Carmen à Bastille : la déchirante résurrection d'Alagna
Le cœur des spectateurs se serre subitement, leur souffle se coupe avant même le lever du rideau lorsqu'ils entendent l'annonce terrible : Roberto Alagna est souffrant. Des Oh de désespoir résonnent dans la Bastille, heureusement suivis de Ah soulagés, joyeux et d'applaudissements réjouis : le ténor a tout de même tenu à chanter pour cette première de Gala. Le public est d'abord rassuré. Alagna chante comme toujours, comme il parle, avec autant de naturel et une prononciation toujours aussi limpide. Du fait de cette gêne vocale annoncée et de l'évolution de sa voix, le ténor offre un Don José tout en maturité dramatique et vocale. Le chant monte en tension et bascule parfois dans des aigus allégés en voix de tête. Les fins de phrases perdent progressivement en énergie. Vient le grand air "La fleur que tu m'avais jetée". La ligne se creuse, le vibrato s'amplifie, toute la technique et le métier se mettent en branle pour compenser, par une construction, l'aisance naturelle du chant qui semble se dérober. La beauté est admirable mais fragile. C'est alors un crèvement du cœur pour tout le public qui ne peut retenir des frissons audibles : la voix d'Alagna déraille complètement sur la dernière note, dans la faiblesse du ténor malade et du personnage meurtri. Le public applaudit l'air, admiratif, empli d'une bienveillante compassion en souvenir des moments glorieux mais aussi de l'incarnation du personnage qui reste saisissante.
Roberto Alagna (Don José) et Clémentine Margaine (Carmen) (© E. Bauer / Opéra national de Paris)
Clémentine Margaine (retrouvez par-ici son interview pour Ôlyrix tandis que le portrait des quatre Carmen de cette production vous attend par-là) est une Carmen sombre comme les voyelles qu'elle transforme, généreuse comme sa voix et son vibrato dramatique. Même ses vocalises rebondies ont une amplitude charnelle. Dans son jeu brusque, elle jette brutalement son corps ou sa tête, chevauchant les voitures comme les hommes. En lien avec son caractère fougueux et impulsif, elle ralentit des notes pour accélérer d'autant les suivantes. La voix claque en coups de fouet, passant du piano à des cris brusques ou des chuintements cinglants. Autre effet vocal désarçonnant, elle change en cours de route la hauteur, le placement et la vibration des dernières notes de ses phrases. Dans la reprise lente et piano de la Habanera, la chanteuse offre à l'inverse un souffle ample et croissant sur le velours des nappes orchestrales.
Le gris métallique des murs renforce la puissance des symboles expressifs sur scène, entre tradition et modernité. Les symboles de l'Espagne sont traditionnels (vache de Corrida, drapeau, robes froufroutantes) mais modernisés, épurés, sombres, massifs. La tradition montre toute la modernité de son drame expressionniste, éternel, universel et cette Espagne de coutumes archaïques dialogue avec les symboles d'une modernité périmée. Le metteur en scène Calixto Bieito a choisi des symboles qui représentaient la pointe de la technologie à leur époque, mais qui sont aujourd'hui des archaïsmes : cabine téléphonique, vieilles voitures klaxonnant qui sont les roulottes des gitans et les taureaux de Corrida, robes à fleurs, mini short à carreaux et santiags, glacière et chaise de pique-nique. Le dialogue est ainsi constamment éloquent entre un archaïsme moderne et une modernité archaïque. Il rappelle que la modernité est la chose la plus périssable tandis que l'Opéra et le drame restent éternellement modernes. La majorité du public réserve un accueil enthousiaste à cette mise en scène lors des saluts. Bien entendu, quelques huées et sifflets retentissent également, l'ensemble du public ne pouvant être sensible à une telle production, radicale, nouvelle et anachronique. Des spectateurs choqués applaudissent même ironiquement lorsqu'un gracile danseur aux mouvements de toréro sublimés ôte son slip.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Le chef Bertrand de Billy (qui ouvrira la prochaine saison de la Bastille avec Un bal masqué) a beau avoir remplacé Lionel Bringuier au pied levé, il démontre sa maîtrise dès l'ouverture, qu'il n'a pas même besoin de diriger pour assurer la mise en place parfaite des rythmes effrénés, jusqu'aux plus virtuoses et infimes trilles hispanisants. Suave, le son orchestral enrobe l'auditeur et colle à la peau des personnages. La fosse délaisse les éclats au profit de l'amplitude et de la continuité d'une mélodie infinie. L'orchestre se dévoile et se voile avec contrôle et richesse haletante, douceur jusques aux cuivres, piccolos et percussions.
