En Bref
Création de l'opéra
Fuyant ses créanciers allemands, Wagner décide de tenter sa chance en France en septembre 1839 et de présenter un nouvel ouvrage en un acte à l'Opéra de Paris. Dès le mois de mai 1840, le compositeur commence à écrire à Meudon une première version en prose du livret en s'inspirant librement des « Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski » (1834) de Heinrich Heine, poète germanique exilé à Paris qui lui donna son accord pour adapter sa nouvelle. Parallèlement à l'élaboration du livret en vers achevée en mai 1841, la composition musicale était déjà amorcée avec quelques extraits, dont la « Ballade de Senta » et le début de l'acte III. Malgré l'achat du plan du livret par Léon Pillet, le directeur de l'Opéra de Paris, les relations avec cette maison n'aboutiront à aucune commande : les ébauches de Wagner seront confiées au poète Paul Foucher ainsi qu'au compositeur Louis-Philippe Dietsch. Le reste de l'opéra fut composé pendant l'été 1841 à l'exception de l'Ouverture et de l'orchestration, complétées en novembre de la même année.
Après les désillusions auxquelles Wagner s'est confronté dans la capitale française, il part en 1842 à Dresde pour faire représenter son troisième opéra, Rienzi, dont le succès l'encourage à présenter un nouvel ouvrage lors de la saison suivante. Le Vaisseau fantôme est représenté pour la première fois le 2 janvier 1843 au Königsliches Opernhaus de Dresde, sous la direction du compositeur. Cependant, l'opéra n'enthousiasme pas le public et n'est représenté que quatre fois à Dresde, tandis que sa carrière internationale ne se confirmera qu'à partir de la décennie 1870.
Si le Vaisseau fantôme se démarque des précédents ouvrages, le fait qu'il ait été composé pendant les années où Wagner cherchait à s'établir en France peut expliquer le sentiment d'une « œuvre inaboutie » qu'elle laissera chez le compositeur jusqu'à une période assez tardive de sa vie. Ainsi, le compositeur apporte des changements conséquents dans une première révision de l'opéra en 1860 avec l'ajout de vingt-et-une mesures à la fin de l'Ouverture, et une réécriture du troisième acte. Par ailleurs, l'idée d'une révision complète émerge fréquemment dès 1865 dans la correspondance du compositeur et dans les témoignages de sa femme Cosima. Enfin, le Vaisseau fantôme fait partie du répertoire programmé au Festival de Bayreuth, contrairement aux opéras de jeunesse que sont Les Fées, La Défense d'aimer et Rienzi qui en ont été exclus.
Clés d'écoute de l'opéra
La légende du Vaisseau fantôme
Wagner a écrit le livret de son quatrième opéra à partir d'une ancienne légende de marins. En effet, celle-ci lui aurait été contée – d'après son autobiographie – au cours d'une escale à Sandwike le 29 juillet 1839 lors d'une traversée en mer baltique de Riga à Londres. Mais la légende du Fliegende Holländer, littéralement le « Hollandais volant », avait déjà connu une certaine fortune avant que Wagner ne l'adapte à la scène lyrique : les premiers récits de pacte avec le diable pour survivre à une tempête sont déjà présents chez Vasco de Gama en 1497, puis en 1550 avec Gaspar Correia, avant que la légende ne soit fixée à la fin du XVIIIe siècle. C'est à partir de ce moment que le récit se diffuse de façon exponentielle à l'écrit : parmi les versions les plus connues, A Voyage to Botany Bay (1795) de George Barrington, The Ancient Mariner (1797) de Samuel Taylor Coleridge, Le Vaisseau fantôme (1826) et La Grotte de Steenfoll (1828) de Wilhelm Hauff, The Flying Dutchman or The Phantom Ship (1827) d'Edward Fitzball, Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski (1834) de Heinrich Heine ou encore The Phantom Ship (1839) de Frederick Merryat. Wagner découvre celle de Heine en 1838, soit un an avant de vivre l'expérience d'une tempête en mer le 27 juillet et de recueillir le témoignage des marins norvégiens sur cette légende deux jours plus tard. Outre l'escale norvégienne à Sandwike, Wagner s'inspirera des chants de l'équipage pour les chœurs de matelots du troisième acte tandis que le terme « tjenta » (« servante » en norvégien) est à l'origine du prénom de Senta.
