Laurent Pelly : « J’ai l’obsession des chœurs et de la narration onirique »
Laurent Pelly, vous travaillez actuellement à la mise en scène du Barbier de Séville à l’affiche cette semaine au Théâtre des Champs-Élysées. Où en êtes-vous dans les répétitions ?
Nous attaquons demain les répétitions scène-orchestre [la mise en scène y est travaillée avec l’orchestre dans la fosse, seul un accompagnement au piano étant disponible avant, ndlr]. Aujourd’hui, nous avons fait une italienne [les chanteurs y répètent avec l’orchestre, mais sans mise en scène, ndlr]. J'y assiste pour le plaisir et pour écouter, même si je ne participe pas. J’avais hâte de voir comment Jérémy Rhorer [le chef d’orchestre de la production, ndlr] allait interpréter la partition.
Y a-t-il des surprises par rapport à ce à quoi vous vous attendiez ?
Il y a effectivement des surprises de tempi. Nous avons aussi des problèmes de balances à résoudre. C’est cependant un exercice difficile sur une italienne, sans décor, et donc sans la profondeur du plateau.
Comment décririez-vous la mise en scène ?
J'avais déjà monté un Rossini il y a quatre ans : c’était Le Comte Ory à l'Opéra de Lyon. Dans cette production, nous avions transposé l'univers historique de l’œuvre dans un univers très contemporain. Pour le Barbier, cela ne m'intéressait pas de procéder de cette manière : le Barbier est l'une des œuvres du répertoire les plus jouées avec La Traviata, Carmen ou La Bohème. C’est à une expérience musicale que se livre Rossini : nous ne pouvons pas y dissocier le théâtre et la musique. Aussi ai-je choisi de gommer complètement tout ce qui est historique ou social dans l’œuvre. Nous mettons en scène la musique et l'idée de la musique : le décor est constitué de pages de partitions et les personnages, habillés en noir, y sont des notes de musique. C'est assez sobre et simple. Ce qui m'intéresse, c'est de donner à voir la folie de Rossini, son énergie, et, en même temps, de faire fonctionner le théâtre, parce qu'il s'agit de commedia dell'arte. Nous sommes loin de Beaumarchais. Les personnages sont des archétypes, leur psychologie est très peu travaillée : il y a la jeune première, le vieux barbon, le fourbe, qui fait penser à Scapin ou Arlequin.
Cette énergie de la musique doit être différente selon les chanteurs qui sont sur scène : comment travaillez-vous avec les deux distributions dont vous disposez ?
Nous n’avons que six semaines de répétitions en tout : nous ne pouvons pas dupliquer totalement le travail. J'ai donc principalement construit la mise en scène avec la première distribution. La seconde est présente à toutes les séances de travail et adapte ce que nous créons à leur propre personnalité et à leurs caractéristiques. Nous avons par exemple modifié des choses pour s’adapter à la différence d’âge entre les interprètes et leurs personnages, comme c’est le cas pour Bartolo ou Basilio. Par ailleurs, ce qui est compliqué, c'est qu’il y a de très fortes personnalités dans la première distribution, comme Peter Kálmán ou Robert Gleadow. Ce sont des chanteurs qui proposent beaucoup d’idées. Cependant, à partir du moment où ils acceptent la règle du jeu, il faut qu'ils s'astreignent à rentrer dans quelque chose de très contraignant. Cette contrainte passe par les mouvements. Il ne s'agit pas d'une chorégraphie parce que les chanteurs ne dansent pas. Toutefois, leurs mouvements sont millimétrés, comme la musique de Rossini. Et parce que le sentiment et les émotions mènent ce travail, il y a aussi une recherche à faire avec eux. Florian Sempey, ou d'autres chanteurs qui ont déjà joué plusieurs fois le Barbier, arrivent aussi avec leur bagage, leur expérience. Les jeunes chanteurs, qui en ont moins, apprennent pendant ce temps. J'essaye également de leur insuffler des choses. Il y a dès lors un aspect pédagogique dans cette manière de travailler. C'est passionnant !
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Le travail théâtral est très important dans vos mises en scène. Or celui-ci passe en premier lieu par le choix des interprètes : y participez-vous ?
