Éric Huchet : « Le lyrique n’est pas en voie de disparition ! »
Éric Huchet participe à La Folie Offenbach, émission de France 3 pour le Nouvel an 2018. Notre compte-rendu est à retrouver ici et la vidéo ci-dessous :
Éric Huchet, vous êtes actuellement en répétition pour Katia Kabanova à Nancy. Comment décririez-vous cette œuvre à ceux qui ne la connaissent pas ?
C’est une œuvre de Leoš Janáček, qui est relativement tardive dans sa production. C’est un opéra psychanalytique, comme beaucoup d’opéras du XXème siècle. Il traite de déracinement, du poids des non-dits et de la pression sociale. La nouvelle dont est tiré l’opéra (L’Orage d’Alexandre Ostrowski) se passe en Russie. La société est divisée en castes bien distinctes, la plus puissante étant celle des marchands à laquelle appartiennent les Kabanov. Katia est mariée à Tichon, fils de la famille, faible, ivrogne, soumis totalement à une mère possessive et maltraitant Katia de manière démesurée. L’amour sert d’échappatoire à la belle-sœur de Katia qui va s’en servir pour fuir. Quant à l’amour de la mère de Tichon, c'est en fait de la possession. L’amour est considéré comme une faiblesse, de la mièvrerie, et certainement pas comme quelque chose qui peut rendre plus fort.
Comment décririez-vous votre personnage ?
Mon personnage, Tichon, est tiraillé et ne trouve pas sa place : il doit reprendre la boutique du père décédé tandis que sa mère en tient en fait les ficelles. Il n’a pas les épaules pour tenir ce rôle. Il ne comprend pas les femmes et notamment son épouse Katia : dans la mise en scène de Philipp Himmelmann, il s’agit d’un mariage arrangé. Elle rêvait de sortir de chez elle, probablement animée d’ailleurs d’un amour sincère, mais elle tombe dans un enfer, que lui fait vivre sa belle-mère qui voit en elle une rivale. Tichon n’a pas les armes pour répondre à la demande d’affection de sa femme. Sa mère tyrannique lui explique que dans un couple marié, on ne se tient pas la main, on ne se dit pas des mots doux, mais que le mari doit éventuellement frapper sa femme pour la remettre à sa place.
Que pouvez-vous nous dire de la mise en scène ?
Il n’y a rien d’iconoclaste. L’intrigue a été déplacée dans les années 1980 dans le couloir d’un grand immeuble russe, donnant sur de nombreux appartements. Le fleuve dans lequel Katia se jette à la fin n’est pas visible, mais on l’imagine à l’extérieur. Il s’agit donc d’un univers aussi cloîtré qu’un petit village de campagne, avec ses non-dits et ses disputes publiques qui devraient être privées. Le décor, qui n’est pas fixe, est très ingénieux.
Il s’agit d’une œuvre en tchèque : comment avez-vous appréhendé cette difficulté ?
C’est en effet la première œuvre tchèque que j’aborde. J’ai quelques vagues notions de russe, mais cela n’aide pas. J’ai travaillé avec la meilleure chef de chant tchèque de France, Irène Kudela, qui travaille d’ailleurs également sur la production. En anglais, allemand ou italien, qui sont des langues que je manipule, il est assez facile de se mettre les rôles des autres dans l’oreille. C’est en revanche très difficile en tchèque : cela demande un travail phénoménal car on ne comprend pas, au début du moins, les mots que l’on reçoit. Il arrive également qu’un collègue se trompe car il n’y a pas de natif tchèque sur la production : il faut alors pouvoir poursuivre. Nous devons aller au-delà de la traduction littéraire, car le sens peut être très différent d’une traduction mot à mot. Par exemple, « Maman disait : tout le monde te regarde » y est transformé en « Maman disait que tout le monde me regardait ». L’interprétation est forcément différente entre ces phrases. En revanche, une fois qu’on a travaillé les diphtongues et les phonèmes, la langue se place bien en bouche : c’est assez agréable à chanter.
Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet ?
Il s’agit d’une proposition de Claude Cortese et de l’Opéra de Nancy, avec lequel j’ai beaucoup travaillé, principalement sur du répertoire français. Je les remercie de me proposer ce type de rôle, assez différent de ce que j’ai fait jusque-là. J’étais là l’an dernier pour Géneviève de Brabant (ici en compte-rendu) et nous en avions discuté. J’ai toujours la volonté de m’ouvrir à d’autres répertoires, même si Tichon reste un rôle de caractère. J’adorerais ainsi rechanter Peter Quint dans Le Tour d’écrou de Britten. J’aime aussi bien entendu le répertoire français léger. Il me semble que j’arrive bien à le servir, et je mets un point d’honneur à le chanter comme du Mozart. Mais il s’agit d’un répertoire très volubile, dans lequel il y a le risque de perdre la ligne vocale et le legato. Travailler d’autres répertoires permet de travailler la voix de manière plus saine. Dans tous les cas, le métier reste le même. J’espère qu’on pensera davantage à moi pour ce type de répertoire après cette expérience.
Quels répertoires aimeriez-vous aborder maintenant ?
J’aimerais beaucoup travailler des rôles du répertoire allemand comme Max dans Le Freischütz ou Loge dans L’Or du Rhin.
La direction musicale est assurée par Mark Shanahan : est-il déjà présent aux répétitions ?
Il est présent aux répétitions depuis le début. J’ai déjà travaillé avec lui sur un Falstaff et une Flûte enchantée. De son côté, il a déjà travaillé L’Affaire Makropoulos de Janáček. Il travaille la musique dans les détails, avec beaucoup de précision. Il nous responsabilise beaucoup, ce qui est moins rassurant que lorsque le chef nous interrompt sans arrêt, mais c’est très sain musicalement. Il a également une approche de chef de chant, qu’il a été par le passé : il nous aide beaucoup, et nous aidera notamment quand nous commencerons à travailler devant l’orchestre, car cela risque d’être très différent de la version piano sur laquelle nous travaillons actuellement.
Après Katia Kabanova, vous enchaînerez avec La Vie parisienne d’Offenbach à Marseille : aimez-vous ces grands-écarts ?
Oui, ils nous ressourcent : Régine Crespin aimait beaucoup cela également. Il m’est arrivé de chanter Bobinet dans La Vie Parisienne huit fois dans la semaine à l’Opéra Comique et de m’envoler le lendemain vers la Norvège pour chanter l’Évangéliste dans La Passion selon Saint Jean de Bach. Cette fois, j’aurai une semaine entre les deux productions pour changer d’accent.
La mise en scène est signée Nadine Duffaut : connaissez-vous déjà cette mise en scène ?
Non, je ne l’ai pas vue, mais j’en ai entendu du bien. Il me semble par ailleurs que Nadine Duffaut a changé pas mal de choses pour cette reprise.
Vous avez récemment enregistré l’émission La Folie Offenbach pour France 3 (dont notre compte-rendu est à retrouver ici), qui sera diffusée ce 1er janvier à 20h55 : avez-vous apprécié de travailler pour la télévision ?
C’est une expérience comme une autre. Ce qui manque, dans une émission comme celle-là, c’est le temps de préparation. Nous avons tourné 20 à 25 numéros avec seulement une après-midi de répétition. Nous avions l’orchestre dans le dos, ce qui rajoute une difficulté. Ceci étant dit, cela fera une belle émission de fête, avec des tubes d’Offenbach mais aussi avec des airs un peu moins connus, comme ceux de la Fille du Tambour-Major.
Trouvez-vous qu’il s’agisse d’une bonne manière de faire venir un nouveau public à l’opéra ?
