En Bref
Création de l'opéra
Donizetti : dernier représentant du théâtre italien
Lucia di Lammermoor est un drame tragique en trois actes du compositeur Gaetano Donizetti (1797-1848) et du dramaturge italien Salvatore Cammarano (1801-1852). C’est avec cette œuvre, première collaboration entre les deux hommes, que l’auteur napolitain commence sa carrière de librettiste.
Depuis la création d’Anna Bolena en 1830, Donizetti est un compositeur à la renommée internationale. Il confirme son talent deux années plus tard avec la création de l'un de ses chefs-d’œuvre : L’élixir d’amour (L’elisir d’Amore). Sa carrière définitivement lancée, il signe un contrat pour trois opéras avec le Teatro San Carlo de Naples en novembre 1834. Mais ce n’est qu’en mai 1835 qu’il fixe son choix pour l’argument du premier et décide de collaborer avec Salvatore Cammarano. Le livret achevé, Donizetti commence à composer la partition et il termine son travail en seulement six semaines.
Début août 1835, alors que les répétitions pour la création commencent, le théâtre de Naples, en pleine banqueroute à la suite de productions ratées, est menacé de fermeture : seule une production réussie et triomphale de l’opéra de Donizetti est en mesure de sauver le théâtre. C’est dans cette ambiance de catastrophe et d’urgence qu’a lieu la création le 26 septembre 1835 au Teatro San Carlo de Naples. Au sommet de son art et resté seul grand maître italien (Rossini a pris sa retraite et Bellini est mort subitement), l’opéra est un immense succès. Il rentre immédiatement au répertoire dans plusieurs maisons d’opéra européennes (comme au Théâtre-Italien à Paris, le 12 décembre 1837) et fait rapidement l’objet d’adaptations en langues étrangères.
La version française intitulée Lucie de Lammermoor est créée le 6 août 1839 au Théâtre de la Renaissance à Paris. Afin d’adapter son œuvre aux goûts français et de rendre l’action plus concise et plus percutante, Donizetti effectue quelques modifications. En effet, avec l’aide d’Alphonse Royer et de Gustave Vaëz, il fait disparaître le rôle d’Alissa, grossit le rôle d’Arturo et amoindrit celui de Raimondo. Ces modifications entraînent malheureusement un affaiblissement dramaturgique de l’œuvre, car elles atténuent son caractère romantique et par là même tout son intérêt.
Le roman de Walter Scott et le livret de Cammarano
En 1818, Walter Scott (1771-1832) publie son roman tragique et historique La Fiancée de Lammermoor (The Bride of Lammermoor). Il fait partie, avec Une légende de Montrose, des Contes de mon hôte, un ensemble de sept romans paru entre 1816 et 1831 et construit autour des récits fictifs de Peter Pattieson. La Fiancée de Lammermoor est publiée le 21 juin 1819 sous le pseudonyme de Jedediah Cleishbotha. Du point de vue de son contenu, cette œuvre tient une place particulière dans l’œuvre de l’auteur, car l’histoire n’est pas reliée à un événement d’importance nationale, la période n’est pas précisée clairement, il n’y a aucune irruption de figures historiques, les propos sont moins didactiques qu’habituellement, des ressorts surnaturels sont utilisés (apparition de fantômes) et enfin, la fatalité est omniprésente tout le long de l’histoire pour les deux personnages principaux. C’est le plus sombre des romans de Walter Scott, qui s’inspire d’un drame familial qui s’est déroulé dans le sud-ouest de l’Écosse (plus précisément à Carscreugh dans le Wigtownshire) en 1668.
Pour son adaptation, Cammarano est parti du principe que les futurs spectateurs ont en mémoire l’œuvre de Scott, c’est pourquoi il choisit de faire l’économie d’un certain nombre de scènes afin de réduire la longueur de l’œuvre. Il établit une construction dramatique cohérente en se basant sur le mécanisme des situations clefs (comme le retour inopiné d’Edgardo) et en articulant avec beaucoup d’habileté les péripéties entre elles. Dans ce même esprit de synthèse, il fusionne trois personnages de l’histoire en un seul. Ainsi, le frère de Lucia, Enrico, hérite de la position sociale du père (chef de famille et Lord), du caractère de la belle-mère (autoritaire, arriviste, méchante et ambitieuse socialement) et du nom du frère (Henry). L’histoire est resserrée autour d’un thème central : celui de la problématique du mariage. Problématique qui devient, à la fin de l’opéra, un drame direct dans le présent sans retour possible au passé. Enfin, pour des besoins d’efficacité dramatique, le rôle de Lucie est transformé : on passe d’un être sentimental et presque enfantin à une femme déterminée et énergique.