Cela dépend des productions. Dans le cas présent, Michel Franck m'a consulté pour connaître ma vision des personnages. Je suis plus impliqué dans le choix quand il s’agit d’œuvres avec du texte parlé, comme chez Offenbach. A l’inverse, lorsque je travaille au Met, on ne me demande pas beaucoup mon avis.
Comment avez-vous travaillé avec Jérémie Rhorer ?
Nous discutons énormément. C'est un échange qui n'est pas conceptuel. Je travaille toujours de manière très instinctive, presque charnelle avec la musique. Jérémie et moi échangeons beaucoup pendant les répétitions. Par exemple, je peux lui poser des questions sur tel ou tel tempo. Parce que j'inscris tout mouvement dans la musique, il y a des choses que j'entends et il y en a parfois qui m'échappent.
Vous évoquiez des tempi parfois surprenants entendus durant l’italienne. Cela affecte-t-il la manière d’interagir sur scène ?
Tout à fait. La mise en scène étant calquée sur la musique, il est important d’entendre un appui musical sur les mouvements que nous organisons. La collaboration entre le chef et le metteur en scène est très importante. Il m'est arrivé que la collaboration ne se passe pas bien, qu'elle soit compliquée, difficile. Dans ce cas-là, ça ne m'intéresse pas beaucoup de faire de l'opéra, parce que c'est grâce à une bonne collaboration que l'on arrive à faire quelque chose d'intéressant.
En octobre dernier, Moshe Leiser a co-dirigé le Couronnement de Poppée à Nantes avec Gianluca Capuano afin de créer une fusion entre le théâtre et la musique (lire son interview ici). Est-ce quelque chose qui vous intéresserait ?
Je ne savais pas qu'il avait fait ça. Metteur en scène est un métier que je pratique depuis 38 ans, et j'ai monté plus d'une centaine de spectacles. C'est comme lorsqu’on me demande si cela m'intéresse de faire du cinéma. Je me dis que pourquoi pas, mais c'est un autre métier. Je préfère travailler dans le cadre d’une collaboration à deux : celle que nous avons construite avec Jérémie Rhorer est belle, par exemple. Et d'une manière générale, lorsque l'on s'entend bien avec un chef, cela déteint sur toute l'équipe. Ici, nous sommes en plus dans quelque chose de particulièrement énergique, de pétillant, de joyeux, avec de l'humour, ce qui se ressent dans l’ambiance de travail.
L'humour est quelque chose que vous travaillez souvent : comment opérez-vous cette matière-là ?
Je ne peux pas l'expliquer. C'est quelque chose que j'ai toujours pratiqué. C'est une expression, un langage, un vocabulaire, presque une philosophie, une manière de voir les choses.
Votre travail avec les chœurs est très reconnaissable, très précis, et souvent très humoristique : d’où vous vient ce goût particulier ?
C’est vrai, j'aime beaucoup les chœurs. Pour moi, les chœurs sont une énergie, un monde. De plus, ils sont ce qui fait l'opéra. C'est la convention absolue. En effet, il est difficile d'accepter qu'un personnage chante, contrairement au théâtre où il parle. Ici, il y a 30, 40 voire 80 personnes qui chantent ensemble et qui peuvent affirmer ou non la même chose. Ce fait pose tout de même une question ! Quand un chœur entre en scène, il faut se poser la question de savoir pourquoi ils sont là, qu'est-ce qu'ils ressentent, et pourquoi ils se mettent à chanter en même temps. J'ai beaucoup de plaisir à faire cela. Je passe en fait mon temps à résoudre des problèmes et à répondre à des questions.
Individualisez-vous le travail avec les chœurs ?
À la fois oui et non. C'est important pour moi de rencontrer les gens, de discuter avec eux, afin que nous puissions travailler ensemble. Cependant, nous travaillons souvent des dynamiques de groupe, très précises, dans les mouvements et dans les sentiments à jouer. Dans le Barbier, dramaturgiquement, il y a une question qui se pose lors du final de l'Acte I, qui est totalement incohérent : avant l'entrée des chœurs, les personnages sont en plein conflit, avec des enjeux individuels pour chacun d'entre eux. Arrive le chœur, et là, tout est effacé. Le chœur dit quelque chose, et les solistes disent tous la même chose, et pas une seule fois mais cinquante fois ! Nous basculons soudainement dans une quatrième dimension : je ne m'en étais pas rendu compte avant les répétitions, mais cela m'a donné beaucoup de travail, parce que c'est une folie musicale et dramatique. D'ailleurs, le dernier mot de l'Acte I est "folie".
