Angers et Dijon, dont les représentations se sont enchaînées à un rythme effréné. Que retenez-vous de cette production ?
J’ai adoré cette aventure parce qu’il y avait beaucoup de scolaires qui venaient nous écouter le matin ou l’après-midi. Nous jouions à 9h du matin mais cela ne m’a pas gênée. Ce genre d’aventure permet de prendre du recul : les enfants sont si spontanés et naturels que cela évacue toutes les peurs. Il faut juste amener les enfants dans notre univers. J’ai adoré travailler avec le metteur en scène et le compositeur. Une reprise du spectacle est à l’étude : j’aimerais beaucoup que ce soit le cas, que ce soit avec nous ou avec d’autres chanteurs !
Vous chanterez Papagena dans La Flûte enchantée pour vos débuts à l’Opéra de Paris la saison prochaine. Comment avez-vous appris la nouvelle ?
Il y a six mois, je regardais la télévision et j’ai reçu un texto de mon agent m'informant que j’étais engagée pour chanter Papagena. Au départ, la direction de l’Opéra n’était pas convaincue à mon sujet. Lorsque j’avais auditionné, elle m’a dit que ma voix n’était pas assez puissante pour Bastille. D’une manière étonnante, ils ont changé d’avis. Bastille n’est pas un théâtre pour lequel je trépigne d’envie depuis 10 ans. Même si je ne pense pas signer un abonnement avec cette maison, je suis toutefois très contente d’y chanter et mes parents en sont très heureux et très fiers. Cela va changer le regard des autres. Mais j’ai surtout envie de travailler avec des personnes qui veulent travailler avec moi, que ce soit simple des deux côtés. Par ailleurs, la mise en scène de Carsen m’intéresse beaucoup.
Qu’est-ce qui vous fait trépigner d’envie, si ce n’est pas cette maison ?
J’aimerais travailler avec Warlikowski, retravailler avec Joël Pommerat, avec Esa-Pekka Salonen, avec Louis Langrée. Il s’agit plus pour moi de travailler avec des personnes que dans certains lieux ou certaines œuvres. À part Pelléas et Mélisande [dont elle est l’une des Yniold de référence actuellement, ndlr], que j’aime tellement que si je pouvais l’interpréter toute ma vie, je le ferais. Même si on me proposait Golaud, j’irais ! Je suis fascinée par cet opéra.
Comment définissez-vous votre répertoire ?
J’ai envie de faire des rôles plus difficiles et plus bruts.”
Beaucoup de gens me demandent si je suis mezzo-soprano ou soprano. C’est très simple : je suis une soprano Dugazon, une catégorie de soprano dont on ne parle plus. C’est une soprano qui a des mediums ou un timbre plus rond qu’une soprano légère, sans pour autant avoir une particulièrement grande étendue vocale. J’aime bien chanter des vocalises dans du Rossini, même si je ne serai jamais colorature. J’aime aussi pouvoir incarner des rôles de garçons, comme Chérubin [dans Les Noces de Figaro, ndlr], mais je m’adapte aussi à des rôles féminins. Surtout, je ne m’attaque qu’à des partitions que je suis capable de chanter, qui me permettent d’explorer l’œuvre en profondeur, sans contrainte vocale. Je ne chante donc pas des rôles si difficiles qu’ils impliqueraient que je reste statique sur scène, complètement tétanisée par une note que je ne suis pas sûre d’arriver à chanter. S’il y a des passages dans une partition qui me semblent très difficiles, je laisse la partition de côté. Ensuite, j’essaye de prendre mon temps pour explorer mon répertoire tranquillement. Je voudrais également me tourner vers la création et le théâtre. Tant que je me fais plaisir et que je rencontre des personnes très intéressantes, je continue. Si cela s’arrête, je ferai d’autres choses.
Et comment souhaiteriez-vous qu’il évolue ?
C’est une question que mon agent me pose beaucoup. La question est déjà de savoir si je serai toujours là dans cinq ans. Ensuite, je ne suis pas sûre que les personnes qui décident de ma carrière aient la même vision de mon répertoire que moi. Par exemple, j’aimerais chanter Chérubin mais, pour l’instant, personne ne me le propose. Peut-être que les directions d’opéra ont raison et que c’est moi qui ai tort, d’ailleurs ! Et puis je ne corresponds pas vraiment à l’image que l’on se fait de la chanteuse lyrique : je n’aime pas les robes de concert, les collants, les talons. Du coup, certaines personnes ne conçoivent pas que je puisse incarner une femme.
Quand on regarde ce que vous avez chanté ces dernières années, il s'agit de rôles assez juvéniles. N’est-ce qu’un hasard ?
