La Passion selon Saint-Matthieu au Théâtre des Champs-Élysées
La formidable œuvre de Bach est servie par l’Orchestre et le Chœur du Collegium Vocale Gent devant une salle comble. L’effectif spectaculaire, constitué d’un double chœur et double orchestre, compose l’espace scénique abstrait où se déploie la Passion du Christ. Côté cour, le second chœur représente les fidèles qui interrogent. Le premier chœur leur répond en racontant et commentant le récit évangélique imaginé pour Bach par Christian Picander (1700-1764) d’après Matthieu. Les deux chœurs se rejoignent dans les chorals, dont la sobriété tranche avec la complexité contrapuntique des autres pièces d’ensemble.
Magistralement incarné par le baryton autrichien Florian Boesch, le Jésus de Matthieu est un Christ animé d’une rage divine. Lorsqu’il maudit le traître Judas ou constate les faiblesses de l’homme (Der Geist ist willig aber das Fleisch ist schwach : l’esprit est volontaire mais la chair faible), la violence prophétique rappelle les toiles de Valentin de Boulogne, traversées d’ombres et de lumières. Le ton est tout autre, empli d’une paix éternelle, dans le récit de l’Eucharistie. Le charisme du baryton rayonne : « En vérité je vous le dis » : la compassion et la miséricorde du Fils de l’Homme trouvent leur pendant dans l’accompagnement des récits du Christ par les cordes du premier orchestre, assouplies par la direction mystérieuse mais efficace de Philippe Herreweghe.
Philippe Herreweghe
Philippe Herreweghe s’entoure de solistes de haut niveau, avec lesquels il collabore régulièrement. Damien Guillon, très attendu, montre une émotion sincère dans les airs d’alto mais il passe difficilement la rampe. L’acoustique du théâtre est également défavorable à la soprano Dorothee Mields, qui propose une séduction vocale dans la douceur. De manière générale, la salle ne rend pas grâce au travail d’orfèvre du Collegium Vocale, que l'auditeur est mieux à même d’admirer dans une église (voir notre compte-rendu de leur concert à Saint-Roch). Apprécions néanmoins la floraison sanguinolente de la soprano dans l’air « Blute nur, du liebes Herz » (Saigne-toi, ô tendre cœur !). Soprano et contre-ténor s’unissent pour dire l’enfermement de Jésus et sa résignation à se plier au destin. Sur le staccato (notes piquées et détachées) des cordes et les arpèges diminués des bois, le second chœur se révolte et demande des comptes, selon une écriture complexe faite d’interférences et de superpositions.
Reinoud van Mechelen (© Senne Van der Ven)
Le jeune ténor Reinoud Van Mechelen s’illustre quant à lui dans l’air « Ich will bei meinem Jesu wachen » (Je veillerai avec mon Jésus). Les figuralismes paradoxaux de la tristesse et de la joie, caractéristiques de ce temps pascal où le sacrifice est aussi promesse d’espoir, sont pris en charge par une voix agile et une grande variété d’articulation qui n’a d’égale que celle du hautbois de Marcel Ponseele. La première partie de l’œuvre monumentale s’achève par un déchaînement élémentaire, où les stases dissonantes du chœur expriment des tensions proprement inhumaines : l’occasion pour le Collegium Vocale de démontrer, s’il en était encore besoin, la qualité de son travail de distinction des plans sonores.
Collegium Vocale Gent
Après l’entracte, les chanteurs prennent un souffle nouveau. Le ténor Thomas Hobbs dans l’aria « Geduld » (Patience) fait entendre des vocalises sculptées et amples. Damien Guillon s’avère plus convaincant sur le fameux « Erbarme dich » (Aie pitié), plus égal sur tous les registres, porté par la supplication tendre et plaintive du violon solo de Christine Busch et les pizzicati ternaires des basses. Baptiste Lopez, violon solo de l’orchestre II, révèle un Bach plus italien lorsqu’il fait contrepoint avec la basse Tobias Berndt. Difficile cependant de soutenir la comparaison avec Peter Kooij, basse toujours saisissante, en Ponce Pilate comme dans les airs. Goûtant le texte entre la pointe de la langue et les lèvres, le coffre vibrant, il chante avec ferveur « Komm, süsses Kreuz » et le sublime « Mache dich, mein Herze, rein ».
Dorothee Mields exprime une foi sensuelle dans « Aus Liebe will mein Heiland sterben » (Par amour, mon Sauveur se sacrifie). L’accompagnement inoubliable est constitué seulement du traverso solo (flûte traversière ancienne, dont le corps est en bois et les mécaniques peu nombreuses) de Patrick Beuckels et des deux hautbois da caccia (hautbois plus longs et donc plus graves, au corps courbé). Contre les guirlandes du traverso, les tenues enflées de la voix sont colorées par une légère vibration qui leur confère un supplément d’âme. Il convient de ne pas oublier Alex Potter, formidable contre-ténor. Les cordes chaleureuses nimbent son timbre clair et dense, et il peut oser des nuances sans que sa voix ne se perde dans les hauteurs du théâtre.
Valentin de Boulogne, Jésus chasse les marchands du temple
Enfin, Maximilian Schmitt, en charge de la ligne brisée du récit évangélique, se montre particulièrement éloquent. Son ténor, aux aigus captivants, intenses mais jamais agressifs, outrepasse le statut de témoin pour devenir médiateur et interprète des dires prophétiques. Les choristes partagent le même souci d’une juste rhétorique et font preuve d’une grande plasticité : un instant peuple enragé et vindicatif, ils s’apaisent l’instant suivant pour entonner le choral luthérien en une pieuse assemblée. Lorsque les deux chœurs sont réunis, ainsi que les deux orchestres, et avec l’ajout des voix de ripieno (en renfort du double choeur) pour souligner les aigus, l’Ensemble du Collegium déploie une puissance remarquable, qui ne nuit pas pour autant à la souplesse, l’intelligibilité et la pureté vocale qui signent la direction d’Herreweghe.
Maximilian Schmitt (© Christian Kargl)