En Bref
Création de l'opéra
L'Heure Espagnole est la première œuvre lyrique du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937). Achevé en 1907, l’opéra est créé en 1911 par l’Opéra Comique de Paris dans une mise en scène d’Albert Carré. D’une durée d’environ 55 minutes, cette œuvre, sous-titrée par Ravel « comédie musicale », pour cinq solistes et un orchestre est composée d’un unique acte divisé en vingt-et-une scènes.
Genèse
En 1907, Ravel n’a pas encore écrit d’œuvre scénique lyrique. Pourtant, il est convaincu comme son père que la consécration d’un compositeur ne peut être acquise que par la production triomphale d’un opéra. C’est finalement la maladie de son père et la perspective de le perdre qui motivent le compositeur à arrêter son choix sur un texte et à se lancer dans l’aventure de l’écriture d’un opéra comme tant d’autres compositeurs avant lui.
Il choisit de mettre en musique la comédie-bouffe de Franc-Nohain (de son vrai nom Maurice Étienne Legrand) L’Heure Espagnole (créé au Théâtre de l’Odéon le 28 octobre 1904) et dont il avait vu une production au début de l’année 1907. Ne voulant pas effectuer le travail de librettiste, il contacte le dramaturge qui accepte de remanier le texte pour lui afin de le rendre plus opératique.
Une fois les coupures et les modifications mineures effectuées, Ravel compose la musique de son opéra entre avril et octobre 1907 et dans la foulée, obtient au début de l’année 1908 la création de son œuvre par l’Opéra Comique. Mais le sujet traité (les débauches d’une femme) étant sensible, la création est finalement repoussée jusqu’à nouvel ordre.
Une création inespérée
Ce refus de la maison parisienne et le décès de son père le 13 octobre 1908 entraînent le découragement du compositeur. En attendant la création de son œuvre, il fait péniblement éditer une version piano-chant en 1909, puis une version pour orchestre en 1910. Persuadé que l’Opéra Comique ne montera jamais son opéra, il organise une audition de sa version avec piano dans un cabaret de Montmartre, à laquelle Franc-Nohain assiste. L’écrivain, qui n'avait pas suivi le travail de Ravel suite à l'adaptation qu'il avait réalisé de sa pièce, est satisfait du travail du compositeur, mais émet des réserves sur la longueur de l’œuvre, qu'il juge trop courte.
Avec l’aide de la dédicataire de l’œuvre, Madame Jean Cruppi, Ravel fait pression sur l’Opéra Comique et obtient finalement la création de son opéra. Après des répétitions mouvementées, la première de cette « comédie musicale » a lieu le 19 mai 1911 dans la salle Favart . L’œuvre est programmée avec la création française d’un opéra de Massenet intitulé Thérèse dont la création mondiale a eu lieu quelques années auparavant (7 février 1907) à l’Opéra de Monte-Carlo.
L’accueil est glacial autant par le public que par les critiques. Sa musique et surtout son sujet déchaînent les passions. On parle d’œuvre pornographique à cause de la mise en scène d’un adultère, et inhumaine du fait de son style musical dépourvu de chaleur et d’émotion. L’œuvre est reprise neuf fois, puis sort du répertoire de l’Opéra Comique. Il faudra attendre la création au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1921 puis à l’Opéra Garnier en automne de la même année pour que les qualités de cet opéra soient enfin reconnues.
Clés d'écoute de l'opéra
Une dramaturgie riche
Il existe plusieurs niveaux de lecture du texte de L’Heure Espagnole. Le plus évident est bien sûr celui d’une simple histoire d’adultère entre une femme mariée et ses multiples amants. Le nœud comique de cette version apparaît dès la deuxième scène lorsque trois des personnages (Ramiro, Concepcion et Torquemada) se mettent à transporter des horloges dans lesquelles les amants se cachent, dans une chambre à coucher. Dans cette histoire digne d’un vaudeville, le mari ne sert que de repère moral, c’est pourquoi il n’est pas beaucoup présent (juste au début et à la fin) et n’est pas symbolisé musicalement.
L'autre clé de lecture de l’histoire est celle de la manipulation froide d’hommes par une femme. Cette vision s’appuie notamment sur la scène 6 au cours de laquelle Concepcion est dépeinte comme une femme d’action qui sait ce qu’elle veut. De plus, dans L’Heure Espagnole, il n’est pas question d’amour ni de sentiments. Il n’y a pas vraiment d’échanges et surtout pas de tendresse. Les hommes sont présentés comme des marionnettes que Concepcion actionne à son gré. Ce côté « froid » de l’intrigue est d’ailleurs fortement accentué par le style de conversation en musique voulu par Ravel.
Les caractéristiques de la mise en musique
Dans L’Heure Espagnole, le temps musical suit celui de l’évolution de l’histoire et des besoins de l’action. Ce choix esthétique entraîne nécessairement un morcellement du discours où chaque mesure suit son propre tempo et sa propre dynamique et où tout est au service du texte et de l’action : autant les procédés d’écriture (tuilage, thème personnalisé) que les multiples références du passé et du présent. En somme, Ravel transforme chaque élément de cette œuvre en un composant du langage expressif.
Une autre caractéristique forte de la mise en musique de cette œuvre concerne l’écriture vocale que Ravel a voulu au plus proche de la langue parlée. Grâce à sa profonde connaissance de la voix, ainsi que des possibilités techniques des tessitures pour lesquelles il écrit, Ravel cherche à atteindre une prosodie parfaite. A l'exception de Gonzalve qui chante presque exclusivement des sérénades, toutes les lignes vocales sont composées dans un style de conversation en musique que l’accompagnement orchestral s’emploie à mettre en valeur et à soutenir (en reprenant par exemple les intonations interrogatives ou exclamatives du discours).
