Laurent Naouri : « J'adore mon métier ! »
Laurent Naouri, vous êtes actuellement en répétition pour Trompe-la-mort, création de Francesconi au Palais Garnier. Vous deviez au départ interpréter le Marquis de Granville, mais vous assurerez finalement le rôle-titre : qu’est-ce que cela a changé dans votre travail de préparation ?
Cela n’a pas changé grand-chose car la préparation aurait de toute façon été tardive : nous n’avons eu les partitions que mi-décembre, ce qui est très tard. Lorsque je l’ai reçue, j’étais en « vacances payées » au Metropolitan de New York où je chantais Capulet dans Roméo et Juliette, ce qui me laissait beaucoup de temps libre. J’ai donc regardé le rôle, bien qu’il soit assez long, car j’étais intellectuellement disponible. Je comprends aujourd’hui la structure du livret, qui est assez habile, mais qui n’était pas évidente à la seule lecture de la partition.
J’ai bien en tête tous ces romans de Balzac car il s’agit d’une littérature qui fait partie de mon monde mental. Je ne découvrais pas l’univers. J’étais d’ailleurs intrigué par le défi qui consistait à condenser en un opéra toutes les tergiversations économico-spéculatives de l’univers balzacien. Il était astucieux de choisir Splendeur et Misère des Courtisanes comme matériau de travail car cela permet de suivre la relation « traviatesque » d’Esther et de Lucien, qui se prête assez facilement à un traitement théâtral.
L’attribution du rôle est passée par de nombreuses étapes. Idéalement, je pense que l’Opéra de Paris aurait aimé confier le rôle à Ludovic Tézier, qui en a la voix et le physique : c’est notre Lino Ventura ! C’est vrai que si j’avais un Vautrin ou un Jean Valjean à distribuer, c’est lui que je choisirais. Le rôle a également été proposé à Stéphane Degout, puis ils ont brièvement imaginé me le confier, avant de considérer que je n’avais pas le physique : ils m’ont donc confié Granville. Moi, je vais là où on me dit d’aller !
Dans l’interview qu’il nous a accordée (à lire ici), Cyrille Dubois disait que ce rôle semblait avoir été écrit pour vous : vous êtes d’accord ?
C’est très mignon ! C’est un rôle qui exige plus de l’amplitude que de la beauté ou de la noblesse vocale : la partition se déploie sur deux octaves et une tierce, avec de grandes pages dans le registre aigu et de grandes pages dans le registre grave. C’est une chose que je sais faire. Le rôle inclut des exercices assez inhabituels : Trompe-la-mort subtilise l’identité d’un abbé espagnol pendant la moitié de l’opéra. Je dois donc chanter en français avec un accent espagnol. Il faut trouver le compromis pour que ça sonne espagnol mais que ce soit compréhensible par le public. Il y a là un avantage à engager un chanteur francophone !
Comment le travail avec l’équipe créative s’est-il déroulé ?
L’équipe créative est vraiment de grande qualité : je suis ravi du travail que nous effectuons et de l’ambiance dans laquelle nous travaillons. Nous avons heureusement eu beaucoup de liberté de la part du compositeur pour amender sa partition afin de régler les problèmes de prosodie qui se sont présentés. Cela m’a conforté, ainsi que le fait de pouvoir rencontrer Susanna Mälkki [la directrice musicale de la production, ndlr] à New York où elle dirigeait L’Amour de loin. La partition est difficile à mémoriser, mais elle est plutôt tonale de nature. Ceci dit, Bernstein disait qu’on est tonal dès lors qu’on divise l’octave en douze demi-tons, car les relations en quintes existent toujours. À ce stade des répétitions, l’accompagnement est déroutant car nous n’en avons qu’une réduction pour piano.
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Est-il déjà prévu que Trompe-la-mort soit repris ?
Pas à ma connaissance. Mais si cette œuvre fait la même carrière que l’œuvre précédente de Francesconi [c’est-à-dire Quartett, qui a fait l’objet en quelques années de cinq productions différentes, ndlr], je n’aurais pas travaillé pour rien ! L’avantage de Quartett, c’est qu’il s’agissait d’une œuvre légère et beaucoup plus facile à reprendre, financièrement parlant : il n’y a que deux solistes contre douze dans Trompe-la-mort.
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Que manque-t-il selon vous aux créations contemporaines pour entrer au répertoire des grandes maisons d’opéra ?
