En Bref
Création de l'opéra
Verdi et la France
Alors qu'il est universellement acclamé, Verdi accepte de composer pour la France, bien qu'il se plaigne de la durée des répétitions, de la qualité insuffisante des artistes et de la longueur des projets en ce pays. Malgré tout, Paris, capitale du Grand Opéra, apporte contrats lucratifs et gloire. Verdi doit donc composer avec les goûts parisiens, les scénographies imposantes : le Grand Opéra avec ses excès et ses ballets. Dès 1847, il accepte ainsi une commande bien payée de Paris et adapte son opéra italien Lombardi alla prima crociata en grand opéra français Jérusalem. Alors que, par la suite, Verdi compose des drames resserrés dans la veine de Luisa Miller (1849) et La Traviata (1853), il accepte de nouveau une commande française, Les Vêpres siciliennes en 1855, avec le librettiste du Grand Opéra, Eugène Scribe.
En 1865, Verdi revient à Paris pour la reprise des Vêpres et de Macbeth. L'italien est en plein triomphe international (jusqu'à Saint-Pétersbourg pour la création de La Force du destin en 1862). Les séjours parisiens sont toujours aussi amers, mais l'institution lyrique française parvient à signer un contrat avec le compositeur, pour une œuvre basée sur le Don Carlos de Schiller. Avec Friedrich von Schiller (1759-1805), Verdi choisit ainsi un poète et écrivain allemand romantique qui l'avait déjà inspiré en 1845 pour Jeanne d'Arc (d’après le drame La Pucelle d’Orléans de 1801), Les Brigands en 1847 (d’après le texte éponyme de 1782), et Luisa Miller en 1849 (Intrigue et amour, 1784). Schiller qui inspira également bien d'autres opéras, notamment Guillaume Tell de Rossini en 1829, Marie Stuart de Donizetti en 1835, Dimitri de Victorin de Joncières en 1876, La Pucelle d'Orléans de Tchaïkovski en 1881, La fiancée de Messine du tchèque Zdeněk Fibich en 1883, ou plus récemment Les Brigands et La jeune Fille de Domrémy de Giselher Klebe en 1957 et 1976.
Verdi rencontre des difficultés durant la composition de Don Carlos, s'étalant de 1865 à 1867. Les raisons sont esthétiques (adéquation au style français et à la prosodie de sa langue), mais aussi politiques : le contrat menace d'être rompu à cause du conflit entre la France et l'Italie (les français imposant leur armée en Italie pour protéger les états pontificaux).
Don Carlo ou Don Carlos
Don Carlos est d'abord un opéra français, mais il est plus connu dans sa version italienne, Don Carlo (sans "s"), hormis en France et à Bruxelles, c'est dans la version italienne que l'opéra est créé à travers le monde. Si la version française a l'antériorité, elle est ensuite éclipsée par la version italienne qui rencontre le succès sur les scènes internationales. Don Carlos en français resurgira grâce à son premier enregistrement en 1985 (par Claudio Abbado, avec Domingo, Ricciarelli, Valentini, Terrani, Raimondi, Nucci, Ghiaurov, Murray et les musiciens de la Scala), puis en 1996 grâce à la mise en scène de Luc Bondy dirigée par Antonio Pappano à La Monnaie et au Châtelet, avant la production superlative de la Bastille en 2017 (Kaufmann, Yoncheva, Garanča, Abdrazakov, Tézier, par Warlikowski, direction Philippe Jordan).
La version originale de 1866 est composée pour l'Opéra de Paris, en français, en cinq actes et sans ballet. Le compositeur travaille de très près avec les librettistes Joseph Méry et Camille du Locle (qui doit terminer seul, après la mort de son collègue le 17 juin 1866) : il choisit des éléments du drame, exige que soient traduits des textes italiens qu'il rédige lui-même et contribue à écrire un texte en français dont la prosodie s'accorde avec sa musique. Pour les goûts parisiens, et sur demande de l'institution française, Verdi accepte d'ajouter un ballet pour se conformer au canon du Grand Opéra à la française dans la version (toujours Parisienne) du 11 mars 1867. L'opéra est ensuite adapté en italien, en quatre acte (sans l'acte I) et avec ballet dans la version de Milan (10 juin 1884), puis le cinquième acte est de nouveau rajouté, toujours en italien pour la version de Modène (29 décembre 1886).
