En Bref
Création de l'opéra
Après avoir abandonné deux projets d'opéras (Salammbô en 1864 et Le Mariage en 1868), Modeste Moussorgski se lance dans la rédaction d'un nouveau livret d'opéra d'après la pièce Boris Godounov de Pouchkine, sous les conseils de Vladimir Nikolski et avec l'aide de Ludmila Chestakova (la sœur du compositeur Glinka). Moussorgski écrit la première version de son opéra en sept scènes et quatre actes entre octobre 1868 et décembre 1869. Toutefois, l'opéra fut présenté aux autorités impériales en 1870 et rejeté par la censure en février 1871 pour plusieurs raisons : tout d'abord, un arrêt interdisait la représentation des tsars russes sur les scènes lyriques (arrêt par la suite amendé en 1872). Mais la cause principale du refus venait surtout de l'absence de rôle féminin principal, d'une intrigue amoureuse et d'un ballet dans l'opéra.
Une seconde version en un prologue et quatre actes vit le jour entre février 1871 et juin 1872, dans laquelle le compositeur réécrivit son livret à la lumière de L'Histoire de l'État russe de Nikolaï Karamzine et d'autres travaux historiques. Six des sept scènes initiales furent conservées mais remaniées, tandis que trois nouvelles scènes furent rajoutées (deux au palais de Sandomir à l'acte III et une à l'acte IV). Une nouvelle fois, Moussorgski essuya un refus des autorités en octobre 1872. Mais l'opéra fut finalement accepté grâce à l'insistance de Guennadi Kondratiev (chanteur et metteur en scène au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg) et Julia Platonova, qui allait créer le rôle de Marina. Enfin, c'est sous la forme d'une version voix/piano que la première publication de l'opéra, basée sur la seconde version de 1872, vit le jour en 1874. Parallèlement aux remaniements de Boris, Moussorgski se consacre à la composition du cycle de mélodies Les Enfantines (1868-1872) ainsi qu'à un autre opéra qui restera inachevé, La Khovanchtchina (1872-1880).
La scène du couronnement fut le premier extrait interprété en public en février 1872 à la Société musicale russe, très vite suivie de la Polonaise de l'acte III (sans chœur) en avril 1872 à l'école de musique fondée par Mikhaïl Balakirev. Trois scènes furent présentées au Théâtre Mariinsky le 5 février 1873, permettant à Moussorgski de présenter d'importants rajouts pour les rôles de l'aubergiste, et surtout Marina Mniszek. La création complète de l'œuvre (deuxième version) fut programmée le 8 février 1874 dans le même lieu, remportant un franc succès auprès du public. Moussorgski réutilisa par la suite les thèmes de Boris Godounov dans une marche funèbre composée à la mémoire de Dostoïevski, disparu deux mois avant le compositeur. A partir de 1896, c'est toutefois une version ré-orchestrée par Rimski-Korsakov (la seconde, de 1908) qui est interprétée, ce dernier réhabilitant l'oeuvre de Moussorgski tombée dans l"oubli à la mort du compositeur. Les versions de Moussorgski sont de nouveau privilégiées à partir du milieu des années 1970. Boris Godounov a fait l'objet de nombreuses autres versions au XXe siècle, dont une réorchestration de Chostakovitch (1939-1940) qui servit au Théâtre Mariinsky dans les années 1960, et une version commandée par le Metropolitan Opera de New-York à Karol Rathaus utilisée dès 1952.
Clés d'écoute de l'opéra
Boris Godounov : un pan de l'histoire russe
L'action de Boris Godounov se situe entre 1598 et 1605, à partir de l'arrivée au pouvoir de Boris Godounov jusqu'à sa mort et l'arrivée triomphante de Grigori Otrepiev à Moscou. Généralement désignée comme le « Temps des troubles » dans l'histoire russe, cette période est ancrée dans l'intrigue de l'opéra grâce plusieurs événements : la fin de la dynastie Riourikide avec la mort mystérieuse du jeune tsarévitch Dimitri Ivanovitch, la famine de 1601-1603, l'arrivée du nouveau prétendant au trône russe en Pologne en 1604, la mort de Boris Godounov ainsi que l'arrivée de Grigori à Kromy en 1605. Si la version de Pouchkine ne relate pas tous les faits historiques avec exactitude (il occulte notamment le règne de Fédor Ier entre la mort d'Ivan le Terrible et le règne de Boris), Moussorgski s'en inspire malgré tout dans sa première version et son opéra reste l'un des seuls ouvrages lyriques russes du genre historique à être passé à la postérité (avec la Khovanchtchina et le Prince Igor de Borodine).