La société de production a également enregistré des émissions autour de Mozart et autour de Verdi, qui seront diffusées ultérieurement, avec de grands artistes. C’est bien de mettre en avant ces répertoires et de montrer qu’il y a des chanteurs français capables de les défendre, même si je ne suis pas sûr que cela fasse venir de nouveaux publics à l’opéra. Ce qu’il manque pour faire venir plus de monde à l’opéra, ce sont des représentations : les opéras programment de moins en moins de levers de rideaux. Or, moins il y a de spectacles, moins nous sommes visibles dans le paysage culturel. Pourtant, les salles sont souvent assez pleines. En revanche, ce qui est très positif, ce sont les actions culturelles que font les opéras. Par exemple, sur Katia Kabanova, nous avons cinq rencontres avec des élèves qui viennent voir des répétitions puis rencontrent les artistes de la production. Après, le problème, c’est que les enfants ne viennent pas seuls à l’opéra : il faut que les parents les y emmènent.
« Peut-être que l’âge d’or des opéras nationaux est passé et qu’il faudra revenir à des troupes indépendantes de très bon niveau »
Êtes-vous inquiet pour votre métier ?
Lorsqu’on constate tous les métiers de pointe impliqués dans la création d’un opéra, et les belles voix des jeunes chanteurs, on se dit que le lyrique n’est pas en voie de disparition ! Il manque maintenant à ces jeunes des occasions de se montrer : entre la chute du nombre de représentations et la tendance à choisir des œuvres ayant un nombre restreint de personnages afin de limiter les coûts, c’est de plus en plus difficile d’en faire son métier. Heureusement, il y a maintenant quelques compagnies d’autoproduction comme Les Brigands. Aujourd’hui, il est courant de voir des jeunes de très bon niveau qui ont huit ou neuf mois sans travailler, alors que lorsque j’ai commencé, nous enchaînions les productions. Peut-être que l’âge d’or des opéras nationaux est passé et qu’il faudra revenir à des troupes indépendantes de très bon niveau. Aujourd’hui, il ne me semble en revanche pas possible de revenir à des troupes intégrées aux opéras : il faudrait pour cela jouer tous les week-ends. Les théâtres municipaux doivent de toute façon respecter des normes qui ne correspondent pas à la réalité du travail dans le spectacle vivant : cela crée de grandes difficultés pour les directeurs. La France n’est pas seule concernée : le Directeur de l’Opéra de Valence est par exemple mis en cause pour favoritisme après avoir attribué un rôle à Placido Domingo sans lui faire passer d’audition !
Vous avez étudié le Lied et l’oratorio : est-ce un répertoire que vous continuez à travailler ?
Je suis toujours très attaché à ce répertoire, mais il est peu chanté aujourd’hui : il y en a principalement dans les festivals. J’ai chanté l’été dernier dans le festival « Comme ça me chante ! » et j’en garde un très beau souvenir. Il est vrai que j’ai une étiquette de chanteur léger et comique français, alors les programmateurs ne pensent pas que je peux chanter aussi ce répertoire de belle façon : j’en chante donc à la maison avec ma compagne Mireille Delunsch, et en récital quand j’en ai l’occasion.
« Le répertoire comique léger me plaît : il y a des choses à défendre »
Comment en êtes-vous arrivé à travailler le répertoire comique léger ?
Mon premier agent était Jean-Marie Poilvé, qui m’a repéré quand j’ai passé l’audition pour la bourse de la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet pour la Vocation : il était passionné par ce répertoire. J’ai très vite travaillé le répertoire lyrique léger, comme le Barbier de Séville ou L’Enlèvement au Sérail. Avant Pelly et son Orphée aux enfers, j’ai rencontré Jérôme Savary avec qui nous avions monté La Mascotte d'Edmond Audran puis qui m’a repris pour faire sa grande série de Périchole que nous avions faite à Chaillot et à l’Opéra Comique, puis pour sa Vie Parisienne. J’ai aussi beaucoup travaillé avec Jean-Christophe Keck. C’est un répertoire qui me plait et dans lequel il y a des choses à défendre : j’espère pouvoir continuer à le chanter joliment jusqu’à 75 ans ! Cela permet d’avoir une autre expérience de jeu et d’aborder le parlé-chanté qui est très difficile et peu enseigné aujourd’hui.