Telles sont les quatre versions principales, mais il en existe bien d'autres de la main de Verdi, adaptées pour différentes scènes (sans parler des innombrables coupes et modifications effectuées ou acceptées par les maisons d'opéra pour plaire au public, aux chanteurs ou à l'orchestre). La version italienne a l'intérêt d'une musicalité typique de la langue de Verdi, mais la version française n'a rien à lui envier, c'est d'ailleurs pour le rythme de la langue française que Verdi a originellement composé la musique.
Accueil initial contrasté, avant triomphes
Don Carlos n'est pas particulièrement bien reçu. Comme souvent pour Verdi, les premiers interprètes ne sont pas au niveau, les répétitions n'ont pas été productives. En outre, le public parisien reproche à Verdi une trop grande proximité avec Wagner (les français réagissent de plus en plus contre l'art allemand à l'approche des conflits de 1870) et certains passages sont jugés choquants (notamment le fait de montrer la religion à travers la figure d'un inquisiteur). Verdi quitte la France. L'opéra n'est toutefois pas un échec, avec tout de même quarante représentations. D'autant que la réception par les mélomanes éclairés est excellente, prophétisant l'avenir radieux de l'opéra. Théophile Gautier apprécie notamment que Verdi conserve la beauté des mélodies et harmonies italianisantes d'un Donizetti, Hector Berlioz saluant son travail orchestral et la puissance dramatique. Don Carlo reste longtemps sous l'ombre du spectaculaire Aïda, délaissé jusqu'à son retour en grâce qui le propulse parmi les opéras les plus admirés du maître, notamment suite à l'interprétation de La Callas en 1954.
Clés d'écoute de l'opéra
Notre analyse prend pour référent la version en cinq actes. Pour la version italienne, il suffira de retrancher un acte (si nous parlons de l'acte II, il s'agira de l'acte I, III devient II, etc. et I n'existe pas dans la version italienne en quatre actes).
Verdi et Wagner
Lors de sa création, Don Carlos se voit surtout reprocher son "wagnérisme". Cette attaque tient notamment à l'important orchestre de Don Carlos (qui croîtra encore pour Aïda). Non seulement l'effectif de la fosse est important, mais il est aussi imposant avec de puissantes nuances et un rôle prépondérant (bien au-delà de l'accompagnement du chant) en tant que personnage, contribuant au drame. Verdi est aussi accusé d'employer des leitmotifs wagnériens. Le principe d'associer un motif musical à un personnage ou une émotion est pourtant à la base de la musique, Verdi n'emprunte donc pas à Wagner (dont la technique de leitmotif pousse le principe beaucoup plus loin, associant indissociablement des motifs aux personnages, objets et actions, construisant ensuite de complexes combinaisons). Verdi associe des motifs à des sentiments : l'amour (de Don Carlos et Élisabeth), l'amitié (Don Carlos et Rodrigue) avec souplesse mélodique et harmonique.
Autre passage faisant le pont entre l'Italie et l'Allemagne, l'ouverture de l'acte II est un long appel du cor à l'aube, vers le cloître du couvent Saint-Just avec le tombeau de Charles Quint, aperçu à travers des grilles dorées. De même, le chœur monastique qui suit est digne d'un chœur des chasseurs au lointain avec cors, typique des sommets du romantisme allemand (le Freischutz de Weber ou le Siegfried de Wagner notamment). Une couleur germanique renforcée encore davantage par des intervalles typiques : amplement résonant puis en déplacements des notes par demi-tons, un principe à la base de l'écriture wagnérienne car cela permet des changements de tonalités avant-gardistes pour l'époque, tout en prolongeant les lignes mélodiques et les sentiments des personnages (qui peuvent glisser presque à l'infini).