Au départ, cela vient de la perception que l’on a de moi : j’ai beau essayer, personne ne croit que j’ai trente ans ! Cela doit provenir de l’énergie que je peux mettre sur scène, une énergie très juvénile. J’en suis très heureuse. Il y a aussi un aspect physique qui est lié à ce caractère juvénile car je fais 1m55 : je ne peux pas lutter contre cela ! J’ai toutefois trouvé beaucoup de plaisir, une certaine aisance et un intérêt particulier dans le fait de jouer des rôles de jeunes personnes. C’est un travail intéressant d’un point de vue théâtral. Ceci étant, certains de mes projets devraient en étonner plus d’un. Nous allons faire Le Roi dragon d’Arthur Lavandier à l’Opéra de Lille, où je chanterai le Soldat Tortue : je vais aller là où on ne m’attend pas. J’ai envie de faire des rôles plus difficiles et plus bruts.
À quels rôles pensez-vous ?
Je n’ai pas d’idée de rôle, mais plutôt une idée d’interprétation théâtrale. J’aimerais bien chanter Mélisande parce que j’adore ce rôle. Il est génial, presque mythique. Je me demande parfois si je serais capable de convaincre le public dans de tels rôles. En tout cas, cela se fera forcément avec quelqu’un que je connais déjà. Je suis convaincue qu’aucun metteur en scène ne m’acceptera dans Mélisande s’il ne me connaît pas, car il me répondra : « Si tu fais Mélisande, qui va faire Yniold ? ». Il faut quelqu’un avec un peu d’imagination.
Vous mentionnez Le Roi dragon : aura-t-il d’autres solistes ?
Oui, il y aura d’autres chanteurs, dont Damien Pass et deux autres que je ne connais pas encore. L'élément notable est toutefois qu'il y aura 210 enfants sur scène. Ce sera à la fois superbe et très difficile car nous n’aurons qu’une semaine de répétitions, et ce sera très sportif avec les enfants. Ce sera une création très sympathique, une tout autre expérience. Je suis surtout heureuse de chanter la musique d’Arthur Lavandier, qui est un bon ami. Cela faisait longtemps que nous voulions faire quelque chose ensemble.
Qu’appréciez-vous dans les créations contemporaines ?
La création amène une ouverture, une aisance, parce qu’il n’y a pas de point de comparaison et que l’on part de zéro avec le metteur en scène et le compositeur. Les critiques ne savent pas à quoi comparer l’œuvre, à quoi s’accrocher, donc ils ne savent pas quoi dire. La création amène cela : il n’y a pas de point de comparaison. Dans les opéras qui ont déjà été créés, il y a toujours meilleur que soi. Dans le cas d’une création contemporaine, on est seul, on fait avec ce que l’on a. On a moins la crainte vocale. C’est une immense liberté. Je pense souvent à Barbara Hannigan : je l’aime beaucoup. Elle est indifférente à ce que les gens peuvent penser d'elle, parce qu’elle a envie de se faire plaisir sur scène. Quand elle a fait Mélisande, elle m’a bluffée parce qu’elle faisait tout ce qu’elle voulait. Natalie Dessay a également été ainsi durant sa carrière. Elle a tout fait, à mon sens, pour servir l’histoire qu’elle voulait nous raconter, jusqu’à choquer les puristes. Pour les prochaines années, mon ambition est de devenir comme ces femmes. D’ailleurs, je fais peut-être aussi du contemporain pour atteindre leur liberté.
Vous mentionnez les critiques. Prêtez-vous attention à ce qui se dit à votre sujet ?
Je les lis toujours avec attention, et il est évident que tout le monde les lit. C’est important de savoir ce que l’on pense de nous et de notre travail. Parfois, cela fait mal : il y a des fois où je trouve que ce n’est pas juste, dans un sens ou dans l’autre, d’ailleurs. Des critiques peuvent aussi être constructives et m’amener à réfléchir à ma manière de chanter. Par ailleurs, je ne prends plus de cours de chant depuis une dizaine d’années, donc si j’entends une dizaine de personnes affirmer que je chante faux, je me poserais nécessairement des questions. J’essaye également de garder un peu de recul avec ce qui est dit parce que c’est très subjectif. Sur Pinocchio, je me suis pris des remarques qui m’ont énervée. Dans tous les cas, je ne me suis jamais démoralisée pour cela.
Quelles sont vos ambitions dans le lyrique ?
Mon ambition est de continuer à être heureuse dans ce métier. Je n’ai pas d’autre ambition. C’est difficile d’être bien dans sa peau dans ce métier, et c’est ce à quoi je travaille. Le reste est du bonus.
Pourquoi est-ce difficile d’être bien dans sa peau ?
J’aimerais être un peu plus dans l’ombre”
Parce qu’il faut avoir une belle dose de confiance en soi et que la mienne est proche du négatif. Je ne peux pas supporter ce que je fais, ni ma voix. J’espère arriver un jour à porter un regard positif sur mon travail. Cette exigence vis-à-vis de moi s’ajoute à celle que les gens ont vis-à-vis de nous. Il faut que j’arrête de stresser, de me dire tous les quatre matins que je vais arrêter et de chercher des formations à d’autres métiers. Parfois je ressens un ras-le-bol : j’ai envie de faire plein d’autres choses et je panique. J’ai l’impression de ne pas être à ma place : j’aimerais bien être un peu plus dans l’ombre.