Éric Huchet, Franck Leguérinel et François Le Roux en conspirateurs dans La Grande Duchesse de Gerolstein :
Qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts dans votre métier ?
Je suis parfois étonné quand je me rends compte que certains jeunes chanteurs ne connaissent pas Régine Crespin. De manière plus générale, il leur manque souvent ce socle qui permet de s’appuyer sur ce qui a été bien fait avant eux. Dans les grandes institutions, il y a d’ailleurs peu de grands pédagogues qui ont fait ce métier, comme c’était le cas avant. Vous ne pouvez pas imaginer ce que m’a apporté ma rencontre avec le baryton Walter Berry. Se retrouver face à quelqu’un qui a chanté avec quasiment tous les plus grands chefs d’après-guerre et qui a enregistré presque tout le répertoire allemand, cela nourrit énormément.
Comment avez-vous construit votre propre bagage de connaissances lyriques ?
J’ai démarré sur le tard. À 27 ans, je faisais des logiciels de structure pour des charpentiers. Je chantais dans un ensemble vocal parisien amateur. À 30 ans, j’ai intégré la Hochschule de Vienne, où j’ai énormément profité des places debout de l’Opéra d'État, qui coûtaient 10 shillings (moins d’un euro). Je voyais mon professeur chaque semaine : nous avons travaillé de nombreux répertoires. Aujourd’hui, internet permet aussi de faire son éducation car il y a une offre pléthorique, même si rien ne vaut un son en direct dans une salle.
Justement, que pensez-vous de l’opéra au cinéma ?
C’est autre chose. La voix lyrique est faite pour être projetée loin, passer au-dessus d’un orchestre et se développer dans la salle : les harmoniques prennent leurs aises avec la distance. Mais avec les micros HF [sans fil, ndlr] utilisés pour ces diffusions, le son est capté tout près de la bouche, ce qui ne met pas les voix en valeur. À la limite, le son était meilleur dans les années 50, quand il y avait quelques micros devant la scène et au-dessus de l’orchestre.
Vous avez participé avec le Palazzetto Bru Zane à la redécouverte rocambolesque de la Reine de Chypre (lire notre compte-rendu) en fin de saison dernière : où en est le projet d’enregistrement ?
Il a pu être terminé : il sortira fin 2018. Ils ont pu faire des patchs avec Cyrille Dubois. L’enregistrement aura l’avantage d’exister car il y a de belles pages dans cette partition.
Comment avez-vous vécu ce concert ?
J’ai trouvé dommage de ne pas prévenir le public au départ que Sébastien Droy ne pouvait pas chanter certains ensembles afin que les patchs avec Cyrille Dubois puissent se faire et qu’il reprenait le rôle au pied levé : il avait été prévenu la veille et avait passé sa journée à répéter. Ensuite, en ce qui me concerne, j’avais peu de choses à chanter avec lui : ça a dû être plus difficile pour Étienne Dupuis et Véronique Gens car ils avaient des duos et des trios avec lui, musicalement pas faciles : quand vous n’avez pas le collègue pour vous aider à porter la voix dans les grandes envolées, c’est très compliqué. Je compatis également pour Sébastien Droy, qui avait beaucoup de pression car sans lui le concert devait être annulé. J’espère qu’il en tirera de la reconnaissance, même si mon expérience me prouve qu’il ne faut rien décider dans cet espoir-là : il faut faire les choses quand on a envie de les faire.
De quoi votre saison 18/19 sera-t-elle faite ?
La saison prochaine, j’aurai beaucoup de projets autour d’Offenbach, notamment avec le Palazzetto Bru Zane. J’irai à l’Opéra Comique et au TCE et je reviendrai à Nancy. Certains titres seront très intéressants, mais je ne peux pas en dire plus !