Verdi et Wagner ont souvent été présentés comme des créateurs ennemis, aux antipodes. Ils représentaient l'Italie contre l'Allemagne, le parallèle étant d'autant plus parlant qu'ils sont nés la même année 1813. C'est donc une ironie que de voir Verdi être accusé de wagnérisme : cela permet aussi de comprendre qu'ils ne sont ni identiques, ni opposés. Leurs styles et les écoles nationales qu'ils représentent ont des divergences et des points communs. Verdi et Wagner partagent notamment un souci majeur du drame : le texte doit déployer une histoire en sculptant des personnages complets, complexes, interagissant, changés par le monde qui les entoure et le changeant par leur action. Le livret doit avoir un style, un souffle, une qualité littéraire, poétique même. Ce souci commun explique que le public parisien de l'époque ait été choqué par le drame de Don Carlos et l'ait rapproché de Wagner, ces drames étant bien loin des Grands Opéras à la française qui avaient tendance à vouloir surtout impressionner et éblouir, les numéros de genre privilégiant les tableaux puissants, plutôt que les enchaînements.
Sujet historique
Don Carlos partage de nombreux points communs (et même un personnage fondamental) avec un autre opéra de Verdi au thème historique : Ernani se déroule en 1519 et met en scène un autre Carlo, le jeune Carlos I, roi de Castille et d'Aragon, futur Charles Quint. Don Carlos est son petit-fils (fils de Philippe II), l'action de son opéra se déroule en 1559. Cela étant, l'intrigue des librettistes de Don Carlos prend des libertés avec la réalité historique. D'autant que le texte puise dans d'autres sources : Philippe II écrit par Chénier en 1801, et celui par Cormon en 1846, ou encore Élisabeth de France par Soumet (1828). Des personnages tranchés sont nécessaires à construire un drame. Dans Don Carlos, Verdi accentue de fait la légende sombre autour de Philippe II (1527-1598), fils aîné de Charles Quint et d'Isabelle de Portugal, roi d'Espagne, de Naples et de Sicile, archiduc d'Autriche, duc de Milan et prince souverain des Pays-Bas. Menant la révolte flamande, Guillaume d’Orange dépeint Philippe II comme un tyran, meurtrier de ses deux femmes et de son propre fils Carlos, une image qui persiste, notamment reprise par les sources écrites inspirant Schiller, donc Verdi. Historiquement, Philippe II épouse certes Élisabeth de Valois qui était en effet destinée à son fils, mais cette union est notamment motivée par la cruauté et la noirceur de Don Carlos (bien loin du héros verdien) et l'envie pour Philippe d'avoir un meilleur héritier. Parmi les libertés historiques, certaines sont de la main de Schiller lui-même, le dramaturge ayant inspiré les librettistes en créant de toute pièce le Marquis de Posa, héraut de la liberté populaire.
Continuité dramatique
Pour renforcer la continuité du drame, Verdi estompe encore davantage les récitatifs (parties de textes chantés sur de simples accords plaqués) et il ne compose pas non plus d'ouverture musicale à part. L'opéra débute traditionnellement par une ouverture, une composition orchestrale d'une dizaine de minutes, présentant les thèmes musicaux, les caractères et mouvements. De fait, l'ouverture était à part du drame, un précédent autonome, au point que les ouvertures d'opéras étaient souvent jouées de manière isolée, lors de concerts symphoniques.
