Christophe Rousset emmène sa Flûte enchantée à Paris
Les cuivres d’époque, trompettes naturelles et trombones, confèrent à l’ouverture une silhouette racée, soutenue par des cordes peu nombreuses mais énergiques et sonores. La direction nerveuse et souple de Christophe Rousset mène sans transition à la scène d’exposition in medias res ("au milieu de l'action"), où l’on voit le jeune prince Tamino aux prises avec un serpent monstrueux. Julian Prégardien dans le rôle de Tamino éblouit dès les premiers sons par un ténor ample et ancré, au timbre lumineux et à l’énonciation claire. L’air « Dies Bildnis ist bezaubernd schön » ("Ce portrait est un ravissement"), alors qu’il tombe amoureux du portrait de Pamina qu’on lui présente, confirme sans plus attendre les qualités et la facilité de son chant, bien que ses sourcils ombrageux affichent une mine constamment préoccupée.
Christophe Rousset (© Eric Larrayadieu)
Les Trois Dames forment un bel ensemble homogène. Sophie Junker, Émilie Renard et Eva Zaïcik rivalisent d’agilité vocale pour s’accaparer l’attention du prince. Ce jeu correspond d’ailleurs certainement à la rivalité réelle qui peut exister entre trois jeunes chanteuses de talent. Jodie Devos dans le rôle de la Reine de la Nuit, leur maîtresse, n’est guère plus âgée : il manque à sa voix, par ailleurs très riche, l’épanouissement d’une certaine maturité nécessaire pour conférer l’autorité attendue dans ce rôle. Les copieux applaudissements qui saluent ses deux airs témoignent néanmoins de la qualité de sa prestation.
Jodie Devos (© DR)
Monostatos, bras droit maléfique du grand Sarastro et, face à lui, l’oiseleur Papageno, se livrent à un numéro digne des Marx Brothers de part et d’autre du podium du chef. Mark Omvlee dans le rôle du Maure épris de Pamina, excellent comédien, présente un ténor très contrastant par-rapport à Julian Prégardien : plus grinçant, plus riche en harmoniques aigües, il déforme son masque facial de manière à agir sur la qualité du timbre, cherchant la convenance de l’expression au propos plus que la beauté du son. Formidable pour ce répertoire, enflammé de désir, il met toute son énergie au service du Singspiel, de ce genre si particulier qui mêle les dialogues aux chants. La transition du parlé au chanté est ce soir-là très fluide, grâce aux qualités oratoires, à la déclamation mélodieuse de Dashon Burton en Sarastro notamment.
Julian Pregardien (© Marco Borggreve)
Le duo « Weib und Mann » ("Mari et Femme") avec Klemens Sander (Papageno) et Siobhan Stagg (Pamina) permet d’apprécier au mieux la version de concert. Debout devant un orchestre discret et enveloppant, ils passent très facilement et s’autorisent donc davantage de douceur. Il en va de même pour le récit accompagné qui oppose Tamino et le Sprecher Christian Immler : l’absence de mise en scène souligne la puissance de la dialectique maçonnique. Le sous-texte symbolique qui parcourt le fameux livret d’Emanuel Schikaneder trouve ainsi une forme d’abstraction par la musique et les voix, une solennité toute particulière exprimée par la prédominance de l’orchestre, qui devient finalement la scène principale de l’action. Les sonorités propres à l’orchestre mozartien – pizzicati bien présents de la contrebasse viennoise, douceur feutrée du traverso, plus proche que la flûte traversière moderne, métallique, de cette Zauberflöte « taillée au cœur d’un chêne millénaire ».
Christian Immler (© DR)
Au cours du deuxième acte, les protagonistes traversent un certain nombre d’épreuves, qui sont autant de rites initiatiques, sous le patronage de Sarastro. Dashon Burton fait de son premier air une invocation habitée aux divinités égyptiennes Isis et Osiris, soutenue par un timbre rond jusqu’au registre grave, malgré une déperdition de puissance en arrivant au fa, note limite pour un baryton-basse. Une paix intérieure semblable s’empare des deux couplets de l’hymne « In diesen heiligen Hallen » ("Au sein de ces portails sacrés"). Aux ordres de Sarastro, les deux gardes Rafael Galaz et Yu Chen, issus du Chœur de l’Opéra de Dijon, mettent leur pratique chorale au profit d’une fusion assez réussie des timbres. Le chœur, préparé par Anass Ismat, est d’un bon niveau et trouve avec l’orchestre un équilibre satisfaisant dans les ensembles triomphaux qui illustrent la victoire des forces du Bien sur le Mal.
Camille Poul (© Ledroit-Perrin)
Personnage intrigant de cette œuvre magistrale, Papageno est incarné ici par Klemens Sander, habitué du rôle sur les scènes allemandes et autrichiennes. Celui qui se définit lui-même comme un Naturmensch ("Homme de la Nature") déploie un chant plein d’un bonheur communicatif, encore redoublé lorsqu’il trouve sa Papagena en la personne de Camille Poul avec laquelle il forme un couple pépiant et pétillant. Shobian Stagg, alias Pamina, partage cette sincérité d’une manière touchante dans l’air de désespoir « Ach, ich fühl's, es ist verschwunden, Ewig hin der Liebe Glück ! » ("Ah, je le sens disparu, le bonheur de l'Amour"). Ainsi cette production révèle-t-elle de véritables personnalités vocales, comme Julian Prégardien, qui évoluent pour la plupart sur les scènes lyriques d’Europe centrale, et que l’on découvre avec plaisir à la Philharmonie de Paris.