Morning in Long Island se lève sur Le Château de Barbe-Bleue : Dusapin et Bartók à la Philharmonie
Créée le 24 juin 2011 à la Salle Pleyel, Morning in Long Island est une œuvre assez particulière, utilisant beaucoup de notes tenues (sans craindre les longueurs). Sous la direction de Marko Letonja, la grande palette sonore convoquée par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg évoque une plage déserte, un hiver bien froid et humide, un matin, le vent et la rumeur de la grande ville au loin : l’inspiration est venue au compositeur lors d’une promenade à New York. Celui-ci a articulé sa pièce sur une dualité de contrastes francs tout en maintenant la continuité d’ensemble grâce aux notes qui passent d’un pupitre à l’autre. Une impression tournoyante renforcée par la stéréophonie des quatre cuivres répartis dans la salle.
Selon le principe même de la promenade, les ambiances sonores varient, suivant ce que le compositeur nomme « un abandon et une solitude extrême » menant jusqu’à « une danse swinguée assez extravagante » avec, au fil de la pièce, l’évocation de la nature, assez simplement, avec des harmoniques aux violons pour les longs cris des oiseaux, un grand crescendo à l’orchestre avec les harpes pour caractériser le déferlement de la vague sur la grève ou encore la végétation alentour agitée par un vent tourbillonnant (de grandes nuances sont utilisées pour opposer le son de la nature paisible aux extravagances de l’océan).
Cette grande palette sonore est également très présente dans Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók au programme de ce concert symphonique (c’est toutefois le seul lien perceptible entre les deux œuvres de ce programme étonnamment construit). Le Château de Barbe-Bleue est une œuvre du début de carrière et le seul opéra du compositeur, écrit en 1911, d’après le célèbre conte et sur un livret de Béla Balázs. Bartok a d’ailleurs très peu écrit de musique vocale hormis quelques mélodies pour voix seule et quelques pièces à quatre voix mixtes.
Cette œuvre appartient au genre des opéras en un acte, écrits par certains compositeurs du XXe siècle en réaction à la dilatation Wagnérienne. On peut citer Maurice Ravel avec L’enfant et les sortilèges ou L’heure espagnole, Francis Poulenc avec La voix humaine qui a réduit encore l’effectif des personnages pour passer à une unique protagoniste, et même Darius Milhaud qui a fait encore plus bref avec ses Trois opéras-minute qui durent en réalité moins de trente minutes (vous pouvez d’ailleurs retrouver notre série d'Airs du Jour dédiée aux opéras les plus courts). L’écriture de Bartók porte également l’influence de Pélleas et Mélisande (1902) de Debussy ainsi que son attachement aux mélodies populaires hongroises.
L’argument est simple mais diffère notablement de la célèbre version de ce conte : Judith quitte sa famille pour aller vivre avec Barbe-Bleue dans son château, un édifice sombre et lugubre. Arrivée dans ce château, Judith prie son époux de lui donner les clés des sept portes du château pour y faire entrer la lumière. À chaque porte, un univers s’ouvre, mêlant le maléfique au merveilleux. Les symboles sont très présents. Les différentes atmosphères créées par Bartók emmènent les deux personnages et l’auditoire dans chacun de ces mondes présents derrière ces sept portes où l’effroi se mêle à la beauté, le suintement des murs au rouge des fleurs. La présence dans l’orchestre du célesta (piano aux lames métalliques) et de l’orgue donne à l’orchestre une couleur féerique et mystérieuse. La spatialisation des cuivres offrant en outre un beau relief à ces sonneries de fanfare, en deux endroits différents au niveau du premier balcon.
Convoquant un grand orchestre avec un large éventail d’instruments, Bartók, dans son écriture, utilise des sons particuliers : clarinettes dans l’extrême aigu (instruments qui ont d’ailleurs un grand rôle dans toute l’œuvre), xylophone, célesta, orgue, trompettes en saccade, etc. L’orchestre de Strasbourg déploie particulièrement la palette sonore de cette partition, les nuances sont finement exécutées, avec une grande intensité de crescendo et un raffinement musical notamment dans les nuances pianissimo.
Nina Stemme en Elektra au Met durant la saison 2015-2016, dans la mise en scène de Patrice Chéreau :
Cet ensemble a visiblement plaisir à porter les deux solistes vocaux. Tout d’abord Nina Stemme (qui revient sur les lieux de son triomphe un mois après Elektra), soprano à la grande tessiture, grande habituée des rôles d’opéra. Sa technique demeure impeccable, sans dureté. La qualité de son émission et le velouté de sa voix sont des constantes, tant dans le registre aigu que dans le bas medium, avec une remarquable continuité sur toute sa tessiture.
Le baryton-basse, Falk Struckmann sait parfaitement s’appuyer sur une très bonne diction hongroise et un timbre très riche. Bien qu’il semble un peu raide corporellement, ce qui amoindrit parfois ses harmoniques aiguës et diminue quelque peu le volume sonore de sa projection, il rend une prestation complexe à la fois dans le drame et la ligne mélodique. La version de concert ne l’empêche ainsi nullement de composer un personnage à la fois très effrayant mais qui doit cependant rester séduisant (l’exercice d’un opéra sans mise en scène entraînant certes une regrettable absence de connivence entre les deux chanteurs).
Ainsi se referme le week-end Pascal Dusapin sur les applaudissements nourris du public, ravi d’avoir pu découvrir différentes facettes et résonances d’un compositeur.