Des Dialogues des Carmélites sobres et puissants à Saint-Étienne
L’Opéra de Saint-Étienne programme actuellement le chef-d’œuvre absolu de Poulenc, Les Dialogues des Carmélites, relatant le destin tragique de seize religieuses ayant choisi de vivre leur foi jusqu’au bout, au moment de la révolution. Cela leur vaudra d’être condamnées à la guillotine. La partition fait ainsi monter la tension pendant deux heures et demi avant d’aborder la dernière scène, au cours de laquelle les sœurs sont exécutées les unes après les autres. Dans la mise en scène de Jean-Louis Pichon, seize guillotines se dressent en vidéo au-dessus de flots agités. Les couperets tombent un à un, de manière parfaitement synchronisée avec la musique, rougissant la mer du sang de la victime. Le nombre de voix qui chantent le Salve regina diminue ainsi progressivement jusqu’à laisser place à un assourdissant silence. Sur la vidéo, la mer s’apaise alors et un très symbolique soleil éclatant surgit à l’horizon, avant que l’orchestre ne joue les dernières notes de la partition, laissant le public glacé.
Les Dialogues des Carmélites par Jean-Louis Pichon (© Cyrille Cauvet)
Car nul ne peut rester indifférent à la puissance musicale et théâtrale de l’œuvre de Poulenc, qui se suffit à elle-même : nul besoin ici d’effets de mise en scène spectaculaires. Jean-Louis Pichon l’a bien compris. Le décor d’Alexandre Heyraud est ainsi sobre et efficace. Le système de planchers mouvants, permettant de placer ou de retirer de scène des éléments de décor, facilite la transition entre les différentes scènes, qui s’enchaînent ainsi avec fluidité. La mise en scène offre de beaux tableaux, comme la mort de Madame de Croissy, avant laquelle Blanche s’agenouille, la tête posée sur les genoux de sa Prieure, ou encore la scène de la prison, dans laquelle les sœurs se rassemblent blotties autour de Madame Lidoine, dans un tendre abandon à leur foi. Si la direction d’acteurs reste très limitée, l’ensemble est d’une grande cohérence, respectant scrupuleusement le livret tiré de l’œuvre de Bernanos.
Vanessa Le Charlès dans Les Dialogues des Carmélites (© Cyrille Cauvet)
Lors de la production de La Vie Parisienne in loco en janvier (lire notre compte-rendu), nous avions exprimé notre curiosité à l’endroit d’Élodie Hache, qui interprète ici le rôle de Blanche et permet au public d’admirer son talent sur un rôle conséquent. Si la voix semble fluette et retenue lors des premières scènes, incarnant un personnage timide et réservé, elle affiche plus tard sa puissance lorsqu’elle déploie ses médiums en avançant sa mâchoire. Ses aigus sont tranchants et percent l’espace du théâtre. Durant l’entretien avec son frère, sa paix intérieure et sa confiance affichée apparaissent dans le vibrato paisible qui soutient la voix éclatante de la révolte contre les doutes qui la submergent parfois.
Élodie Hache et Svetlana Lifar dans Les Dialogues des Carmélites (© Cyrille Cauvet)
Les deux Prieures sont tout à fait convaincantes. Svetlana Lifar en Madame de Croissy gagne en beauté du timbre au fur et à mesure qu’elle descend dans les graves. Elle produit lorsqu’elle couvre sa voix des sonorités qui parlent au cœur. Son phrasé autoritaire sied parfaitement au personnage : lorsqu’elle impose à Sœur Marie de prendre soin de Blanche, elle expose toute la conviction d’une dernière volonté altruiste. Sa remplaçante, Madame Lidoine, est chantée par Vanessa Le Charlès. Ses médiums sont du velours, mais son timbre devient métallique lorsqu’elle monte dans les aigus. Parfois en difficulté dans la prononciation, notamment lorsque le rythme s’accélère, elle dégage un grand charisme qui lui permet d’habiller et d’habiter la scène tout au long de ses deux monologues.
Marc Barrard et Avi Klemberg dans Les Dialogues des Carmélites (© Cyrille Cauvet)
Dans la famille de la Force, le Marquis convainc davantage que le Chevalier. Marc Barrard impose en effet son autorité de père par sa voix large au vibrato léger, frémissant et aux graves sûrs. Il garde d’ailleurs une ligne vocale cohérente durant son passage a capella. Sa prononciation parfaite compense un jeu théâtral peu investi, ce qui est également le cas d’Avi Klemberg, qui interprète son fils. Ce dernier paraît engoncé dans un costume incommode. Sa voix serrée se libère dans les médiums, qui sont d’ailleurs davantage sollicités dans l’acte II, qui le trouve dès lors plus à l'aise.
Marie Kalinine et Vanessa Le Charlès dans Les Dialogues des Carmélites (© Cyrille Cauvet)
Mère Marie prend les traits de Marie Kalinine, très à l’aise dans ce rôle. Sa voix profonde et riche s’allonge parfois, laissant entendre un vibrato délicat. Son jeu montre la complexité de la religieuse, à la fois solide dans ses convictions et flexible dans leur concrétisation. La Sœur Constance emprunte sa gaieté à Capucine Daumas qui exprime à merveille, jusque dans la mort, la joie de vivre insubmersible de son personnage. Sa voix pure et flûtée, son sourire radieux ou encore ses moues désolées lorsqu’elle constate la douleur de Blanche caractérisent à merveille la jeune novice. La chanteuse s’acquitte en outre parfaitement des difficultés rythmiques de sa partition. Éric Huchet livre en Aumônier une performance aux antipodes de son rôle dans Geneviève de Brabant d’Offenbach fin décembre à Nancy (compte-rendu à lire ici) : la retenue dans son jeu laisse ici plus de place à l’expression de sa voix, dont le timbre est agréable. Les trois représentants de la révolution, Cyril Rovery, Frédéric Cornille et Philippe Noncle s’acquittent fort bien de leur tâche, tout comme l’ensemble des sœurs, qui offrent de sublimes ensembles, équilibrés et nuancés.
Les Dialogues des Carmélites par Jean-Louis Pichon (© Cyrille Cauvet)
À la tête de l’Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire, David Reiland marque une nette progression au fil de la soirée : si les premières mesures de l’ouvrage manquent de flamme et de relief, le chef et ses musiciens entrent petit à petit dans la partition de Poulenc pour aboutir à une apothéose dans le dernier acte. Chaque pupitre tient un rôle primordial dans cette partition, depuis le piano, pas si courant à l’opéra, jusqu’aux alti qui renforcent le lyrisme de l’œuvre, en passant par les percussions, et par le xylophone en particulier, dont les notes résonnent comme des gifles. Une soirée poignante et réussie pour célébrer la Journée internationale des droits des femmes et la prolongation à la tête de l'institution jusqu’en 2021 d’Éric Blanc de la Naulte.