Déterminez-vous à l'avance tous les mouvements ?
C'est mieux de prévoir lorsqu'il y a beaucoup de monde sur scène ! J'arrive toujours avec un dessin précis mais je ne sais pas forcément tout. Il y a des choses que je n'entends pas forcément bien et c'est pour cela que je dois discuter avec le chef, notamment dans le bel canto, dans lequel un personnage peut répéter 25 fois la même chose sans qu'il y ait d'évolution dramatique. Cela dépend aussi de la difficulté musicale. Par exemple, dans le cas de l'air final d'Almaviva, on ne peut pas faire faire des claquettes au chanteur. Même si l'on a pensé précisément à quelque chose, la discussion avec le chanteur est nécessaire. Il faut le faire ensemble. Au théâtre, j'arrive toujours avec des idées d'images, avec des idées de sens, de rythme. C'est un échange avec les acteurs. Au début, lorsque je travaillais un opéra, j'opérais de cette manière. Mais je me suis rendu compte très vite que je n'avais pas le temps, que, lorsqu'il y a beaucoup de monde sur scène, le rythme de travail est compliqué, et que ça demande une préparation conséquente. Au début de Viva la Mamma, par exemple, il y a neuf solistes sur scène et chacun chante quelque chose de différent. Si l'on ne décortique pas le travail avant, on n’est pas efficace en répétition. Il y a aussi des ouvrages qui ne supportent pas cette manière de travailler. Si, avec Donizetti, par exemple, il est évident que tout le mouvement est dans la musique, il y a des ouvrages plus contemporains qui nécessitent un jeu plus naturaliste et pour lesquels il faut davantage un travail de recherche et de théâtre.
« J'essaye de mettre la musique dans le corps du chanteur »
Pourquoi faîtes-vous vous-même vos costumes ?
Probablement par goût. J'ai toujours fait les costumes de mes spectacles, depuis presque 40 ans, au théâtre comme à l'opéra. Le fait de dessiner la silhouette du personnage me permet presque de rentrer dans la fabrication et dans la tête du personnage. Je passe autant de temps à dessiner l'expression ou le visage du personnage que le costume en lui-même. Il y a des costumes qui sont amusants à dessiner comme celui du Roi Carotte. C'est génial parce que je ne me pose pas de limites. Ensuite, il y a aussi bien sûr des costumes classiques qui ne sont pas très amusants à dessiner. Dans tous les cas, c'est plus la silhouette, le corps du personnage qui m'intéresse. Pour donner à voir la musique, j'essaye de mettre la musique dans le corps du chanteur, et dans le corps du personnage aussi, a fortiori.
Vous avez l'habitude de travailler avec Chantal Thomas pour les décors de vos productions. Or, vous les avez dessinés vous-même pour ce Barbier. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ?
C'était une histoire de calendrier. Je fais les décors de mes spectacles de théâtre depuis un certain temps, notamment grâce à l'atelier de décor du TNT de Toulouse [qu’il dirige depuis 2007, ndlr]. Chantal et moi préparons actuellement Lucia pour la fin de la saison et la reprise du Roi Carotte. Cela faisait beaucoup de choses. C'est très difficile de trouver un scénographe avec qui vous vous entendez. Je suis assez fidèle à mes deux scénographes : Chantal Thomas et Barbara de Limburg, avec qui j'ai notamment fait Le Coq d'or l'année dernière. Il m'est arrivé une ou deux fois de mal tomber, de faire appel à quelqu'un que je ne connaissais pas beaucoup. Le dialogue ne se faisait pas. Pour le Barbier, je me suis dit que je n'allais pas chercher quelqu'un d'autre et qu’il était plus simple de le faire moi-même. Pour moi, une scénographie ne doit pas être quelque chose de décoratif. Ce n'est pas un décor. C'est un outil pour raconter une histoire.
Le Roi carotte, justement, va être repris à Lille. Y dirigerez-vous les répétitions ?
