Garifullina fait fondre l'Opéra de Paris en Fille de neige
Le rideau se lève sur une salle de danse avec ses barres d'appui, miroirs, portes battantes et piano droit. Accueilli par les murmures du public, le plateau représente une salle de répétitions pour la fable que donneront les personnages dans la forêt en deuxième partie. Dmitri Tcherniakov (qui mettait en scène la soirée féerique Iolanta / Casse-Noisette à Garnier l'an dernier et signera la Carmen d'Aix-en-Provence cet été) replace en effet l'intrigue féerique dans notre époque : les artistes sur scène constituent en fait une communauté moderne qui joue la comédie devant les spectateurs, pour reconstituer le mode de vie archaïque de leurs ancêtres slaves. Cette mise en scène est donc une mise en abyme particulièrement puissante : la mise en scène contemporaine (par Tcherniakov) d'une mise en scène passéiste (celle de la communauté sur le plateau). Ce travail est ainsi une réponse aux critiques des mises en scène "modernes", exigeant des productions traditionnelles, qui restent collées à l'époque de l'intrigue qu'elles représentent. Tcherniakov parvient à montrer à la fois le passéisme, la modernité, et le moderne ayant un désir pour le passé, voulant s'y plonger.
Elena Manistina (Dame Printemps), Aida Garifullina (Snegourotchka) et Vladimir Ognovenko (le Père Gel) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Dans le répertoire russe, l'Orchestre de l’Opéra national de Paris montre décidément son côté caméléon, à l'aise avec toutes les traditions musicales. Sous la baguette experte de Mikhail Tatarnikov (très haut perché et aux gestes amples), la fosse a l'envergure slave, avec toute sa légèreté bondissante mais toujours ancrée. Sommets expressifs, les ralentis emportent et retiennent le souffle de l'auditoire.
Aida Garifullina (qui sera Musetta aux côtés de Sonya Yoncheva dans La Bohème parisienne la saison prochaine) est une Snegourotchka (Fille de neige) inoubliable. Son premier aigu soulève d'emblée des applaudissements (que ne saurait interrompre la volonté du chef de poursuivre). Preuve de son immense maîtrise vocale, la soprano russe (pas encore trentenaire) module même son vibrato avec ses lignes et émotions. Elle sait bouleverser aux larmes, de ses sanglots et halètements toujours lyriques et sonores, toujours prononcés avec la plus infime délicatesse. Les passages du bout des lèvres, ou soulevés dans un aigu tel une stalactite, sont des sommets. Ancré jusque dans ses vocalises, passant harmonieusement d'une voyelle l'autre, son chant se nimbe de tristesse et de drame avec les frémissements de l'orchestre.
Aida Garifullina (Snegourotchka) dans La Fille de neige (© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris)
Dans le rôle de Lel, Yuriy Mynenko lance ses lignes avec une puissance tonique perçante. Rayonnante d’harmoniques très aiguës, la voix éblouit grâce à une parfaite exploitation de l'ancrage sombre et de l'ouverture en fond de gorge des sons russes. Berger barbu aux longs cheveux blonds platine, affublé d'un t-shirt blanc sans manches et d'une chemise à carreaux nouée autour de la taille, sa voix de contre-ténor rayonne et vibre dans l'aigu avec un grand contrôle jusque dans les pianissimi. Toutefois, la voix d'homme très apprêtée pour atteindre le registre féminin n'a pas le chant naturel de Lel, ce personnage censé émerveiller le monde avec son organe.
Incarnant Kupava, Martina Serafin (récente Elsa du Lohengrin de Jonas Kaufmann sur ces mêmes planches) entre radieuse, se frisant les cheveux. Sa voix haletante, aux accents sonores, résonne déjà du drame et du bonheur qui l'attendent avec l'abandon de Mizguir et l'amour de Lel. Ses lignes solistes sont émouvantes, jusqu'avant des aigus projetés avec peu de notes intermédiaires (peu de "coloration" des intervalles).