Quels sont les métiers qui vous intéresseraient ?
J’aimerais être maquilleuse. Je discute beaucoup avec celles avec qui je travaille. Je rêverais d’être à leur place.
Quels sont les aspects de votre métier qui vous plaisent ?
Je fais de très belles rencontres. Certaines ont changé la donne, m’ont rendue très heureuse et ont peu à peu estompé des rencontres très malheureuses. Car lorsqu’on rencontre quelqu’un de très dur et de très injuste, qu’on se fait un peu brutaliser, c’est difficile de s’en remettre. Cela m’est arrivé sur des scènes d’opéra. J’écoute beaucoup Sandrine Piau, une chanteuse que j’aime énormément et qui m’a beaucoup aidée dans ces moments où j’avais du mal à me positionner face à quelqu’un d’abject. Elle m’affirmait qu’il ne fallait pas se laisser faire. Je me disais toutefois que c’était Sandrine Piau et que je n’étais rien. Mais depuis que cela m’est arrivé il y a deux ans, je me suis dit « plus jamais ça ». Et si je me fais virer d’une production, je ne mettrai pas deux ans à m’en remettre. J’aurais au moins dit les choses. Je ne me mettrai pas plus bas que terre et je resterai solide. Depuis que je me dis ça, je ne me fais presque plus embêter, même s’il y a de drôles d’individus dans ce milieu : des chefs d’orchestre, des metteurs en scène légèrement fous, des chanteurs un peu étranges. Il faut savoir gérer tout cela.
Je suis féministe parce que, quand on est une femme, on est féministe. Féministe ne veut pas dire avoir la haine des hommes. Chez les femmes de ma génération, c’est devenu un gros mot. J’observe simplement chez des chefs d’orchestre, des metteurs en scène ou des directeurs artistiques des comportements qui sont à la limite du sexisme : j’essaye toujours de les recadrer avec humour, avec légèreté. Je n’entre pas en conflit. Je remarque toutefois que je recale assez souvent.
Quels types de comportements subissez-vous ?
Cela concerne beaucoup des réflexions : on me parle par exemple très souvent de ma poitrine. Or, je n’ai pas envie d’être obligée de choisir entre aller en répétitions en col roulé ou subir ces réflexions. Certains chefs d’orchestre ne nous mettent pas au même niveau que nos collègues masculins dans les discussions.
Est-ce pour cela que votre ambition se résume à travailler avec des personnes que vous appréciez ?
Lorsque je suis avec des gens que j’apprécie et dont j’admire le travail, des personnes qui m’apprennent beaucoup sur moi, sur ce que je suis capable de faire ou pas et jusqu’où je peux aller, je suis très heureuse. Je ne me pose plus la question de ce que je vais dégager comme image. J’enfile un jean et je file aux répétitions. Je suis comme à la maison. C’est un confort et un luxe. Il y a une ouverture sur le travail qui est immense et que l’on n’a pas lorsqu’il faut contrôler son image, ce que l’on dit ou lorsqu’on est parmi des gens avec qui on n’est pas à l’aise.
Est-ce quelque chose que vous prenez en compte dans le choix de vos projets ?
Il y a des choses que je ne choisis pas, sinon ce serait génial. Dans tous les cas, il n’y a pas de secret : les gens avec qui je me suis bien entendue et avec qui j’ai bien travaillé pensent la même chose de moi. C’est le cas de Laurent Pelly. Il m’a tout de suite demandée pour la reprise du Roi Carotte à Lyon. J’aurais aimé travailler avec lui sur sa production suivante, mais Papagena à Paris sera en même temps. J’étais un peu triste, mais je vais rencontrer d’autres personnes à Bastille.
L’Opéra de Paris permet d’être vue par des directeurs de casting internationaux. Y pensez-vous ?
Je ne me rends pas compte que je vais chanter à Bastille”
J’ai la chance de travailler aux États-Unis grâce à Louis Langrée et Esa-Pekka Salonen. Les artistes ne sont pas du tout traités de la même manière. L’opéra y est financé par des mécènes qui investissent énormément d’argent. Les équipes sont très heureuses de rencontrer les chanteurs. Cela fait beaucoup de bien. Si un déclic se fait chez quelqu’un pendant que je chante à Bastille, ce sera formidable, mais je n’y pense pas. D’abord, je chante Papagena, qui n’est pas un grand rôle. C’est d’ailleurs toujours étonnant de chanter à la fin et de regarder Netflix dans sa loge le reste du temps. Ceci étant, lorsque j’ai travaillé L’Enfant et les Sortilèges en 2012 à Aix-en-Provence, Salonen était dans la salle. Je ne le savais pas, et je ne pouvais pas imaginer ce qui allait se passer par la suite. Il a appelé mon agent un mois et demi plus tard à Londres pour me proposer une série de concerts. Nous avons chanté à Londres, à Los Angeles, à Chicago. J’étais stupéfaite. Pour l’instant, je ne me rends pas compte que je vais chanter à Bastille.