L'Opéra de Lille englouti par Le Vaisseau fantôme
L'orchestre ouvre une soirée décidément maritime : les aigus sifflent comme le vent sur les voiles, bercés par le roulis des cuivres et des timbales. Bien vite, le rideau se lève et le spectateur est littéralement happé par le plateau : un immense navire occupe toute la hauteur de la scène. Le paquebot semble si grand qu'il doit s'élever à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du toit de l'opéra puisque seule est visible la partie inférieure de sa coque rivetée de rouille. Surtout, ce bateau se soulève et s'abaisse, porté par les vagues : des vidéos projetées sur le plan incliné qui semble prêt à déverser les trombes d'eau dans la fosse. Suivant parfaitement la musique, cette mer s'agite de roulis et l'écume vient s'écraser sur le bateau, avant de redevenir une onde calme. Une immense ancre est baissée au sol, les projections vidéos s'interrompent afin que l'étendue marine laisse place à une grève sablonneuse, sur laquelle se déroulera le drame.
Le chef d'orchestre Eivind Gullberg Jensen, pleinement impliqué de bout en bout, menton en avant, plisse les yeux d'inspiration en dessinant des vaguelettes de sa baguette avant d'en projeter des éclairs. L'Orchestre national de Lille s’acquitte avec mérite de la partition, y compris des traits d'ensembles de cordes virtuoses. La richesse de leurs timbres mêlés va de pair avec l'harmonie de Wagner. Individuellement, ces instrumentistes montrent certes quelques fébrilités lorsque la partition les met à nu dans des lignes solistes, mais ils se rassurent dans le son de phalange.
Simon Neal dans Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)
Le Capitaine du Vaisseau fantôme, le Hollandais volant maudit et condamné à errer sur les mers tant qu'une femme ne lève sa malédiction par l'amour, sort fumant des cales du navire. La voix, le timbre (mais aussi l'attitude) de Simon Neal sont diaboliques, puissants de noirceur. Il est de ces interprètes qui réjouissent le public dès les premières notes, l'assurant d'une belle soirée. Cette intuition se verra confirmée, malgré quelques faiblesses très passagères, la voix de baryton ancrée dans les profondeurs océaniques sachant en outre fort bien couvrir vers l'aigu. De surcroît, sa prononciation est digne d'un récital de Lieder (mélodies allemandes).
Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)
L'héroïne nommée Senta et interprétée par Elisabet Strid mêle harmonieusement sa ligne vocale aux phrases instrumentales qui la doublent, la portent ou la suivent. Sa voix recèle des beautés opulentes, mais prodiguées dans un effet systématique de soufflet : les notes commencent pianissimo pour rapidement enfler, ou inversement. Cela rompt inévitablement la continuité de la ligne (même si Wagner ne déploie pas encore la "mélodie infinie" de ses opéras ultérieurs). Toutefois, l'oreille s'habitue quelque peu à ce resac vocal et l'effet s'adapte même à son état émotif, lorsqu'elle s'ouvre à l'amour par un très beau duo en compagnie du Capitaine Hollandais fantôme.
Simon Neal et Elisabet Strid dans Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)
Daland, marin norvégien et père de Senta, a la voix assurée et imposante de Patrick Bolleire. Il réconforte et berce d'un chant arrondi et sourd. Son duo avec le Capitaine fonctionne particulièrement bien dans l'accumulation de leurs amplitudes vocales (d'autant que ces passages sont dignes du bel canto italien, doublés par de grandes nappes de cordes : Le Vaisseau fantôme n'est que le quatrième opéra du catalogue de Wagner, encore emprunt d'influences italiennes). Certes, le livret lui dessine un personnage attiré par les richesses du capitaine et qui propose sa fille en mariage pour obtenir une part de butin. Toutefois, il est ici tiré vers un caractère bouffon, dévorant des yeux et croquant littéralement les pièces d'or, un peu comme si le Don Magnifico de La Cenerentola donnée récemment dans ces murs n'avait pas quitté la scène.