Plusieurs éléments du Vaisseau fantôme ont pu enthousiasmer les artistes du siècle romantique et peuvent expliquer l'inclination de Wagner pour cette légende. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'opéra allemand, qui n'émerge véritablement qu'à partir du XIXe siècle, repose sur des intrigues aux allures de contes fantastiques, comme le Freischütz (1825) de Weber, par exemple. Les thèmes de l'errance et de la malédiction du Hollandais sont des avatars du Wanderer allemand ou de Faust qui conclue un pacte avec le Diable, tandis que l'aspiration à un amour pur du Hollandais et la rédemption par l'amour grâce à une femme ne sont pas sans évoquer les opéras que Wagner écrira après le Vaisseau fantôme. Que ce soit dans Tannhäuser, Lohengrin (qui forment d'ailleurs une trilogie avec le Vaisseau) ou plus tard dans Parsifal, l'aspect légendaire reposant sur le lien entre réalité humaine et fantastique, mais également la psychologie des personnages (héros ex-communié ou maudit, héroïne salvatrice) seront les fils conducteurs du drame wagnérien, jusqu'à prendre une dimension nouvelle dans l'épopée que constitue l'Anneau des Nibelungen.
L'opéra wagnérien en germe dans Le Vaisseau fantôme
C'est véritablement à partir du Vaisseau fantôme que Wagner commence à repenser l'opéra, ses trois premiers ouvrages lyriques (Les Fées, La Défense d'aimer et Rienzi) étant souvent considérés comme des œuvres de jeunesse ne possédant pas encore les caractéristiques propres au drame wagnérien. Toutefois, ces caractéristiques sont présentes à un stade embryonnaire, ou ont du être remaniées pour des raisons pratiques. Ainsi, le Vaisseau fantôme est encore ancré dans les conventions opératiques, tout en se rapprochant déjà des œuvres de la maturité wagnérienne. Les premières esquisses du Vaisseau fantôme montrent une structure en un seul tenant pour que l'opéra puisse être représenté sans interruption, avec des intermèdes orchestraux, avant que Wagner ne découpe son opéra en trois actes, le dernier étant beaucoup plus court que les deux premiers – il sera d'ailleurs considérablement remanié en 1860. Loin des concepts de la « Mélodie infinie » ou de « l'art total », Wagner obéit aux formes traditionnelles de l'opéra avec l'enchaînement conventionnel du récitatif et de l'air, comme par exemple dans l'air du Hollandais à l'acte I (« Die Frist ist um ») ou à travers la forme strophique de la ballade de Senta à l'acte II (« Johohohe ! Traft ihr das Schiff »). Par ailleurs, le Vaisseau fantôme laisse encore une place importante aux chœurs à travers des « chants de métiers » (marins à l'acte I et III, les fileuses à l'acte II) – une marque de l'influence française du Grand Opéra pendant les années parisiennes de Wagner, que l'on retrouve notamment dans Les Maîtres Chanteurs de Nüremberg – alors que Wagner atténuera son rôle dans la tétralogie.
Malgré ces premiers éléments, c'est véritablement avec son quatrième opéra que Wagner opère une première étape dans sa conception musicale de l'opéra. Le Vaisseau fantôme est ainsi son premier opéra à employer le système de leitmotiv, ou Grundthema selon le terme employé par le compositeur dans Opéra et Drame (1851), ces motifs musicaux figurant un personnage ou une idée. Dès l'Ouverture orchestrale, le thème du Hollandais volant et celui de Senta (issu de sa Ballade) apparaissent et peuvent être clairement identifiés au fil de l'opéra. Par ailleurs, l'un des changements les plus importants dans la révision de 1860 est l'introduction d'un motif de la rédemption, alors que Wagner travaille parallèlement à l'Anneau des Nibelungen. Enfin, l'écriture orchestrale du Vaisseau fantôme – notamment dans les scènes de tempête – met en avant les timbres de bois et de cuivres et annonce les révolutions qu'apportera Wagner dans le domaine de l'orchestration dans ses futurs ouvrages.