La dernière particularité de la mise en musique de L’Heure Espagnole se manifeste dans l’orchestration. En effet, à travers cette œuvre, Ravel s’emploie à faire une étude sur les capacités comiques du traitement orchestral. Et pour augmenter sa palette expressive et ses solutions sonores, il ajoute des timbres nouveaux (celui des cloches, des carillons, du fouet, du célesta ou encore du sarrussophone qui est une sorte de contrebasson pour le plein air) et effectue un traitement particulier d’instruments plus traditionnels comme les cors en sourdine ou les glissandos des trombones.
L’Heure Espagnole, une comédie musicale
L’enjeu principal de la démarche compositionnelle de Ravel dans cette œuvre est de régénérer l’opera buffa italien, non pas en perpétuant ses traditions, mais plutôt en revenant à son esprit premier, à savoir celui de provoquer le rire par la musique et non pas par le texte.
Pour ce faire, Ravel intègre les traditions musicales du vaudeville en écrivant comme dans la scène 9 une musique qui reste en retrait, tout en étant ironique. Les clins d’œil musicaux accompagnent des scènes typiques comme lorsqu'Inigo cherche à attirer l’attention de la maîtresse de maison en chantant des « coucou » en voix de fausset, invitant le spectateur à faire un parallèle entre l'oiseau connu pour s’infiltrer dans le nid des autres et le mari trompé.
Ainsi, Ravel emploie tous les moyens musicaux mis à sa disposition : des harmonies insolites, des rythmes évocateurs, des dessins mélodiques loufoques et des orchestrations ridicules. Par exemple, dans la scène 2, le mépris que Concepcion ressent pour son mari est évoqué par des ports de voix et des pizzicati aux cordes. Dans la scène 11, Don Inigo entonne une sérénade musicalement ridiculisée à travers la parodie des règles des duos d’amour présents dans les opéras conventionnels : notamment par un appui sur les « e » muets, des contretemps malheureux et un port de voix ridicule, le tout accompagné par des cuivres qui jouent faux. Tout cela, alors que le banquier est coincé dans une horloge et essaye tant bien que mal de séduire Concepcion.
Le comique musical se manifeste également par une distanciation immédiate des mots prononcés comme dans la scène 4 où la musique va à l’encontre du texte (lorsque Gonzalve prononce le mot « éclatez », l’orchestre s’adoucit brusquement). Ravel se sert également de la distanciation pour accentuer le ridicule d’un personnage comme dans la scène 2 où l’horloger demande inlassablement l’heure alors que les cloches de l’orchestre sonnent inlassablement.
La caractérisation musicale
L’Heure espagnole est constituée de cinq rôles de solistes : le mari cocu (qui a un rôle plutôt secondaire), les trois soupirants (tous plus stéréotypés les uns que les autres) et la maîtresse de maison qui manipule tout son monde. Cette dernière est la clé de voûte de l’histoire : tous les individus et toutes les actions convergencent vers elle. Bien qu’elle ne soit pas caractérisée musicalement, ses interventions sont souvent accompagnées par des bois (hautbois, clarinette) dans un tempo lent. Lorsqu’elle séduit, elle minaude et sa ligne vocale se remplit de portandi savonneux (c'est-à-dire que toutes les notes sont chantées au sein d'un intervalle). Et lorsqu’elle s’impatiente comme dans la scène 14, la précipitation soudaine de la musique fait écho à son agitation intérieure.
Gonzalve a une âme de poète-chanteur. Il chante des sérénades avec un lyrisme rempli d’affection dans un style hispanisant contenant de nombreux mélismes (variations chantées autour d'une note donnée), de rythmes caractéristiques (comme celui de l’habanera) et d’un accompagnement boisé. Son entrée à la scène 4 est précédée d’une vocalise dégoulinante qui renseigne l’auditeur sur la superficialité de ce personnage qui ne chante plus dans le but de communiquer ni pour le plaisir de chanter, mais bien pour se montrer au monde et, en l’occurrence ici, impressionner son amante. Par ailleurs, il est tellement obnubilé par son propre personnage qu’il ne semble jamais être conscient d’autre chose que de lui-même, c’est pourquoi sa musique n’est jamais influencée par celle des autres.
Don Inigo Gomez incarne la puissance sociale, c’est pourquoi il est associé à un thème cuivré et pompeux. Ses tentatives de séduction sont tournées musicalement en dérision par une valse farceuse et une sérénade d’amour remplie de clichés : départ en levée (c'est-à-dire avant la mesure), rythmes pointés et accents sur les mots importants. Don Inigo est persuadé de son charme et pense pouvoir séduire Concepcion. La seule remise en question de ce personnage survient à la scène 9 lorsque la raillerie de cette dernière provoque un assombrissement soudain de son thème qui perd momentanément son côté clinquant.
Ramiro est l’exact inverse de Don Inigo : c’est le naturel contre le social et l’être contre le paraître. En effet, et contrairement à Don Inigo, Ramiro ne cherche pas à séduire Concepcion et souhaite simplement (au départ) vaquer à ses occupations. La simplicité de sa nature est caractérisée musicalement par une lourdeur bonhomme de sa ligne vocale que Ravel accompagne par des instruments de basses (cuivres, altos, violoncelles, contrebasses). Quant à sa force physique et sa volonté d’agir, elles sont représentées par une cellule courte et dynamique dans un tempo modéré. Ramiro est le seul personnage qui a une véritable évolution psychologique tout au long de l’œuvre. D’abord gêné par les attentions de Concepcion (avec un débit de sa parole plus rapide), il est peu à peu séduit par elle et perd momentanément son identité musicale. Puis, quand il accède au rang « d’amant », son thème se transforme à nouveau et prend quelques caractéristiques de l’amant précédant, à savoir Inigo.