En jogging de velours et veste associant vert et violet, la Micaëla d'Aleksandra Kurzak arbore un costume aussi volontairement ridicule que les selfies qu'elle prend avec son mari à la ville et promis à la scène, Roberto Alagna-Don José. La chanteuse construit sa voix et ses lignes depuis ses aigus. Si l'œuvre n'était pas aussi connue et expressive, l’œil du spectateur serait aussi tendu vers les sur-titres que l'est l'oreille vers la voix lorsqu'elle redescend de ses aigus.
Roberto Alagna (Don José) et Aleksandra Kurzak (Micaëla) dans Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Le toréador Escamillo a la voix extrêmement travaillée de Roberto Tagliavini, forgée dans une couleur aussi sombre que son costume de ville et ses cheveux plaqués. La charpente massive de ce chant va de pair avec son ampleur, aussi large que traînant sur la battue.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Le lieutenant Zuniga est campé par François Lis, penchant la tête et tenant à deux mains son ceinturon pour jouer l'intensité martiale. La voix tonne, l'épaisseur vocale sourde et sonore, parfois même rocailleuse, est apte à conserver la couverture dans les montées aiguës. Le personnage s'accommode parfaitement de ce drame veule, bien que la prononciation soit incompréhensible et que le rythme se décale, emportant le chœur avec lui. Jean-Luc Ballestra offre sa belle voix de baryton, noble et assurée au brigadier Moralès faisant les fier-à-bras derrière ses lunettes de soleil.
François Lis (Zuniga) et Clémentine Margaine (Carmen) (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Les interprètes s'investissent tous entièrement dans leurs personnages, même les plus kitsch. Le Dancaïre Boris Grappe et Le Remendado François Rougier incarnent deux contrebandiers dont les voix assurées et placées se marient avec deux bohémiennes éblouissantes : Frasquita par Vannina Santoni, à la voix divinement rayonnante, merveille de lyrisme homogène, et Mercédès par Antoinette Dennefeld (admirée cette saison dans Cavalleria Rusticana et que nous sommes impatients de revoir in loco en novembre pour La Clémence de Titus), d'une chaleur incroyable. C'est une preuve absolue de la qualité éblouissante des productions parisiennes que d'entendre dans des seconds rôles ces voix de solistes internationaux.
Avec de grands accents martiaux mais aussi des moments de décalage rythmique incompréhensibles, le Chœur de l’Opéra national de Paris est aussi suave de voix que volontairement vulgaire de mimiques soldatesques. Le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris et de la Maîtrise des Hauts-de-Seine réjouit par des voix bien justes et posées, au point que les ralentissements qu'ils font subir au tempo leur sont pardonnés de bon cœur.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Le public retient son souffle durant tout ce spectacle croissant en expressivité et émotion. Durant chacune des interventions de Roberto Alagna, les spectateurs sont tendus vers le ténor, littéralement penchés vers la scène, comme pour lui insuffler toute l'énergie nécessaire à nourrir son chant. Premier signe physique encourageant : Alagna bondit dans les airs et claque une portière de voiture d'un coup de pied chassé aérien. Toutefois, la scène finale approche et avec elle l'inquiétude pour le destin de ces personnages et la voix du chanteur qui seront mis à rude épreuve. Cette scène finale est à l'image du génie des deux interprètes principaux et de la mise en scène : Don José et Carmen deviennent eux-mêmes les acteurs d'une terrible Corrida, lui est le taureau qui encorne de son couteau une toréador tout en rose (le rouge sanglant, passé). Le Miracle survient même : Alagna porté par le drame et sa technique retrouve toute la gloire de sa voix jusqu'aux aigus d'autant plus superbes et triomphants. Le public exulte et le duo bouleversant vient recevoir ses acclamations devant le rideau, avant même les saluts.
Roberto Alagna (Don José) et Clémentine Margaine (Carmen) (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
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