Oui, mais ce n'est pas toujours le cas. Je n’irai d’ailleurs pas à toutes les répétitions : on ne me le demande pas. Parfois, j'insiste même pour venir ! Mais pour Le Roi carotte, qui est un spectacle très compliqué, et qui sera également repris à Lyon l’an prochain, il est utile que je puisse être là. J'ai trois assistants en qui j'ai une confiance aveugle, qui remontent certains de mes spectacles. C’est notamment le cas des productions comme La fille du régiment qui en est à la seizième ou à la dix-septième reprise, et auxquelles je ne participe plus. Elle sera encore jouée à Séville, puis à Vienne au mois de décembre, puis encore au Met et à Lyon. Il en va de même pour l’Elixir d’amour. L'année prochaine je refais aussi à Berlin Les Contes d'Hoffmann, une production qui aura 15 ans. J'ai beaucoup de plaisir à retravailler cet ouvrage, parce que je redécouvre toujours de nouvelles choses et parce que l'œuvre est incroyable. À Vienne, c'est Sabine Devieilhe qui reprend La fille du régiment : j'ai travaillé avec Sabine sur L'enfant et les sortilèges. Aussi vais-je aller à Vienne pour avoir le plaisir de la retrouver et pour le plaisir de travailler avec elle.
Imaginiez-vous à l’époque de leur création que ces œuvres recevraient un tel succès ?
Non. Je ne savais même pas que c’était possible ! Quand j’avais 15 ans, j'ai vu Simon Boccanegra au Palais Garnier. Quand j’ai appris que la production avait dix ans, cela m’avait paru très vieux : au théâtre, une production se joue sur cinq saisons au maximum.
Comment expliquez-vous le succès de ces productions ?
Je ne sais pas. Il s'est passé quelque chose de magique avec La fille du régiment. J'ai, en plus, construit cet opéra sans vraiment y croire, car il ne s'agit pas d'un ouvrage majeur de l'art lyrique. On m'a proposé ce projet cinq ans avant la première. Je devais le produire à Covent Garden, au Met et à Vienne. J'étais heureux d'aller au Met avec Natalie Dessay [qui chantait le rôle de Marie, ndlr] : c'était génial. Mais je ne pouvais pas imaginer que quinze ans plus tard, on en serait à la dix-huitième reprise. Et il y en a encore quatre à venir.
Est-il difficile pour vous de laisser une production vous échapper ?
Pas vraiment, car je suis toujours en train d'en faire d'autres. Je ne laisse toutefois jamais de côté une production. J'en ai toujours des échos. Cela dépend aussi du plaisir qu'on a eu à le faire. Par exemple, c'est moi qui suis à l'origine du travail sur Le Roi Carotte ou Viva la Mamma et c'est moi qui les ai proposés. Ce sont des œuvres un peu insolites, improbables même. À partir du moment où le spectacle s'est fait, c'est un vrai plaisir que de pouvoir y revenir et modifier des choses. Au théâtre, je suis là à quasiment toutes les représentations. À l'opéra, on ne me demande pas de le faire. C'est dommage parce que les éléments comiques bougent en fonction du rire des spectateurs et pourraient être ajustés au fil des représentations.
Vous disiez que vous avez trois assistants qui travaillent avec vous. S'agit-il d'une organisation qui est fixe ou plutôt mouvante ?
C'est un peu d'improvisation à chaque fois. Christian Räth, avec qui je travaille beaucoup et qui monte en ce moment Le Baron tsigane à Genève, est plus qu'un assistant, c'est un ami. Il a été mon premier assistant il y a 20 ans à Genève : nous nous entendons très bien. Je comprends qu'il ait désormais envie de monter ses propres spectacles. Le choix d'un assistant est compliqué, parce que c'est une place un peu ingrate, un peu particulière. C'est quelqu'un qui doit remonter les spectacles, c'est-à-dire être très à l'écoute de ce que l'on dit. Il doit respecter l'esprit de la production originelle, sans prendre de liberté, mais en même temps insuffler l'énergie qu'a le metteur en scène au départ. Il y a des gens qui savent faire cela tout en restant discrets.
Vous reprendrez une autre production cette année à l'Opéra de Paris : L'heure espagnole et Gianni Schicchi. Que pouvez-vous dire à ceux qui ne l'ont pas vu et qui auraient envie de la voir ?
