Saisissante Alceste de Gluck à l’Opéra de Lyon
Cinq ans après son célèbre Orfeo ed Euridice, qui fit tant polémique, Christoph Willibald Gluck crée en 1767 une tragédie lyrique en trois actes d’après un livret de Ranieri de Calzabigi. Alceste marque la recherche d’un opéra « dramatique », loin des normes italiennes, dont les opéras trop « musicaux », ornementés à outrance, portent atteintes au drame et au texte. La préface de la partition d’Alceste, très certainement écrite par Calzabigi mais signée de Gluck, est justement un véritable manifeste de cette réforme de l’opéra : il faut « limiter la musique à sa véritable fonction qui est de servir la poésie avec expression. » La musique dépeint alors une beauté simple, authentique, exprimant la fragilité et la grandeur de l’être humain. Comme dans la plupart des œuvres du compositeur allemand, Alceste représente les idéaux de l’humain : l’amitié, l’amour conjugal, l’esprit de sacrifice et la victoire sur les forces de destruction telle la mort. Désireux de conquérir Paris, Gluck décide d’arranger certains de ses opéras en version française, dont Alceste, créé en 1776 à l’Académie Royale de musique (ancêtre de l'Opéra national de Paris), dont le livret fut traduit par un attaché à l’ambassade de France à Vienne, François du Roullet. C’est cette version parisienne qui est restée au répertoire et qui se découvre ce soir.
Le livret s’inspire du récit mythologique d'Apollodore d’Athènes, auteur grec du Ier siècle : Admète, roi de Phéres, est sur le point de mourir. Le Grand Prêtre, faisant appel à l’oracle d’Apollon, annonce que le bien-aimé roi peut être sauvé si quelqu’un se sacrifie volontairement à sa place. Sa femme Alceste se dévoue. Face aux angoisses d’Alceste, à la douleur d’Admète de vivre grâce au sacrifice de sa femme et à l’amour sincère qui les unit, Hercule décide de combattre Hadès afin de la sauver des Enfers.
Alex Ollé, membre du collectif La Fura dels Baus, est connu pour ses mises en scène replaçant l’action dans un présent ou un futur proche, afin d’accentuer l’approche politique des œuvres sans les dénaturer. Afin de « rendre crédible le mécanisme psychologique des personnages » et de placer le contexte de l’intrigue, est projeté un film aux couleurs chaudes mais sombres, où Alceste et Admète subissent un violent accident de voiture. Bien que cette séquence filmée puisse paraître saugrenue, l’angoissant prologue musical, qui débute peu après le début du film, prépare à la fatalité de l’accident et de tout ce qui en suivra.
Alceste par Alex Ollé / La Fura dels Baus (© Jean-Louis Fernandez)
La scène s’illumine alors doucement derrière l’écran qui se lève ensuite, laissant découvrir un salon néo-classique d’un palais italien, où fut installée une moderne chambre de soins palliatifs vitrée. Le spectateur remarque La Cène de Vinci, surplombant l’immense cheminée côté jardin. Le salon imaginé par Alfons Flores, avec ses trois hautes fenêtres, lui fait certainement écho. Unique lieu de l’action, quelques mobiliers y évoluent au fil des actes, de manière très fluide. C’est grâce aux intelligentes lumières de Marco Filibeck que chaque scène revêt une atmosphère qui lui est propre. Ces effets paraissent d’une grande simplicité mais, par leur pertinence, ils sont très efficaces et parfois saisissants. L’appel à l’oracle l’est tout particulièrement : la scène semble être uniquement éclairée par la grande flamme posée sur la table, provoquant une sensation à la fois intime et mystérieuse, à la fois agréable et dérangeante, d’une chambre éclairée à la bougie. D’ailleurs, La Cène qui surplombe le salon fait aussi écho à cette scène aux allures d’un rite d’invocation autour de la grande table.
Alceste par Alex Ollé / La Fura dels Baus (© Jean-Louis Fernandez)
Le deuxième acte privilégie sans doute les angoisses d’Alceste et la colère d’Admète en limitant toute distraction superflue, certes, mais la musique de Gluck souffrant justement ici un peu de monotonie, le contraste avec l’acte précédent est renforcé, d’où une sensation de longueurs. Le « ballet » des figurants entrant dans le salon et attendant les festivités du rétablissement d’Admète au cours de l'interlude introduisant le nouvel acte ne suffit pas.
