En Bref
Création de l'opéra
Richard Wagner commence à élaborer le vaste projet de L'Anneau des Nibelungen en 1848, soit neuf ans avant la composition de Tristan et Isolde. Il s'agit d'un cycle de quatre opéras conçus comme un « festival scénique en un Prologue et trois journées » : L'Or du Rhin constitue le premier ouvrage, d'où le sous-titre de Prologue, et a été conçu pour introduire les trois opéras suivants que sont La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux. En 1848, Wagner vient d'achever son opéra Lohengrin et n'a connu que quelques succès à l'opéra avec Rienzi (1842), Le Vaisseau fantôme (1843) et Tannhäuser (1845). C'est la révolution de 1849, à laquelle Wagner a participé, qui le décide à se lancer dans la tétralogie, tout en couchant par écrit ses premières réflexions théoriques sur le drame lyrique avec L'œuvre d'art de l'avenir (1849), mais surtout Opéra et drame en 1851.
Véritable entreprise d'art total où le drame et la musique sont conçus dans une seule et même perspective, Wagner a d'abord écrit les livrets des quatre opéras formant sa tétralogie, mais en commençant par le dernier opéra, Le Crépuscule des Dieux. D'abord à l'état d'esquisses en prose commencées à l'automne 1851 et achevées en mars 1852, le livret de L'Or du Rhin a été intégralement versifié entre les mois de septembre et novembre 1852 pour être publié dans l'intégralité de L'Anneau des Nibelungen en février 1853. Pour la composition musicale, Wagner a d'abord écrit la musique entre novembre 1853 et janvier 1854, puis s'est attelé à l'orchestration entre février et septembre 1854. Il s'interrompt cependant du fait de problèmes financiers qui le contraignent à travailler sur d'autres opéras (Tristan et Isolde et les Maîtres-Chanteurs de Nüremberg).
Avec l'arrivée de Louis II de Bavière au pouvoir en 1864, Wagner bénéficie d'un soutien hors du commun dans sa carrière pour mettre un terme à ses projets en cours, et notamment la Tétralogie qu'il avait laissée de côté. Le souverain permet ainsi au compositeur de créer les Maîtres-Chanteurs en 1868 et insiste pour organiser une première représentation de L'Or du Rhin le 22 septembre 1869 au Théâtre Royal de Munich, même si le compositeur voulait que ses quatre opéras soient créés d'un seul tenant. La création de la Tétralogie de L'Anneau des Nibelungen, avec L'Or du Rhin comme le véritable prologue aux trois journées suivantes, eut lieu le 13 août 1876 au premier Festival de Bayreuth. C'est une consécration pour Wagner, dont l'œuvre est enfin représentée dans son ensemble – le cycle sera même interprété trois fois dans son intégralité au cours de la saison de 1876 !
Clés d'écoute de l'opéra
Prologue pour un univers mythologique nouveau
La longue genèse de la tétralogie wagnérienne – de 1848, année des premières esquisses du Crépuscule des Dieux, jusqu'aux dernières modifications pour la création de 1876 – donne une première idée de l'ampleur de ce vaste projet. Conçu comme un « festival scénique en un Prologue et trois journées », L'Anneau des Nibelungen constitue l'aboutissement de ce que Wagner a conceptualisé comme le Gesammtkunstwerk (littéralement « œuvre d'art totale ») dans la recherche d'unité absolue entre drame, texte, musique et action scénique. Ce n'est pas un hasard si l'ouvrage L'œuvre d'art de l'avenir, paru en 1849, est contemporain de la genèse de la Tétralogie : pour Wagner, il s'agit avant tout de réformer l'opéra en réalisant l'union du verbe et de la musique selon l'idéal du théâtre antique, mais également en élaborant un drame qui se veut universel. Le compositeur-librettiste s'est inspiré des légendes médiévales germaniques et nordiques pour Siegfried et les Nibelungen, et a puisé dans la mythologie scandinave l'univers des Dieux du Walhalla et de la création du monde par Erda. Outre la question de l'émergence du nationalisme au milieu du XIXe siècle, le retour à des mythes fondateurs de la culture germanique s'inscrit dans la veine de la littérature romantique fantastique, située dans des époques médiévales déjà présentes dans Tannhäuser et Lohengrin – respectivement créés en 1845 et 1850, soit à la période où l'idée de la tétralogie se précise chez Wagner. La portée philosophique de la Tétralogie s'élargit aux notions plus modernes de libre-arbitre pour la dynastie des humains à partir du héros Siegfried, et témoigne de l'influence des grands esprits du XIXe siècle tels que Schopenhauer ou encore Feuerbach.