Elle est super ! Ce sont deux chefs-d’œuvre de comédie. C’est un spectacle datant de 2003, que j’ai créé au Japon avec Seiji Ozawa. Nous avons marié plus tard L'heure espagnole avec L'enfant et les sortilèges à Glyndebourne, qui l’a louée et l’a sortie du diptyque, puis à la Scala. Par contre, nous n'avions pas encore repris Gianni Schicchi.
Liez-vous les deux œuvres dans votre mise en scène ?
Pas vraiment. Ce qui réunit les deux, c'est la noirceur du comique. Les deux ont été écrites la même année, mais, si l'on omet cet élément historique, ce sont des ouvrages musicalement différents. L'heure espagnole est un ouvrage extraordinaire parce que c'est du comique savant, très fin, burlesque, drôle, profond et poétique. Il y a une vraie profondeur et en même temps, une gauloiserie débridée. Ce spectacle a été le premier que je faisais hors de France.
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Quelle est la production dont vous êtes le plus fier ?
Je dirais que ce sont les dernières que j'ai faites car elles sont plus proche de ce que je suis aujourd’hui. Platée est une production dont je suis très heureux. C'est Marc Minkowski m'a donné l'occasion de l'entendre pour la première fois. C'est une œuvre extraordinaire, aussi bien théâtralement que musicalement, assez intellectuelle, avec beaucoup de ramifications. J'aime également beaucoup notre production des Contes d'Hoffmann, celle du Roi carotte et de Viva la Mamma. Sur cette dernière, il s'est vraiment passé quelque chose de merveilleux entre les chanteurs. Le résultat en a été un spectacle drôle et en même temps mélancolique, triste. J'adore ce mélange.
Est-ce que vous faites des bilans de vos productions ?
Oui. Il y a des choses pour lesquelles je suis moins fier ou pour lesquelles je suis passé à côté. Ce qui est compliqué à l'opéra, c'est que le metteur en scène n'est pas le seul maître à bord. Je dis toujours que si l'on fait une mise en scène géniale avec une distribution et un chef pas très bons, le spectacle ne sera pas très bon. En revanche, en faisant une mise en scène moyenne avec une distribution et un chef génial, le spectacle sera bien. Souvent, les productions que j'ai le moins réussies sont celles où l'alchimie ne s'est pas faite entre les intervenants.
Quelles sont les grandes étapes dans votre travail d'une œuvre ?
J'aime beaucoup avoir les projets longtemps en avance. Cela me permet de les mûrir sans vraiment y penser. Concernant le Barbier, cela faisait au moins trois ans que j'y réfléchissais. La Fille du régiment a été pensée cinq ans avant sa création. Notre idée de l’œuvre peut évoluer en fonction de notre vie, de l'actualité et des différentes sources d’inspiration auxquelles on est confronté. Il y a parfois un déclic qui fait que l'on sait d’un coup comment on va traiter l’ouvrage.
Les angles que vous abordez sont parfois originaux, comme ce fut le cas dans Viva la Mamma (lire ici le compte-rendu de la production). Comment en arrivez-vous à ces concepts ?
Ce sont les œuvres qui m'imposent mes angles. Viva la Mamma était pour moi une œuvre intéressante mais désuète. C'était quelque chose du passé, d'où l'idée des fantômes et des personnages qui détruisent le théâtre pour en faire un parking. Parfois, je suis trop respectueux des œuvres. Je me dis souvent qu'à partir du moment où un ouvrage a traversé le temps, je dois lui faire confiance. Mais par exemple, dans le cas des Puritains, je me suis dit après-coup que j'aurais dû mettre un coup de pied plus fort dans cette œuvre dramaturgiquement très difficile.
Comment définiriez-vous votre patte ?
Je ne sais pas. Évidemment, lorsque je vois certains de mes spectacles, il y a des points communs. J'ai certaines obsessions, comme tout metteur en scène. Il y a l'obsession des chœurs, de la narration onirique. Cela m'aide à ouvrir certaines portes. Il y a aussi la volonté de laisser l’œuvre me dicter la forme esthétique et les choix de mise en scène.
Êtes-vous musicien vous-même ?
J'ai fait beaucoup de musique étant jeune. J'étais dans un chœur pendant longtemps. J'ai pratiqué le hautbois et le solfège. Plus tard, j'ai fait du chant, afin de savoir ce que cela faisait, et c'était un vrai plaisir. Cela a duré 5 ou 6 ans. Lorsque j'ouvre une partition, je ne sais pas déchiffrer à vue mais ce n'est pas du tout un langage étranger.