Clés d'écoute de l'opéra
Une structure habile et efficace
Dans Lucia di Lammermoor, Donizetti a opté pour une structure habile et efficace qui garantit le déroulement de l’action dramatique. Les trois actes sont conçus autour de la construction des différentes étapes qui mènent au drame avec une première partie d’exposition, puis une seconde qui voit émerger la problématique de l’histoire et les premières complications, puis une troisième bâtie sur une accélération dramaturgique et qui se termine par un dénouement fatal.
Pour mieux articuler le drame et condenser l’action, Cammareno et Donizetti ont utilisé plusieurs procédés comme celui de la concision dramatique dans la première scène de l’acte I où le dialogue entre un chœur fanatique et Normanno permet une superposition à la fois de l’exposition de la situation initiale et de l’annonciation du dénouement dramatique. Reprenant des procédés dramaturgiques efficaces, présents dans les tragédies antiques, l’apparition d’Edgardo est volontairement tardive dans le premier acte. Dans l’acte II, l’arrivée imminente de l’époux (Arturo) renforce le climat dramatique intense de la fin du duo entre Enrico et Lucia. Enfin, dans l’acte III, les auteurs insèrent dans la tradition italienne un grand chœur de fête qui sert de repoussoir au drame (comme dans le troisième acte de La Traviata de Verdi).
Une dramaturgie riche et ingénieuse
Toute la dramaturgie de cette œuvre est construite autour du personnage de Lucia dont l’évolution psychologique polarise le drame. Tout au long de l’œuvre, le spectateur assiste au basculement dans la folie de cette femme qui, au départ, est dépeinte comme forte et déterminée. Sa folie se manifeste à son paroxysme dans la scène finale durant laquelle, pendant une centaine de mesures, elle s’imagine une vie fictionnelle avec Edgardo. Ce rêve éveillé devient pour elle une seconde vie. Pour renforcer le côté hors du réel, les auteurs ont inséré une dimension surnaturelle comme dans la scène et la cavatine de Lucia dans l’acte I, où cette dernière voit le fantôme d’une ancienne amante d’un Ravenswood qui a été assassinée. Ce récit provoque la mélancolie et non la frayeur chez l'héroïne, car elle y voit une analogie avec sa propre situation (elle aime Edgardo Ravenswood) et pressent déjà sa propre fin tragique.
Pour renforcer l’action dramatique, les auteurs utilisent trois procédés : celui de la concentration dramatique, de l’élan dramatique et de la dramatisation des situations. Le premier effet (la concentration dramatique) est utilisé surtout durant les récitatifs et les ariosos comme dans l’acte I, pour caractériser les personnages, ainsi que pour mieux exposer les rapports de forces dans les deux duos (Enrico-Lucia et Lucia-Raimondo) : Lucia refuse la main que lui propose Enrico, rendant ce dernier furieux. Il fait alors appel à Raimondo qui tente d’apaiser les choses entre eux. Le second procédé (l'élan dramatique) permet de mieux faire vivre le drame comme dans le duo entre Edgardo et Lucia (acte I) où la superposition des deux voix, l’accélération rythmique et l’accumulation d’instruments accompagnent l’emportement des amants. Enfin, la dramatisation des situations est garantie par l’intervention de personnages qui tentent de prévenir un dénouement malheureux. Par exemple dans la scène et la cavatine de Lucia à l’acte I, Alisa tente de raisonner l’héroïne et de ne pas tenter le destin en mariant Edgardo.
La caractérisation musicale
Dans cette œuvre, la caractérisation musicale se manifeste de manière complémentaire à la fois dans les voix et les instruments. Ce procédé de dramatisation musicale permet le déploiement plus juste de la psychologie des personnages ainsi qu'une meilleure expression des rapports de force entre eux. Ainsi, la colère d’Edgardo qui monte progressivement à l’acte I est exprimée par un bref motif répété dans des tonalités différentes aux premiers violons et aux basses. L’hypocrisie qui caractérise le personnage d’Enrico est rendue musicalement par une reprise stricte des mélodies de Lucia lors de leur duo à l’acte I. Quant au statut du chapelain (Raimondo), il est évoqué musicalement par un traitement vocal proche de celui utilisé par les prêtres durant leur sermon. Enfin, la querelle qui oppose Edgardo à Enrico, et qui est la cause de tout le drame, se manifeste lors de leur confrontation à l’acte III par des lignes vocales construites sur un rythme de marche belliqueuse.