Duos
L'opéra s'articule autour de grands duos, sommets de l'intensité dramatique. Ces duos isolent un couple de personnages et présentent l'intensité violente de leur émotion face à leur confinement psychologique. Après s'être cherchés, s'être adressés l'un à l'autre chacun leur tour, ils chantent parfaitement ensemble, en des duos d'union construits par d'impressionnants parallélismes : le duo d'amour absolu entre Élisabeth et Don Carlos au milieu de l'Acte I ("Sous les regards de Dieu, unissons nos deux cœurs dans le baiser des fiançailles !"), et l'amitié tout aussi puissante entre Don Carlos et Rodrigue à la fin de l'Acte II ("Dieu, tu semas dans nos âmes").
Don Carlos. Leur duo commence donc une nouvelle fois aux antipodes, mais ils restent séparés tout au long d'une immense scène, ils ne se parlent pas mais enchaînent des monologues : lui préoccupé par son amour inassouvi, elle se contenant en pensant au devoir. La complainte ténue de Don Carlos devient un cri de pitié, avant de s'adoucir et d'adoucir Elisabeth. Elle éclate en aigus, puis les deux voix se rejoignent dans un mouvement parallèle, avant de brutalement se quitter. Les scènes entre Élisabeth et Don Carlos montrent toute la palette dynamique de cette construction en duo.
Les duos servent à marquer l'isolement, la séparation, la perte au centre de ce drame : dans une construction parallèle, Don Carlos perd Rodrigue, comme Élisabeth perd Eboli. Don Carlos et Élisabeth se perdent, Don Carlos et Philippe II également. Le duo marque la parfaite symétrie de l'ouvrage : le duo d'union entre Don Carlos et Élisabeth avait ouvert l'opéra juste après le prologue, leur duo de séparation le referme juste avant le drame. Les duos sont aux voix, mais aussi aux instruments, comme le duo des cordes en deux plans orchestraux au début de l'acte IV.
Philippe II et l'Inquisiteur prétendent légitimer la violence dans leur sombre duo de basses, criminelles, isolées de l'humanité et de la justice par la soif de vengeance. Ce duo devient un solo de l'Inquisiteur, véritable credo maléfique, avant de redevenir un duo, ou plutôt un duel entre le pouvoir religieux et le pouvoir monarchique. L'inquisiteur lève le premier la voix, le roi tente de lui répondre mais "L'orgueil du roi fléchit devant l'orgueil du prêtre !" Suit immédiatement le duel entre le roi jaloux et la reine qui finit évanouie.
Carlos et Rodrigue sont isolés pour défendre la Flandre. Après ce duo avec Don Carlos, Rodrigue chante son grand air d'adieux, mourant avec une citation musicale de leur duo.
Carlos et Philippe II sont irréconciliables, l'infant renie son père. Leur scène devient pourtant un duo pleurant la mort de Rodrigue sur la mélodie reprise par Verdi pour le Lacrimosa de son Requiem, le tout soutenu par le chœur des courtisans.
Les deux personnages féminins contrastent tout aussi violemment : Eboli guillerette en célébrant la grâce des femmes de France et des fêtes du Louvre, tandis qu'Élisabeth pleure son cœur brisé.
Solos
Chaque personnage, réalisant son isolement dans les duos, déploie de fait sa solitude dans de grands solos, qui prennent une proportion dramatique croissante. Exemple emblématique : si les trois premiers actes s'ouvrent par des chœurs, les actes IV et V s'ouvrent par des airs immenses (une dizaine de minutes) : Philippe, isolé trahi par sa femme et son fils ("Elle ne m'aime pas ! non !"), puis "Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde" par Élisabeth.
Amour
Le premier air de l'opéra est une merveille où les cordes portent l'affection de Don Carlos pour son Élisabeth perdue, avec l'intensité des cuivres et des percussions. Le rythme s'allège, gracile comme le cœur bondissant de Carlos qui reconnaît Élisabeth, puis lorsqu'elle le reconnaît. L'orchestre n'est que nappe et se tait même pour leurs serments, avant d'éclater (et même avec le canon) dans leurs sentiments triomphants.