Comment équilibrez-vous votre travail entre le théâtre et l'opéra ?
Ma vie va légèrement changer parce que j'étais Directeur du Théâtre National de Toulouse pendant 10 ans et que mon contrat finit à la fin du mois de décembre. Cela signifie que je vais être indépendant. Je vais continuer à faire des productions de théâtre, mais de manière moins régulière. Lorsqu'on est directeur d'un centre dramatique national, le cahier des charges nous impose de faire au moins une production par an. L'année prochaine, je ne ferai pas de nouvelle production de théâtre. En revanche, nous allons reprendre L'oiseau vert de Carlo Gozzi au Théâtre de la Porte Saint-Martin pendant trois mois. Ce sera une nouvelle aventure car il s'agit d'un théâtre privé. Nous serons dans un nouveau circuit. Ensuite, je resterai en compagnie et créerai des spectacles.
Avez-vous envie de trouver un autre point d'ancrage, pourquoi pas dans une maison d’opéra, à l’instar de Marc Minkowski à Bordeaux ?
Pour l'instant non. J'ai besoin d'un peu de temps. Prendre la direction d'un opéra est quelque chose de compliqué. Vous devez gérer un orchestre, des chœurs, un ballet. À Toulouse, le TNT est l'une des plus grosses maisons de France avec une cinquantaine de salariés, tandis qu’il y en a par exemple plusieurs centaines à Bordeaux. Ce qui m'intéresse, c'est la scène, le plateau. Je vais quitter Toulouse et m'installer en Bourgogne. Je souhaite créer un lieu pour pouvoir répéter, faire de la pédagogie avec des chanteurs et des acteurs, mais aussi héberger des compagnies ou d'autres metteurs en scène. C'est mon prochain projet.
Vous avez mentionné deux fois votre intérêt pour la pédagogie : qu’est-ce qui vous attire dans cet exercice ?
Je trouve qu'en France, les chanteurs n'apprennent pas assez le théâtre. Or, l'opéra, c'est du théâtre. Lorsque vous tombez sur des jeunes gens dans une production et qu'il faut leur expliquer les bases, c'est compliqué. Il serait très important pour moi de faire pratiquer le théâtre aux jeunes chanteurs. C'est quelque chose qui me tient à cœur. Cela pourrait être lié à une maison d'opéra. Il s'agirait de faire faire du théâtre, voir monter des spectacles théâtraux sans musique. Il y a des chanteurs qui n'ont même pas l'idée de ce qu'est le théâtre, des jeunes chanteurs à qui l'on a dit de chanter ou de placer sa voix de telle ou telle manière, en oubliant de leur dire qu'ils jouaient un personnage. Lorsque je me retrouve face à des gens comme ça, j'ai l'impression que je peux leur apporter quelque chose.
Quels seront vos principaux projets pour les saisons à venir ?
Il y en a beaucoup. En ce qui concerne les nouvelles productions, les prochaines échéances sont Candide à Santa Fe l'été prochain. Ensuite, je monterai Lucia à Philadelphie et au Staatsoper de Vienne. Il y aura aussi beaucoup de projets à Lyon. J'aime beaucoup travailler avec des chanteurs ou des chefs avec qui je m'entends très bien, leur proposer de monter une production pour eux. Ce type de projet peut se faire à Lyon, qui est une maison que j'aime beaucoup et où j'ai commencé à faire de l'opéra. Je n'ai plus très envie de me retrouver sans raison à l'autre bout du monde sans connaître personne, comme un prestataire de services. Cela n'a pas beaucoup de sens pour moi. Il y a certaines maisons comme La Monnaie ou Madrid avec lesquelles je travaille beaucoup, avec lesquelles j'ai un véritable lien et de grandes affinités artistiques.
Comptez-vous revenir à l'Opéra de Paris ou au TCE pour de nouvelles productions ?
Pas pour l'instant. Nous avons été en discussion avec Stéphane Lissner sur plusieurs projets qui n'ont pas aboutis après Platée. Cela me permet de venir ici. Pour le TCE il y a quelques idées, mais rien de concret encore.