Pour plus d’intensité dramatique, Donizetti superpose plusieurs effets de caractérisation musicale aux moments clefs du drame comme lors du sextuor qui clôt l’acte II. Pour renforcer l’intensité dramatique de ce tournant du drame, Donizetti opte pour une gradation des effectifs (c’est-à-dire des instruments et des chanteurs) sans aucun recours à l’effet gratuit : ici tout concourt à la culmination sonore et dramatique de ce moment. Ce développement est constitué de plusieurs paliers : d’abord le récitatif-arioso entre Enrico et Arturo, puis l’entrée de Lucia en détresse totale, suivie de l’arrivée inopinée de Edgardo (qui s’accompagne d’un decrescendo de toutes les voix et de l’orchestre sur les mots « oh ! Terror ! » et qui se solde par un silence). Vient ensuite l’affrontement entre Enrico et Edgardo, auxquels s’ajoute les voix de Lucia et de Raimondo, suivies des deux autres voix solistes puis du chœur divisé en cinq parties. Cette incroyable accumulation est un véritable coup de force musical (car plus il y a de parties, plus leur traitement est complexe) et dramaturgique (tous les personnages gardent malgré toute leur individualité).
Le thème de la folie
Le thème central de Lucia de Lammermoor est celui du basculement progressif du personnage principal de Lucia dans la folie. À chacune de ses apparitions, ce personnage au départ si déterminé, mais quelque peu extravagant glisse peu à peu dans l’irrationnel. Donizetti n’a pas choisi d’écrire une évolution psychologique stricte à l’échelle de l’œuvre, puisqu’il annonce à travers les timbres et le traitement vocal la future folie de Lucia.
Dans la scène et cavatine de l’acte I, le personnage de Lucia est présenté comme fautive : elle est fidèle à sa famille et à son frère, mais elle ne peut pas s’empêcher d’aimer l’ennemi juré de son frère : Edgardo. Déjà à travers deux timbres bien distincts, Donizetti évoque musicalement le cheminement psychologique qui sera le sien avec d’un côté la clarinette qui exprime son affectivité et celui de la flûte qui annonce déjà sa folie. À travers un traitement vocal libre où les phrases semblent s’être complètement libérées de l’emprise de la mesure (temps musical choisi par le compositeur), le compositeur caractérise musicalement l’extravagance de son personnage. À la lueur de sa folie finale, il semble que Donizetti, en superposant les temps présents et futurs, fasse un lien direct entre l’émotivité et l’extravagance de ce personnage avec sa future folie meurtrière.
Le duo de Lucia avec Enrico puis celui avec Raimondo à l’acte II constituent le basculement du drame : c’est à partir de là que la psychologie de l’héroïne évolue clairement vers la folie. La lecture de la « fausse » lettre d’Edgardo la plonge dans un anéantissement total et sa voix vacillante trahit l’immense douleur que cette fausse trahison provoque chez elle. S’en suit alors un grand changement dans son comportement : comme étrangère à elle-même, elle répète machinalement les mots de son frère et se joint à son chant. Puis à l’arrivée de Raimondo, elle semble reprendre ses esprits et répète son intense désespoir : elle tente de se résoudre, mais son cœur s’y oppose. L’intervention de Raimondo finit de la faire culpabiliser : il l’implore de sauver son frère en lui obéissant et affirme que c’est ce que sa pauvre mère aurait voulu. L’agitation intérieure de Lucia est évoquée par des mouvements agités aux violons et au hautbois et qui accompagnent chacune de ses interventions.
Puis au point de non-retour, lorsque Lucia est définitivement prise au piège, les autres personnages semblent peu à peu sentir venir le drame. La scène de la folie est précédée d’un obscurcissement de la texture musicale. Après la fête joyeuse du chœur, la tonalité chute soudainement dans un mode mineur et sombre lorsque Raimondo arrive épouvanté, alors que Lucia vient d'assassiner Arturo. Le chœur effrayé murmure ensuite son appréhension : tout concourt ici à annoncer au spectateur qu’il s’est passé un drame. Lorsque Lucia apparaît, le chœur acquiert une dimension antique : il est chargé de révéler inconsciemment la vérité sous forme d’image (« elle semble sortir de la tombe »). Ainsi, par la caractérisation musicale et par les paroles prononcées, le spectateur comprend que Lucia a désormais basculé dans la folie et qu’elle a commis un acte irréparable.
Dans la fameuse scène de la folie, l’instabilité des sentiments de l’héroïne est symbolisée musicalement par une musique qui alterne des moments d’exaltations libres avec des passages plus conventionnels. Dans cette immense scène (que l’on pourrait qualifier de récitatif ample et libre), Donizetti utilise plusieurs procédés de dramatisation : les paroles, les associations de timbre (flûte et clarinette) et les rappels de thème (comme celui du duo d’amour de l’acte I). Sa légèreté vocale dénote sa transfiguration morale : elle est sortie du réel et s’éloigne peu à peu du monde des vivants. Lucia est devenue une héroïne romantique.