La structure du Ring de Wagner est fortement inspirée du théâtre antique : ainsi, L'Or du Rhin a été conçu comme un « prologue » aux trois grands actes ou « journées » que constituent La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux, en étant structuré en quatre scènes et non actes. Le premier opéra de la Tétralogie introduit ainsi véritablement l'univers de L'Anneau des Nibelungen en mettant en scène la faute originelle, et en enclenchant le drame qui se jouera entre les descendances de Wotan et d'Alberich dans les trois opéras suivants. Toutefois, avant même que L'Or du Rhin ne commence, plusieurs événements antérieurs au vol d'Alberich sont évoqués et constituent des éléments fondamentaux dans la compréhension de l'histoire de L'Anneau des Nibelungen : le contrat qui lie les Dieux aux Géants pour la construction du Walhalla a déjà été conclu avant que l'opéra ne débute. Par ailleurs, le premier volet de la tétralogie présente les traits caractéristiques des Dieux comme ceux de Wotan, dont l'avidité du pouvoir est en réalité antérieure à la malédiction de l'anneau, ou encore ceux de Loge, dont le statut au sein des divinités du Walhala et le rôle auprès de Wotan sont d'emblée présenté comme singulier. Enfin, la création du monde et la stabilité de la Nature avant le vol de l'Or du Rhin sont quant à elles fortement suggérées par le grand crescendo orchestral du Prélude de l'opéra – l'un des extraits les plus célèbres de la Tétralogie par son exceptionnel statisme harmonique (les 136 mesures de ce prélude égrènent un arpège de Mi bémol majeur).
La narration dramatique et musicale de L'Or du Rhin
Véritable entreprise pour créer un nouvel opéra, L'Anneau des Nibelungen de Wagner s'émancipe des conventions opératiques de l'ère romantique et participe à l'émergence d'un drame lyrique typiquement germanique. À l'exception des trois filles du Rhin aux interventions groupées, Wagner évite la superposition des lignes vocales et n'écrit aucun ensemble au sens traditionnel à l'opéra, en grande partie pour ne pas entraver la compréhension du texte chanté. L'Or du Rhin met en avant une plongée dans la psychologie grâce à l'opposition, puis l'incompatibilité, entre pouvoir et amour, inhérente à la malédiction de l'anneau : chacun des 34 personnages de la tétralogie se situe ainsi par rapport à ces deux entités en fonction de son vécu, ce qui explique les nombreux rappels à des événements passés ainsi que la longueur de certaines interventions.
Plus encore que les interventions chantées des personnages, l'orchestre est le véritable moteur de l'action et le porteur de la signification et des enjeux du drame. Au-delà des proportions titanesques de L'Anneau des Nibelungen, Wagner introduit l'univers fantastique des Dieux du Walhalla et l'antre des Nibelungen par une composition colossale de orchestre : aux bois par quatre se rajoutent le pupitre massif des cors (pas moins de huit cors, particulièrement exposés dans le Prélude), six harpes ainsi qu'un ensemble inouï de dix-huit enclumes dont le principal rôle est d'illustrer le deuxième interlude orchestral introduisant la scène 3 au Nibelheim. Par ailleurs, Wagner fait concevoir et fabriquer pour sa Tétralogie un nouvel instrument, les Tuben (en registre de ténor et basse) à présent appelés les « tubas wagnériens ».
L'unité musicale de la Tétralogie est en outre assurée par les Leitmotiven confiés à l'orchestre. Ce terme (auquel Wagner préférait celui de Grundthema, littéralement « thème fondamental ») désigne des motifs musicaux associés aux personnages, à leurs idées ou à des objets, et agencés de manière à créer des jeux de rappel ou d'anticipation. Déjà présents dans les opéras précédents, l'utilisation des Leitmotiven prend une importance capitale dans l'élaboration dramatique de la tétralogie comme de véritables symboles et réalisent à nouveau la fusion entre poésie et musique à laquelle Wagner aspire. L'un des exemples les plus significatifs du symbolisme des leitmotiven est celui d'Erda, qui irrigue le contrepoint orchestral, lorsque la déesse énonce sa prophétie au cours de la scène 4 : en effet, l'inversion de celui-ci engendre le leitmotiv du crépuscule des Dieux, traçant ainsi la ligne directrice de toute la Tétralogie wagnérienne.