Et au Théâtre du Châtelet, où vous avez monté de nombreuses productions avec Marc Minkowski ?
Non, mais cela arrive lorsqu'un directeur de théâtre veut changer d'écurie. J'ai longtemps travaillé à Covent Garden et je n'y ai plus été lorsque la direction a changé. Actuellement, elle change à nouveau, aussi vais-je peut-être y remonter des projets. Le Roi Carotte a failli se faire au Châtelet il y a longtemps, Cendrillon également, mais ça ne s'est finalement pas fait. Ce n'est pas grave, je suis loin d'être désœuvré.
Avez-vous d'autres projets prévus avec Minkowski ?
Nous allons refaire le Barbier à Bordeaux la saison prochaine. Entre temps, cette production sera jouée cette saison à Marseille et au Luxembourg.
Qu'est-ce qui fait que cette alchimie a si bien fonctionné entre vous ?
Au départ, il y a eu Platée et Offenbach. Marc est quelqu'un qui adore le théâtre, et qui dirige en faisant du théâtre. C'est ce qui a fait que cela a bien fonctionné. De plus, nous avons le même âge. Nous sommes de la même génération. Nous étions tous les deux à Grenoble, lui avec son ensemble des Musiciens du Louvre, et moi comme directeur du CDNA. C'est d'ailleurs Grenoble qui nous a réunis, lorsque Jean-Pierre Brossmann a eu l'idée de créer une équipe grenobloise à l'époque où il était à l'Opéra de Lyon. Et puis Renée Auphan de l’Opéra de Genève s'est greffé là-dessus.
À la Monnaie, vous avez monté Le Coq d'or. Le texte étant au cœur de votre approche, comment travaillez-vous une œuvre écrite en russe ?
Je travaille avec les traductions. Cela me faisait très peur lorsque j'ai commencé à travailler sur Le Coq d'or. J'ai toutefois eu la chance de collaborer avec deux personnes extraordinaires qui sont une coach traductrice et une coach musicale, laquelle est une chef de chant russe. Ces deux personnes m'ont mis le pied à l'étrier, et nous avons tous les trois travaillé très près du texte avec les traductions. Ce qui était impressionnant, c'est que la production était à 95% russe. Les chanteurs connaissaient mieux l’œuvre que moi car cette œuvre, méconnue en France, est un monument en Russie. Ils m'ont cependant vite adopté car ils ont très vite adhéré à l'idée du spectacle. Le Coq d'or est pourtant une pièce très subversive, dans laquelle le choix des mots n'est pas anodin. D'ailleurs, si je disais à l'époque que je ne voulais plus travailler dans des langues que je ne connaissais pas, l'expérience du Coq d'or m'a un peu fait penser le contraire.
Vous avez monté 40 productions d'opéra, 60 d'art dramatique et vous avez dirigé un théâtre. Aujourd'hui, quelle est votre ambition pour la suite de votre carrière ?
Je n'en ai pas et, en réalité je n'en ai jamais eu. Je n'ai pas du tout de plan de carrière. Ce qui me plaît, c'est de monter des spectacles. Je souhaite continuer à faire des choses qui m'intéressent, à ne pas m'ennuyer et à jouer avec des acteurs et des chanteurs talentueux. J'ai en effet vraiment l'impression de jouer. Quand on invente un spectacle, on joue avec les interprètes et on est soi-même interprète. Je souhaite que cela puisse continuer dans ces conditions. J'ai la chance de travailler la plupart du temps dans de très belles maisons, et d’avoir la possibilité de choisir ce que je fais. Il y a une maison que j'adore, c'est l'Opéra de Santa Fe où je vais produire Candide. Cela doit faire 15 ans que je travaille avec eux. J'ai la chance de pouvoir me demander ce que l'on pourrait faire de nouveau ensemble.
Est-ce qu'il a des interprètes avec lesquels vous n'avez pas encore travaillé et avec qui vous souhaiteriez le faire ?
Bien sûr. Il y a également des chanteurs que j'ai rencontrés une seule fois et que j'aimerais revoir. Avec Yann Beuron, le hasard a longtemps fait que nous étions ensemble sur quasiment toutes les productions que nous faisions. Ensuite, nous nous sommes perdus de vue. Et lorsque nous nous retrouvons, cela nous donne envie de refaire des choses ensemble.