Eugène Onéguine à Saint-Étienne ou la poésie souriante de Tchaïkovski
La vision d’Alain Garichot de l’Eugène Onéguine de Tchaïkovski est fondamentalement classique et intrinsèquement poétique. Le livret est suivi à la lettre dans une esthétique épurée. Des troncs d’arbres nus structurent le décor d’Elsa Pavanel jusqu’au dernier acte, lors duquel ces troncs d’arbres s’envolent et laissent place à une projection gigantesque de la Lune au fond d’un plateau vide. Les protagonistes (dont la distribution est totalement renouvelée par rapport à la récente reprise de la production à Nice), tous convaincants, évoluent dans cet univers feutré et sombre, un sourire partagé sur les lèvres : Olga n’est pas la provocatrice habituellement dépeinte mais une jeune femme gaie et insouciante, Tatyana est fière de son amour qu’elle vante avec un large sourire durant l’air des lettres, Lenski voit son visage s’illuminer au moment de mourir à la pensée de son amante, et Onéguine, lui-même, semble voir un espoir dans l’amour impossible qui s’empare de lui lorsqu’il retrouve Tatyana, des années après le drame.
Michal Partyka dans Eugène Onéguine (© Cyrille Cauvet)
Ce dernier est interprété par le baryton polonais Michal Partyka. S’il n’a pas un physique de magazine, il dégage une rare élégance, alliée à une décontraction nonchalante. La pâleur de son teint fait écho à la lumière blafarde de la Lune. Son sourire enjôleur caractérise un Onéguine au fort pouvoir de séduction. D’autant que la voix est là, ample, suave et sonore dans les graves. Son timbre clair et brillant semble revêtir un verni qui s’enrichit d’un legato parfaitement pensé et tout aussi bien exécuté. Donnant de sa personne, il produit notamment un très beau tableau à l’acte trois lorsqu’une pluie de lettres virevoltantes tombe des cintres autour de lui.
Michal Partyka et Sophie Marin-Degor dans Eugène Onéguine (© Cyrille Cauvet)
Sophie Marin-Degor campe une Tatyana candide et sensible. Elle trouve une certaine profondeur dans les médiums. Ses aigus sont tranchants. Elle offre un air de la lettre (qu’elle rédige de la main gauche) exalté et au phrasé éloquent. Un souffle long l’autorise à nuancer son interprétation, s’appesantissant sur une note piano légèrement vibrée. Charismatique, elle tient littéralement la scène durant tout le temps de ce long monologue, grâce à des intentions théâtrales affirmées, allant même jusqu’à exécuter quelques graciles pas de danse.
Michal Partyka et Florian Laconi dans Eugène Onéguine (© Cyrille Cauvet)
Florian Laconi est un Lenski digne dans son humiliation et sa douleur. Nuancé, il ménage des effets de volume ou de tempo dans son interprétation. Son vibrato est fin et long. Ses médiums épanouis ont un timbre corsé. Ses aigus semblent confortables tandis que ses graves ténébreux portent la mélancolie de son chant. Olga prend les traits, la voix et l’enthousiasme d’Anna Destraël. Son chant manque en revanche de reliefs sur son air, bien que sa voix aux graves intenses ouvre un beau vibrato, large et poignant. La nourrice Filipievna de Svetlana Lifar (comme à Limoges la saison dernière) dégage une grande tendresse envers Tatyana. La voix descend dans des graves incandescents au large vibrato, et gagne en volume dans l’aigu. Son phrasé, ouvrant large les « a » et des « ou » voluptueux, met en valeur la musicalité de la langue russe.
Thomas Dear et Sophie Marin-Degor dans Eugène Onéguine (© Cyrille Cauvet)
Thomas Dear incarne le Prince Grémine en élargissant les voyelles qu’il projette à merveille. Les médiums sont beau, disposant d’un timbre noble s’appareillant parfaitement au port altier de l’interprète, qui peine cependant à offrir la pleine profondeur des graves de sa partition. Madame Larina est chantée par Nona Javakhidzé à la voix fraîche et au timbre doux. Carl Ghazarossian réussit avec le seul air écrit pour son Monsieur Triquet à intégrer les artistes les plus applaudis de la distribution, grâce à un jeu théâtral drôle (notamment dans sa danse) et impliqué, et à une voix au timbre brillant et au vibrato léger. Enfin, Christophe Bernard et Tigran Guiragosyan offrent leurs voix puissantes aux courts rôles du Capitaine et de Zaretski.
Carl Ghazarossian dans Eugène Onéguine (© Cyrille Cauvet)
Le chef David Reiland, conseiller artistique de l’Opéra de Saint-Étienne et premier chef invité, parvient à saisir la poésie musicale de Tchaïkovski, laissant respirer la musique, à la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire. La harpe ardente qui accompagne le premier ensemble, la verve des cordes qui se font porteurs d’émotion offrant beaucoup de couleur et de reflets, en particulier dans les graves des alti ou des contrebasses, la noblesse des cors : tout participe de la beauté musicale de la soirée. Tout n’est pourtant pas parfait : les ensembles manquent régulièrement de structure rythmique et le chef doit parfois tirer le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, très investi au demeurant, pour maintenir le tempo. Certaines dynamiques orchestrales manquent également de fluidité. Pour éviter ces problèmes, David Reiland n’économise pas ses efforts, étirant ses gestes, allant chercher loin l’impulsion qu’il donne aux musiciens et impliquant tout son corps dans sa gestique de conduction. À en croire l’accueil du public, le jeu en valait la chandelle !
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