La pièce de Pouchkine prend certes quelques libertés par rapport à la réalité historique, mais il n'en demeure pas moins que la pièce revêt une dimension éminemment dramatique, le dramaturge revendiquant l'influence de Shakespeare pour donner toute la force à son œuvre. Le réalisme chez Pouchkine tente ainsi une première incursion dans la psychologie des personnages historiques que sont Boris Godounov, mais également Grigori et Marina, tout en restant dans le genre de la tragédie. Au même titre que Pouchkine, Moussorgski s'inscrit dans cette mouvance grâce à Boris Godounov, et ce de façon plus accrue encore dans sa version de 1872, certes moins fidèle au texte théâtral, mais donnant une dimension nouvelle au peuple russe ou à la figure du Tsar Boris dans l'acte II. Il ne faut pas oublier que la composition du Boris de Moussorgski est contemporaine du réalisme d'un Dostoïevski, tandis que la pièce de Pouchkine, a été écrite en 1825 et a été publiée en 1831. Même si Moussorgski renouvellera l'expérience avec La Khovanchtchina, son Boris Godounov réalise non seulement la synthèse de deux tendances qui s'étaient manifestées dans deux de ses opéras avortés – le lyrisme passionné et romantique de Salammbô (1864) et le réalisme sans concession pour Le Mariage (1868) – mais surtout le moto des compositeurs du Groupe des Cinq. Composer un opéra sur un événement historique aussi important de l'histoire russe constitue une revendication de la part de Modeste Moussorgski, d'autant plus manifeste à travers cet opéra dont l'originalité prône l'identité musicale russe défendue par le Groupe des Cinq.
Modernité et teinte folklorique chez Moussorgski
À bien des égards, Moussorgski dépasse les conventions opératiques, même s'il a dû se plier à celles-ci (présence d'une intrigue amoureuse, d'un rôle féminin de premier plan et d'un ballet) pour faire représenter son opéra. Que ce soit dans les processions du chœur ou dans les monologues des personnages principaux, les scènes de l'opéra sont en réalité de vastes tableaux très novateurs au niveau de l'harmonie, du contrepoint et de l'écriture orchestrale. Dans le récit de Pimène (premier tableau de l'acte I et deuxième de l'acte IV) ou encore dans les visions de Boris à l'acte II, l'unité musicale des scènes est assurée par la présence de thèmes associés aux personnages et à leurs sentiments, parfois qualifiés de leitmotiven par les musicologues. Si les nombreuses ré-orchestrations de l'opéra par Rimski-Korsakov ou Chostakovitch ont pu alimenter les jugements sur la qualité de celles de Moussorgski, il n'en demeure pas moins que les versions originales de 1869 et 1872 sont riches en trouvailles sur le plan de l'orchestration, en particulier pendant l'acte III. Si cet acte est absent de la première version de l'opéra, il offre néanmoins un fort contraste avec les autres actes par le déplacement de l'action en Pologne (alors que les cloches présentes dans la scène de couronnement de Boris Godounov sont typiquement russes) et l'incursion dans une intrigue amoureuse.
L'une des spécificités de la musique de Moussorgski, et plus généralement du Groupe des Cinq, est le rapport à la musique populaire, revendiquée comme constitutive de l'identité musicale russe. À l'opposé des styles musicaux étrangers (italien et français) dominant la Russie du XIXe siècle, le Groupe des Cinq, formé par Rimski-Korsakov, Moussorgski, Borodine, Balakirev et Cui, veut retourner à leurs réelles sources et puise son inspiration dans les mélodies populaires, donnant une teinte folklorique à leurs œuvres. Dans Boris Godounov, l'inspiration populaire se présente souvent sous la forme d'une imitation de chansons populaires comme la « Chanson du Canard » de l'Aubergiste (acte I, second tableau) ou encore les chansons d'enfants de la vieille nourrice s'occupant des enfants de Boris à l'acte II. Mais celles-ci ne citent aucunement un matériau réel, ce qui n'empêche pas le compositeur de styliser certaines chansons populaires : le premier chœur du couronnement (Prologue, scène 2), la seconde chanson de Varlaam à l'auberge (acte I, scène 2), le jeu de mains dans l'acte II (version de 1872), et enfin la scène de révolte populaire (acte IV, scène 2) avec le chœur glorifiant Khrouchtchev avec ironie, la chanson de Varlaam et Missaïl et une partie du chœur révolte qui suit leur entrée. Tous ces passages sont autant d'exemples de la diversité des chansons citées par Moussorgski, et montrent également une certaine constance dans la présence du matériau populaire dans cet opéra où la vocalité, certes très proche du style récitatif et d'une intonation parlée, peut néanmoins contraster avec un certain lyrisme.