Lorsque l'amour est menacé, l'orchestre se fait sombre, grave et dissonant (lorsqu'Élisabeth apprend qu'elle doit épouser Philippe II et non Don Carlos), et même, après un cri "Ô ciel !..." d'Élisabeth et une tenue blanche "Muet, glacé d'horreur, devant l'abîme ouvert je frémis de terreur !" de Don Carlos, alors que sonne le glas "L'heure fatale est sonnée !" avec cuivres funèbres obstinés "je veux descendre au tombeau ". Pendant ce temps, un chœur joyeux fait un terrible contrepoint en se réjouissant de l'union : "Ô chants de fête et d'allégresse". Cette opposition d'une situation dramatique et d'un chœur joyeux est un terrible déchirement dramatique qui a fait ses preuves à l'opéra (notamment entre le couple tragique Traviata/Alfredo ponctué par les chants de fête arrosée ou les douleurs de Werther et Charlotte sur fond de chants de Noël).
Autre registre, le chœur des moines chante l'amour de Dieu au début de l'Acte II, devant le tombeau de Charles Quint pour rappeler qu'un Empereur même n'est rien face au très-haut.
Liberté
Don Carlos associe les quêtes de libertés individuelles et collectives qui sont au cœur de toute l'oeuvre et de toute la vie de Verdi. Les personnages cherchent à vivre librement leurs amours (comme Traviata, "Sempre libera"), les peuples cherchent la liberté face aux oppresseurs, comme Verdi est un ardent défenseur de la liberté et de l'unité italienne (les partisans de ce Risorgimento prennent Verdi pour emblème, au pied de la lettre : son nom devient l'anagramme de Victor-Emmanuel Roi D'Italie, le souverain devant unir le pays : comme Élisabeth qui accepte donc le mariage avec Philippe II pour unir dans la paix l'Espagne et la France). L'orchestre, les solistes et les chœurs sont vecteurs de cette quête de liberté. Les aigus vocaux et les cuivres puissants donnent force à la sédition, les douces mélopées de bois, les lignes de chant flûtés percent. Dans la version originelle de Don Carlos, le chœur des bûcherons et de leurs femmes est une complainte face à la guerre et la misère : "L'hiver est long ! La vie est dure !". Cette aspiration chorale à la liberté est une constante du catalogue verdien, avec des pages parmi les plus belles du répertoire : "Va pensiero" dans Nabucco (1842), "Si ridresti il Leon di Castiglia" dans Ernani (1844),
L'affrontement terrible au cœur de l'opéra est celui entre la liberté (politique et amoureuse) et le devoir. Le grand duo entre Don Carlos et Rodrigue commence par "Dieu, tu semas dans nos âmes un rayon des mêmes flammes, le même amour exalté, l'amour de la liberté !" et la version italienne se clôt en apothéose sur "Vivremo insiem, e morremo insiem! Grado estremo sarà: libertà !" (nous vivrons ensemble, pour la quête suprême : la liberté). Ce duo est d'autant plus poignant qu'il se déroule alors que Don Carlos (soutenu par son ami Rodrigue) voit venir son père Philippe II avec celle qu'il aime, devenue sa mère : la reine Élisabeth, la raison d'état écrasant le sentiment amoureux. Après ce grand duo terrible, changement absolu de climat avec les vents et cordes aigus et légers ponctués de délicats triangles. Le tout soutient les délicates mélopées du chœur. Le duo entre Eboli et Thibault est tout aussi parallèle pour célébrer la légèreté et le bonheur, toujours hors-du-monde " Ô jeunes filles, tissez des voiles !"
Espagne
La liberté se trouve aussi en regardant vers le lointain.