Bon père de son peuple, le Tsar Berendeï campé par Maxim Paster s'applique sur sa voix qui résonne sans faire d'effort, comme sur la toile qu'il peint (la tête d'une aristocrate poudrée). Mêlant son chant avec les instruments solistes qui le doublent, il prend son temps et couvre juste ce qu'il faut (tutoyant tout de même les suraigus de maîtrise), seulement recouvert par les passages orchestraux forte. Sa voix dramatique est remarquable, bien qu'il soit davantage généreux en pièces d'or pour les choristes qu'en volume sonore pour l'auditoire.
Dans l'emportement, Thomas Johannes Mayer (précédemment Moïse et cloué sur un fauteuil roulant à Paris) qui chante Mizguir, éloigne sa ligne de chant des notes pivots par un vibrato en grande sinusoïde et déploie sur chaque note une amplitude qui le fait quelque peu ralentir. Forçant Snegourotchka au mariage, il trépigne et enrage qu'elle fonde d'amour pour Lel.
Aida Garifullina (Snegourotchka), Thomas Johannes Mayer (Mizguir), Vasily Gorshkov (Bobyl Bakula) et Carole Wilson (Bobylicka) (© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris)
Vasily Gorshkov en Bobyl Bakula, père adoptif de la fille de neige, met tout le jeu populaire, comique et hédoniste dans son chant sonore, grinçant. Sa femme Bobylicka (Carole Wilson) complète leur véritable duo, mariant sa voix avec lui ou le contredisant en contrepoint.
L'Esprit des bois Vasily Efimov protège la Fille de neige avec une voix tendue, des mouvements de lutte et même un coup de poing décoché à Mizguir lorsque nécessaire. Les hérauts (porte-paroles) Vincent Morell et Pierpaolo Palloni tiennent littéralement leurs rôles en chantant dans des porte-voix (ustensiles qui rétrécissent les voix lyriques, les empêchant de sonner largement). Bermiata (Franz Hawlata), tout comme le page Olga Oussova, nourrit bien ses notes, ajustant le volume pour ne pas faire d'ombre au Tsar.
Aida Garifullina (Snegourotchka), Thomas Johannes Mayer (Mizguir), Yuriy Mynenko (Lel) et Martina Serafin (Kupava) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
La Chanson et danse des oiseaux est interprétée par un merveilleux chœur d'enfants. Les petits oisillons déguisés déploient leurs ailes et des voix remarquablement placées et articulées. Vêtus de costumes bariolés, ils chantent et esquissent des mouvements synchronisés et bonds tournoyants, ce qui transforme la scène en un spectacle de fin d'année sublimé, un de ceux dont rêveraient tous les parents d'élèves. De sa voix impérieuse et large, la Fée Printemps d'Elena Manistina remet cette volée en rang. Les petits oiseaux tremblent même de froid et d'effroi devant le Bonhomme Hiver de Vladimir Ognovenko. Sa voix sourde et gutturale résonne au loin, parfois tonnante en brefs accents. La Fée printemps l'ignore superbement, pianotant et révisant sa partition.
Elena Manistina (Dame Printemps)
La Fille de neige est aussi un opéra de chœurs russes. Le Chœur de l'Opéra National de Paris bruisse d'admiration lorsque Snegourotchka surgit de la forêt (et lorsque Garifullina chante). Il ne se décale que lorsque Bermiata replace les choristes et fait mine de les diriger, les perturbant plus qu'autre chose. Dansant en rond devant le cadavre de Snegourotchka, le peuple élève une roue de charrette enflammée, rituel solaire païen refermant le rituel opératique.
Encore plus émue que son personnage, Aida Garifullina vient longuement et par deux fois recevoir sa tempête de bravi. L'ensemble des interprètes est réchauffé d'applaudissements. L'accueil du chef d'orchestre mais aussi de l'équipe de mise en scène est tout à fait excellent.
Aida Garifullina (Snegourotchka) et Elena Manistina (Dame Printemps) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Retransmis en direct dans de nombreux cinémas, ce spectacle sera disponible sur Arte concert le 25 avril 2017 à 19h (vous le retrouverez en intégralité sur Ôlyrix, espace Vidéos). Il sera diffusé sur Arte ultérieurement et le dimanche 14 mai 2017 à 20h dans l’émission Dimanche à l’opéra sur France Musique.