Alceste par Alex Ollé / La Fura dels Baus (© Jean-Louis Fernandez)
C’est dans le troisième acte que les effets vidéo prennent part à l’action, ainsi que le chœur en patients d’hôpital ni vivants ni encore morts. Avec les lumières, les vidéos du visage d’Alceste dans le coma créent des effets illusionnistes hallucinatoires de ces portes de l’Enfer, dans des ambiances bleues ou glauques. C’est sur une vidéo présentant toute la famille royale, enfants, parents et grands-parents, que l’opéra semble se conclure. Heureuse et réunie dans un beau champ, toute la famille est prête pour une superbe photo souvenir. Mais – surprise ! – ce n’est pas la véritable fin : alors qu’éclate un retour énergique du prologue, la scène est brutalement replongée dans le deuil. Hercule n’a pas sauvé Alceste, ce n’était que rêve. L’opéra se finit dans un silence noir.
Karine Deshayes - Alceste par Alex Ollé / La Fura dels Baus (© Jean-Louis Fernandez)
L’œuvre de Gluck requiert des chanteurs étant autant de très bons musiciens que de très bons comédiens. Lors de la création italienne, il privilégiait d’ailleurs le jeu théâtral à la technique vocale. Le plateau de ce soir est digne de la musique du compositeur allemand. Karine Deshayes est une Alceste touchante. Assumant du début jusqu’à la fin son personnage, ses aigus sont faciles, souples et ronds. Elle sait jouer des timbres de sa voix, entre fragilité et puissance, pour interpréter son personnage, mais l'auditeur en espérerait presque davantage. Autre regret, ses graves trop sombres manquent de puissance et, malgré une très bonne diction, le débit peine dans les passages rapides. Manquant de chaleur, aux aigus tendus qui paraissent fatiguer à la fin de chaque intervention, la voix de Julien Behr, qui incarne Admète, contraste. Sa projection est bonne, tout comme son jeu d’acteur, mais la voix manque de puissance, ce qui donne certes l’impression que le personnage se remet encore de sa convalescence. Le Grand Prêtre d’Alexandre Duhamel s’impose dès les premières notes, autant scéniquement que vocalement. D’une grande aisance, sa diction est parfaite, sa voix puissante et belle. Fort bien accompagné de l’orchestre et par les effets de lumières, son récitatif est tout à fait saisissant (autant de raisons pour réserver ici son Instant lyrique à l'Éléphant Paname). Profond et mystérieux, Tomislav Lavoie interprète Apollon ainsi que le Héraut, confirmant la beauté de son timbre. Évandre est incarné par le ténor Florian Cafiero avec une bonne diction et une bonne projection. Le timbre est joli mais paraît encore manquer un peu de rondeur. Aussi, certains aigus semblent-ils malaisés et la justesse en pâtit parfois. Il est accompagné d’une Coryphée touchante mais encore trop légère (Maki Nakanishi). Enfin, Thibault de Damas campe un Hercule d’une assurance scénique et vocale solide, d’un très beau timbre mais à la diction inintelligible.
Julien Behr et Karine Deshayes - Alceste par Alex Ollé / La Fura dels Baus (© Jean-Louis Fernandez)
C’est ici le premier projet d’un tout nouvel ensemble baroque proposé par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon : Bollenti Spiriti, sous la direction du chef italien Stefano Montanari, qui est aussi un violoniste baroque remarqué. Sous sa baguette, l’orchestre fait preuve des plus belles subtilités de nuances, avec de véritables contrastes et, surtout, des pianissimi magnifiques : il faut tendre l’oreille pour les entendre mais ils se font ressentir intensément. Fort touchant dans certains passages, l’orchestre accompagne parfaitement les chanteurs lors de leurs récitatifs : c’est un véritable tapis homogène, suffisamment présent pour soutenir la ligne mélodique et renforcer subtilement les accents du texte, sans jamais couvrir. L’attention et l’intelligence de Stefano Montanari garantissent un avenir prometteur à ce nouvel ensemble, qui annonce tournées et productions pour les trois saisons à venir.
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