Faust, conte moderne à l’Opéra de Paris
Avec Faust de Gounod, Tobias Kratzer réalise un fantastique début à l’Opéra de Paris. Fantastique au sens littéraire du terme, au moins, c’est-à-dire en intégrant du surnaturel dans un univers ultra-réaliste, contemporain : un appartement cossu, un terrain de basket, une discothèque, un cabinet d’échographie, une rame de métro, etc. Comme dans une série télévisée, le spectateur passe ainsi de surprise en surprise dans un récit faustien cohérent de bout en bout, aux personnages plus profondément étudiés qu’à l’accoutumée (en particulier les personnages secondaires), et à l’esthétique non dénuée d’intérêt bien que certains lieux présentés soient anodins voire désuets. Certes, le chœur des soldats perd toutefois de sa superbe lorsqu’il est interprété par des squatteurs avachis habillés en jogging et t-shirt plutôt que par des militaires.
L’utilisation intelligente de la vidéo offre de belles images et permet de montrer les pouvoirs de Méphisto (lorsqu’il vole avec Faust dans le ciel de Paris), de créer des décors (la rame de métro), de zoomer sur un moment d’intimité (l’air des bijoux). Malgré une conception très moderne, la mise en scène respecte globalement le livret original, à quelques retournements de situation près : sans tout dévoiler, citons par exemple le viol de Marguerite par Méphisto, qui « explique » l’assassinat de l’enfant qu’elle porte (ici rendu visible dans une scène pénible).
Du haut de ses 31 ans, le chef Lorenzo Viotti mène l’Orchestre de l’Opéra de Paris avec beaucoup de maturité, d’un geste doux mais ferme. Les cordes soutiennent la délicatesse de Marguerite, les cuivres la solennité de Valentin, les bois l’ironie de Méphisto et les timbales la gravité du poids du destin pesant sur Faust. Jouant des tempi, il maintient un dynamisme constant jusqu’à la scène de la Nuit de Walpurgis, prise au galop (littéralement, à travers la vidéo). Les Chœurs, masqués, émettent un son légèrement étouffé (d’autant plus lorsqu’ils sont en coulisse), les pupitres féminins ne parvenant pas à atteindre la cohésion sonore des voix masculines. Pour parachever l’ensemble, le chef dispose d’un plateau vocal homogène et à l’excellente diction française, seul Christian van Horn laissant entendre un -léger- accent. Cependant, certains duos et trios manquent d’éclat du fait d’un trop faible détachement des différents plans vocaux.
Benjamin Bernheim incarne le rôle-titre, d’abord depuis un pupitre à l’avant-scène (alors suppléé par le comédien Jean-Yves Chilot en Faust âgé). Déjà, sa voix claire et chaude démontre la fougue de son personnage. Seuls les graves manquent ici d’assurance. Puis, tout au long de la représentation, la délicatesse de son phrasé charme l’oreille de l’auditeur comme celle de Marguerite. Dans son grand air, il lance son contre-ut avec assurance et « présence », dans une tenue puissante mais fine et amoureuse.
Il incombe à Ermonela Jaho en Marguerite de chanter le fameux air des bijoux, que la mise en scène dessert cependant, puisqu’elle est presqu’inaudible en salle (mais la magie de la technique devrait réparer cet accroc pour la captation). Pour le reste, la soprano propose une projection soutenue, aussi bien dans des graves poitrinés que dans des aigus très lyriques. Elle charme par ses piani aussi fins qu’audibles et chargés d’émotion.
Christian van Horn entre en Méphistophélès d’un sombre « Me voici ! », suivi de six démons qui exécutent ses méfaits. Terrifiant, de haute stature, il teinte sa voix caverneuse d’acides résonances pour se moquer des pathétiques humains qui l’entourent. Si la mise en scène rend son propos encore plus signifiant (par exemple avec la dispute entre Valentin et Marguerite pendant qu’il chante, dans sa sérénade, « ne donne un baiser ma mie, que la bague au doigt »), les modulations de son chant participent également de la caractérisation du personnage.
Plus à l’aise dans le chant que sur le terrain de basket, Florian Sempey campe Valentin avec profondeur, donnant une épaisseur au personnage. Le timbre est riche de ses graves corsés à ses aigus épanouis, sa voix est tonnante : son « Regarde ! » s’entend. Sa diction est délectable et sert un phrasé travaillé, dont les accents façonnent une prosodie théâtrale : il se montre d’ailleurs émouvant dans sa lente agonie.
Michèle Losier en Siebel porte ses aveux d’une voix claire et dense, légèrement vibrée. Ses fins aigus savent se développer pour donner plus d’ampleur au personnage. Sylvie Brunet-Grupposo est une Marthe attachante, à la voix moirée et au vibrato rond. Christian Helmer assume en Wagner sa courte partie d’une voix ténébreuse.
Présente en salle quelques heures avant d’être testée positive au Coronavirus, la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot, aura une fois de plus expérimenté la tristesse d’un spectacle joué devant une salle vide mais capté et retransmis.