Arias envolées, arias retrouvées... par la voix de Maarten Engeltjes à l'Oratoire du Louvre
Les arias de ce mardi soir placent le petit auditoire dans une atmosphère singulière : celle de l'office protestant. Si le lieu choisi, celui du temple, y contribue grandement, les airs pour alto extraits des cantates de Bach y plongent sans effort les esprits, tant la portée théologique contenue dans les paroles et les tournures musicales se fait sentir. Toutes composées alors que Bach était Cantor (directeur et compositeur de la musique religieuse) à Leipzig, les cantates choisies étaient exécutées durant les offices, avant et après la prédication. Écrites sur des textes de l’Évangile, la plupart éclairaient les récits liturgiques jusqu'à « prêcher en musique », à la suite du pasteur. Le contre-ténor néerlandais Maarten Engeltjes et le violoniste Patrick Cohën-Akenine à la tête de l'ensemble, en proposent un agencement habile, rappelant le déroulement de l'office et faisant vivre ainsi un moment recueilli à l'auditoire.
Maarten Engeltjes (@ Marco Borggreve)
En guise de Sinfonia (introduction instrumentale aux cantates), le concert s'ouvre sur l'Ouverture de la Suite pour orchestre n°1 BWV 1066, véritable fil rouge de la soirée, dont les danses offriront des pauses méditatives aux messages chantés. L'ensemble sait rendre palpable les contours stylistiques du compositeur : tout y est, la grâce solennelle et l'exactitude de la dynamique contrapuntique (technique de composition où les voix se superposent en couches successives). Même la disposition en arc-de-cercle formée par les musiciens s'accorde avec le dialogue concertant de l'ouverture : face-à-face, les voix mélodiques des cordes et bois se répondent en imitation, entourant le cœur harmonique d'un continuo rebondissant. D'ailleurs, cet agencement embrasse parfaitement la courbe du chœur de l'église, accueillant à pleine poignée l'acoustique ample du lieu. De ses coups d'archet légers et décidés, Patrick Cohën-Akenine guide tous les pupitres, les faisant converger vers une respiration unanime.
De cette première apparition sonore émane une harmonie tranquille qui n'attend qu'à cueillir la voix. Celle de Marteen Engeltjes surgit, parfaitement dessinée pour ce répertoire, puisque c'est en chantant la voix alto dans la Passion selon Saint Matthieu que le chanteur néerlandais a découvert sa voix de contre-ténor, alors qu'il avait 16 ans. La première aria de la Cantate BWV 115, « Ach schläfrige Seele, wie ? » invite à l'introspection personnelle. Avant de s'adresser à Dieu, la voix se tourne vers son moi caché : « Ah, âme endormie, comment tu te reposes encore ? Anime-toi donc ! ». Par-dessus cet air tragique maintenu dans un rythme mi-berceur, mi-menaçant, le contre-ténor fait entendre ce questionnement indigné de son timbre transperçant. Comme le suggère l'accélération soudaine du tempo, « le châtiment pourrait se réveiller d'un coup » et assaillir l'âme somnolente.
Semblables injonctions retentissent dans l'aria « Stirb in mir » de la Cantate BWV 169 qui rappelle les deux plus grands commandements chrétiens. En réponse à cet enseignement, le fidèle commande à son tour ses propres désirs : « Mourrez en moi, monde et toutes tes amours ». Marteen Engeltjes y arbore une gravité extrême, gardant les yeux fermés aux passages instrumentaux. Sa ligne vocale se lisse et s'étire sur « Stirb », épousant et se détachant tout à la fois des harmonies de l'accompagnement, donnant le frisson.
Maarten Engeltjes (© Marco Borggreve)
Après cet examen personnel, le fidèle peut à présent faire monter sa prière d’intercession, semblable au Kyrie Eleison de la liturgie latine, en chantant « Hochlegobter Gottessohn » extrait de la Cantate BWV 6. Malgré les quelques sombres chromatismes venant colorer le mot « Finsternis », (obscurité), l'air est enfin serein, tourné vers la prière (« Oh Fils de Dieu hautement loué, ne t'oppose pas à ce que maintenant, devant ton trône, nous déposions une prière ») et ajouré d'ornementations vocales finement ciselées. Telle une offrande, le thème solaire et débonnaire de la Cantate BWV 156, « Herr, was du willst, soll mir gefallen » est sans cesse repris en imitation, des instruments à la voix. Le contre-ténor y dévoile une prononciation parfaite et suscite même des cris et applaudissements redoublés.
Plus de craintes, ni de plaintes, la louange se fait de plus en plus jubilatoire, proclamant sa « Confiance » au « Dieu Très-Haut » dans l'aria de la Cantate BWV 133 « Getrost ! Es fasst ein heilger Leib ». Le timbre chaud et réconfortant du hautbois d'amour tenu par Jean-Marc Philippe se mêle aux envolées mélismatiques de Maarten Engeltjes qui a le sourire aux lèvres. À tous deux, ils teintent l'atmosphère de sérénité et d'une joyeuse détente. Tout tend vers la communion des fidèles avec le Christ, rappelée par l'Agnus Dei et évoquée ici par l'aria de la Cantate BWV 85 : « Jesus ist ein guter Hirt » (Jésus est un bon pasteur). En ouverture, la part belle est donnée au violoncelle qui se fait particulièrement virtuose sous l'archet de François Poly. Composée pour Pâques, cette aria suggère même le mouvement accompli par le Christ qui s'est fait homme sur la terre, à travers montées et descentes rendues éloquentes à la voix du chanteur néerlandais.
Ces moments méditatifs se closent dans la promesse : directement tirée de l’Évangile, l'aria « Wo zwei und drei versammelt sind » extraite de la Cantate BWV 42 assure la présence du Christ « au milieu de ceux qui sont rassemblés en son nom ». Sur un ton presque déclamé, semblable à l’Évangéliste dans les Passions ou les Oratorios de Bach, le contre-ténor tourne son regard vers l'ensemble de l'auditoire, telle une adresse directe aux personnes présentes.
Ne laissant pas même les applaudissements se prolonger, Maarten Engeltjes présente un bis bien préparé : l'aria de la Cantate 170 « Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust ». La dernière de cette soirée mais non la moindre : la voix du ténor s'enroule autour d'une descente particulièrement émouvante tenue par le continuo. Les oreilles et les yeux aux aguets, l'auditoire se laisse imprégner de cette respiration qui semble émaner de chaque côté de l'ensemble, et dont le cœur pulmonaire est la voix. L'âme paisible, c'est certainement ainsi que se sent chacun après avoir écouté ces arias retrouvées.