Simon Neal et Patrick Bolleire dans Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)
Les dimensions du théâtre de Lille permettent d'apprécier la voix bien caractérisée du ténor Yu Shao (bien davantage qu'à Bastille dans Lucia di Lammermoor), même si elle serre et craquelle presque dans l'aigu et bien que sa prononciation allemande lui interdirait pour l'instant de se produire face à des germanophones. Certains de ses mezzo-piani sont tout à fait émouvant, révélant une sérénité d'autant plus louable que ce ténor est frais émoulu de l'Académie de l'Opéra de Paris et que ce Vaisseau fantôme expose énormément ce personnage du Pilote de Navire qui a le premier air soliste dès les tous débuts de l'œuvre.
David Butt Philip campe Erik, l'amoureux de Senta. Incandescent, il donne toute son énergie sur chacune de ses notes. Toujours puissante, placée, accrochée même et rayonnante, la voix continue à impressionner lorsqu'elle varie les volumes, bien qu'elle reste toujours tendue de la même intensité. Toujours à l'affût, le livret fait certes de son personnage "un chasseur", mais nous ne parlerons pas de sa veste militaire ni de la Kalachnikov qu'il porte en bandoulière, tarte-à-la-crème des mises en scène, notamment quand les autres personnages de cette production ont des costumes plutôt en rapport avec l'histoire et son époque : cirés de marins et tenues exotiques. Mais les doutes et bémols sont balayés par ses aigus héroïques dans son grand air final, désespéré de perdre Senta.
Le travail de lumières (signé Urs Schönebaum) vient tout d'abord renforcer la scénographie, passant de la nuit de tempête à un lever puis un coucher de soleil rasant, dessinant reflets et ombres au plateau et aux personnages. Malheureusement, de puissantes poursuites lumineuses viennent tout d'un coup inonder les personnages et les suivre (maladroitement) d'un halo lumineux, brisant les équilibres.
L'Opéra de Lille s'est doté de moyens à la hauteur de cette production, bien évidemment en ce qui concerne la mise en scène spectaculaire d'Alex Ollé et La Fura dels Baus, mais aussi côté chœur avec un effectif imposant de 62 choristes ! L'auditeur a donc devant lui un bel équipage de matelots et de femmes les attendant au port. Leur nombre et qualité rend d'autant plus regrettable que les hommes soient d'abord placés en coulisse et doivent alors s'époumoner pour être peu audibles. Les femmes du chœur apportent ensuite parasol et chaises de plage, avant d'astiquer leur argenterie. Les magnifiques voix graves et charpentées du pupitre de contralto portent le chant de Deborah Humble (Mary), placé et froncé. Tutti, l'effectif prend toute sa mesure, déchaînant des tempêtes vocales (malgré les gestes qui leur sont demandés, imitant du Bollywood ou bien des comptines avec vaguelettes de mains, tirs à la corde et autres figuralismes de premier degré). La prononciation allemande leur fait ralentir le tempo, espérons donc pour le capitaine que ses matelots savonnent aussi bien le pont que la langue germanique.
Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)
Les spectres du vaisseau fantôme sortent des cales, annonçant la funeste conclusion du drame. Couverts de blanc, comme le capitaine, ils s'immobilisent, inondés de lumière (l'effet étant, alors, pleinement justifié). Surprenant les adieux déchirants de Senta et Erik, le Capitaine croît qu'ils s'aiment encore et préfère fuir plutôt que d'entraîner la pure jeune fille dans son errance éternelle. Désespérée, elle se couvre de la peinture blanche fantomatique avant de disparaître noyée dans les vagues revenues sur le plateau et sous la trombe d'eau qui descend, projetée, avec le rideau de scène. L'Opéra finit noyé, comme cette production sous les applaudissements.
Elisabet Strid dans Le Vaisseau fantôme par Alex Ollé et La Fura dels Baus (© DR)