La Brockes-Passion de Telemann exhumée par Pygmalion
Ces vers très imagés ont inspiré nombre de compositeurs allemands du début du XVIIIe siècle. Dans la tradition du pasticcio, Raphaël Pichon a choisi d’agrémenter la version de Telemann, dont est fêté cette année le 250ème anniversaire de la mort, de quelques extraits de ses contemporains. L’orchestre joue debout la sinfonia introductive, riche en dissonances étales résolues sur un do mineur sombre comme l’exige la circonstance pascale. La solennité de l’événement est ainsi marquée. Le public s’apprête à entrer dans le récit dramatique de la Passion du Christ, récit qui se déroulera en musique, avec des effectifs variés, sur près de trois heures. La parole revient à l’Évangéliste, narrateur biblique : le ténor irlandais Robin Tritschler maîtrise les mouvements de tension et détente qui sculptent les cadences du récit évangélique, comme autant de ponctuations donnant relief et saveur au texte poétique de Brockes. La basse continue est constituée d’un violoncelle, d’une viole de gambe, d’une contrebasse à l’occasion, de l’orgue évidemment, mais aussi du clavecin vertical (!) et du théorbe virtuose de Romain Falik. Chaque moment du récit suscite ainsi un accompagnement diversifié, au plus proche du texte.
Robin Tritschler (© DR)
La soprane Joanne Lunn, grande connaisseuse du répertoire sacré, a une articulation remarquable. En tant que Fille de Sion, elle se place en figure de la réception, miroir du spectateur contemplant les affres de la Passion. Sur « Brich, mein Herz » (Brise-toi, mon cœur), dû à Johann Mattheson, la peine est accentuée par la viole de gambe puis la flûte à bec concertantes. La compassion devient colère face à l’injustice des détracteurs de Jésus. S’ensuit un air de tempête dans la plus pure tradition de l’opéra baroque, dont les clichés les plus figés sont transposés vers l’oratorio : ainsi des vocalises "hystériques" sur Blitz, soulignées par le crépitement de la paire de cors.
Stephan Loges, véritable basse aux profondeurs sonores, impose un Jésus de caractère. Tantôt il éructe avec force, tantôt il fait entendre une Schmerz (douleur) très humaine, que disent assez les consonnes dures en bouche de l’allemand. Étienne Bazola, qui campe d’abord le rôle de Pierre, disciple animé d’une vindicte fanatique, est une basse plus légère, agile et énergique. Le reniement et le repentir de Pierre constituent une sorte d’intrigue secondaire, qui s’achève avec deux numéros du compositeur Reinhard Keiser, figure de proue de l’opéra allemand. Celui-ci écrit sa propre Brockes-Passion pour la Pâques de 1712 à Hambourg : d’abord une lamentation du protagoniste, qui sait au besoin alléger son timbre et le colorer de voix de tête, puis un choral accompagné par les instruments con sordine (avec les sourdines), à l’exception du premier violon, Louis Créac’h, qui se détache au-dessus de l’ensemble et l’éclaire d’une lueur d’espoir.
Raphaël Pichon (© Francois Sechet)
L'auditeur retrouve un artifice d’orchestration semblable quelques numéros plus loin, de la plume du compositeur Christoph Graupner cette fois. Le chœur chante a mezza voce (à mi-voix) et Joanne Lunn lance une invocation touchante à « Jésus, éternel Grand-Prêtre » (Jesu, ewger, Hoher-Priester), mais ses médiums sont peu audibles malgré les sourdines des cordes. Le pastiche imaginé par Raphaël Pichon fait que l’on retrouve ainsi avec plaisir l’orchestration attentive de Haendel au détour d’un chœur, ou encore le figuralisme archaïque d’un Mattheson, qui illustre par une fugue chorale la dispersion des apôtres. La première partie se clôt avec un chœur de Johann Kuhnau, arrangé par Jean-Sébastien Bach, son successeur à Leipzig (on comprend alors combien Bach a dû fréquenter l’œuvre de ses aînés avant de les sublimer) : l’Orchestre et le Chœur de l'Ensemble Pygmalion (à réserver ici pour septembre prochain dans Miranda de Purcell à l'Opéra Comique) déploient un son homogène, aux basses affirmées, aux aigus bien présents. Le chœur reçoit ici un traitement plutôt instrumental, mais l’articulation sera mise en valeur dans les violents chœurs de foule qui se déchaînent pour condamner Jésus.
Le traître Judas est incarné par la présence troublante de Marie-Claude Chappuis, voix prégnante de mezzo, sonore jusqu’en bas de sa tessiture. Virgile Ancely est le Grand-Prêtre Caïphas, basse puissante dans l’accusation. Mais la dramaturgie souffre quelque peu lorsque la colère du Grand-Prêtre se retourne contre lui-même et que Virgile Ancely devient l’Âme croyante au numéro suivant. Également membre du chœur de Pygmalion, la voix de soprane lumineuse d’Anne-Emmanuelle Davy en servante (entendue dans l'Orfeo aux Bouffes du Nord) surgit un instant du chœur.
Marie-Claude Chappuis (© DR)
Robin Johannsen, soprano américaine, invoque Jesu dans un air qui souligne la beauté du sacrifice par l’accompagnement de deux violons et deux flûtes à bec. Devenue Marie ensuite, elle livre un duo plein d’émotion avec le Jésus de Stephan Loges : basse ronflante et tendre soprane. Celui-ci se montre magistral dans le « Es ist vollbracht » (C'est accompli), pentacorde (cinq sons) descendant, recopié assez exactement par Bach, développé ici par un trio, « O Donnerwort » (Ô parole foudroyante), avec des unissons approximatifs des trois femmes mais une belle diversité et complémentarité de timbres. Les morceaux de la main de Keiser sont riches de trouvailles, dont Bach se servira ensuite abondamment, à l’instar des brèves interrogations du chœur (« Wohin ? » - Vers où ?) qui interrompent le soliste, ou bien plus loin les Ach ! perçants à l’annonce funeste du Golgatha.
Robin Johannsen (© Tatjana Dachsel)
L’éclipse qui précède la mort de Jésus jette les ténèbres sur le continuo. Le ténor de l’évangéliste se couvre d’un voile léger. Marie-Claude Chappuis, s’étonnant du miracle (« Was Wunder »), maîtrise la noirceur et contient ses rayons. Elle atteint un pianissimo substantiel, avec la complicité active de l’orchestre et de son chef, tout en maintenant une modestie d’expression très convenable à l’oratorio. Après la mort de Jésus, l’Évangéliste entre dans le récit et s’anime d’une vie nouvelle. La fin de la Passion est consacrée à des pièces d’ensemble sur des motifs pastoraux. La basse consolatrice et apaisante de Stephan Loges se fait entendre une dernière fois, chantant l’amour qui l’aura conduit au sacrifice, sur un rythme de sicilienne.
Ce concert sera diffusé par France Musique le 30 mai 2017 à 20h.