Don Carlos se déroule en Espagne, lieu de l’exotisme le plus accessible au XIXe siècle, car lointain de culture mais frontalier. L'Espagne inspire énormément les artistes, en quête de nouvelles couleurs, d'intrigues et de personnages flamboyant. Défendre une autre culture, une autre nation est aussi un moyen de revendiquer la sienne propre (la défense du patriotisme flamand ou espagnol est une revendication pour l'italianité). Verdi compose ainsi une tétralogie espagnole : Ernani (1844), Le Trouvère (1853), La Force du destin (1862) et Don Carlos (1867).
Mesure et démesure
Outre cet exotisme flamboyant espagnol, la démesure de Don Carlos tient à la puissance dramatique de Verdi et au genre du Grand Opéra. L'une des sources de satisfaction que le compositeur trouve dans cette forme est sa longueur qui autorise à développer des personnages complexes (tous, sauf l'Inquisiteur) sur une large palette d'accents, d'émotions, de couleurs. La longueur de ces tableaux sur les cinq actes du Grand Opéra oblige même Paris à couper 20 minutes de musique dans Don Carlos, sans quoi les spectateurs rateraient le dernier omnibus pour rentrer. L'une de ces coupes fut le chœur des bûcherons au tout début (important pour l'histoire car il replace le contexte politique et la souffrance du peuple), ainsi que le duo entre Philippe II et Don Carlos face à la dépouille de Posa à l'acte IV (important car cette page d'une dizaine de minute est une merveille, reprise par Verdi pour le Lacrimosa de son Requiem).
La caractérisation vocale Verdienne
Chez Verdi, les tessitures correspondent aux caractères. Don Carlos est un exemple de cette caractérisation vocale des personnages. Les interprètes principaux se répartissent les tessitures, incarnant les rôles habituels de ténor et soprano héroïques, basses sombres. Un personnage fait toutefois figure d'exception notable : alors que les barytons sont souvent des traîtres, Rodrigue (Rodrigo), marquis de Posa est un homme bon et juste, l'ami et parfait adjuvant de Don Carlos.
Élisabeth est une soprano dramatique "falcon", du nom de la cantatrice française Marie-Cornélie Falcon (1814-1897) qui a tellement marqué un registre vocal qu'elle lui a donné son nom. La falcon atteint tous les aigus de la soprano, mais avec des graves sombres et puissants, dignes d'une mezzo. La tessiture montre la maturité, permet l'autorité, et même la colère. Cette tessiture a connu ses heures de gloire dans les énormes opus lyriques du Grand Opéra de Meyerbeer et Halévy. Don Carlos a la fougue du ténor lyrico-spinto (appuyé, ample, entre lyrique et dramatique), du héros blessé. Eboli est une mezzo, entre deux tessitures (contralto et soprano) car entre jalousie et repentance. Philippe II est une basse chantante, souvent citée en modèle de cette tessiture de basse souple, barytonnante. Plus âgé et plus sombre, la basse rassure et règne. Outre ces caractères, chaque personnage incarne la lutte cornélienne et intestine entre devoirs et sentiments (hormis l'inquisiteur, pure fanatisme religieux et obscurité vocale).
L'orchestre personnage
L'orchestre est lui aussi un personnage à part entière. Les tutti portent les sentiments (les nappes de cordes dans les effusions, les cuivres et les percussions sur les menaces et coups du destin). Les instruments soutiennent souvent les voix chez Verdi (jouant les mêmes notes ou de beaux intervalles) : des passages instrumentaux solistes entament ainsi de vrais dialogues concordant avec chaque personnage. L'orchestre anticipe parfois sur les mouvements des personnages : les rythmes de cavalcade qui emportent la peur (Élisabeth perdue dans la forêt), l'enthousiasme amoureux (le cœur de Don Carlos s'emballant à la vue d'Élisabeth), la révolte. Les accents orchestraux alternent avec les tenues legato pour illustrer la lutte entre doux amour et emportement passionnel. Le génie de Verdi tient notamment à ce que ces accents et rythmes différents (même opposés) peuvent se superposer, simultanément, montrant les sentiments opposés de plusieurs personnages en lutte, mais aussi la dualité en chaque individu.