Le principal écueil qui éloigne le public de la création contemporaine est rythmique
Je crois que le problème vient plus des œuvres elles-mêmes que du public : si La Tempète de Thomas Adès a été beaucoup repris, c’est simplement qu’il s’agit d’un très bon opéra. Il y a un a priori qui tient que si l’œuvre est trop populaire, c’est qu’elle n’est pas de qualité. Mon analyse est que le principal écueil qui éloigne le public n’est pas harmonique, mais rythmique. Il y a une tendance, dont la pertinence ne me semble pas évidente, à rendre la pulsation imperceptible : le spectateur voit le chef battre la mesure, mais ce qu’il entend s’en éloigne [il chante un exemple]. Sur la longueur, cela pose à l’auditeur un problème de repère. Lorsqu’on regarde un tableau en deux dimensions, on sait comment sortir de l’œuvre : il suffit de regarder ailleurs. Or, l’auditeur se déplace avec la musique lorsqu’il la perçoit : ce qui sert de cadre est la pulsation, que nous avons tous en nous. Peut-être qu’on perd l’auditeur en lui faisant perdre tout rapport avec la pulsation. Dans le monde contemporain, comme souvent avec l’humain, il n’y a pas de balancier : on est à un extrême ou à un autre. La musique populaire est aujourd’hui un pléonasme de pulsation mais il n’y a pas de pulsation du tout dans la musique contemporaine.
La création populaire ne se déplace-t-elle pas aujourd’hui vers la comédie musicale ?
Il y a des succès populaires à l’opéra aux États-Unis : simplement, il ne faut pas parler d’un Tobias Picker ici, car il est considéré comme trop populaire. Ça n’est pourtant pas mal du tout. Je vais voir beaucoup de comédies musicales à Broadway quand je suis à New York. La musique est parfois ennuyeuse, mais les livrets sont souvent magistraux : c’est ce qui fait leur force. Le problème, c’est que les comédies musicales que l’on a en France sont souvent la lie de la lie, avec des livrets simplistes. En France, si un compositeur propose un opéra tonal, on lui répondra que ce n’est pas assez moderne : je le sais car j’ai déjà essayé de placer un opéra.
Laurent Naouri et Natalie Dessay dans Les Parapluies de Cherbourg (© Marie Noëlle Robert)
Voulez-vous nous en dire plus sur cet opéra ?
J’ai rencontré un compositeur dont j’ai aimé la musique : Pierre Cholley. Il a écrit et orchestré un opéra sur Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Je suis convaincu de la qualité de l’œuvre. Il y a aujourd’hui un retour au plaisir du récit. Le récit suit une chronologie que vous pouvez intégrer pendant que vous la recevez. Ce n’est pas une facilité, même si ça peut être traité de manière facile. Pendant longtemps, nous avons vécu sous le prédicat d’Adorno : « Il n’y a pas de poésie après Auschwitz ». Tout ce qui était de l’ordre de la narration était délégitimé, en particulier en France. Cela n’a pas empêché des œuvres majeures d’émerger sous ce prédicat : le théâtre de l’absurde par exemple, et Beckett en particulier. À l’inverse, Ariane Mnouchkine a continué à raconter des histoires. Son théâtre est plein parce que le public a envie de récits. Depuis quelques années, nous voyons revenir de grands narrateurs au théâtre.
Vous retournerez ensuite à Lyon pour Viva la mamma de Donizetti. L’œuvre est peu connue : que pouvez-vous nous en dire ?
Je ne la connais pas encore très bien non plus car le montage n’est pas encore fini : je n’ai donc pas encore reçu la partition.
Il s'agira d'une mise en scène de Laurent Pelly que vous connaissez bien : comment décririez-vous sa patte artistique ?
Je fêterai à cette occasion mes vingt ans de collaboration avec Laurent Pelly : c'est beau ! Ce qui le caractérise est une très grande clarté d’intention : il sait raconter une seule chose à la fois, même s’il y a plusieurs actions. Il change de direction souvent, mais il ne suit qu’une direction à la fois. Il a également un rapport poétique au monde.
L’Opéra de Lyon est une maison à laquelle vous êtes attaché : qu’est-ce qui vous relie à elle ?
J’y ai vécu un conte de fées absolument fondateur au début de ma carrière, en 1992. J’étais alors encore à la Guildhall School et Natalie [Dessay, son épouse, ndlr] faisait son premier récital à Aix-en-Provence, avec Armin Jordan. C’était l’été : je l’y ai accompagnée et nous sommes allés voir la reprise du Songe d’une nuit d’été de Robert Carsen, qui n’était pas encore connu comme il l’est aujourd’hui. Cette production a été un choc pour nous : je me disais que chanter le rôle de Bottom dans cette version devait être une expérience incroyable. L’année d’après, j’étais de nouveau à Aix-en-Provence pour chanter L'Europe galante de Campra avec Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre. À la fin du concert, Jean-Pierre Brossmann [qui dirigeait alors l’Opéra de Lyon, ndlr], élégant avec sa splendide chevelure blanche, s’approche de moi, me félicite et me propose de chanter Bottom dans la mise en scène de Carsen l’année suivante à Lyon. Il ne s’agissait toutefois pas de mes débuts car nous avions fait avec Natalie l’ouverture du nouvel Opéra de Lyon. Je me souviens toujours de cette histoire quand je passe devant ce bâtiment : mon attachement à ce lieu vient aussi du fait que j’ai été élève ingénieur à l’École centrale de Lyon. Beaucoup d’autres projets ont suivi, dont la création de Schliemann de Betsy Jolas, qui n’a jamais été rejoué. L’Opéra de Lyon m’a également offert ma première collaboration avec Laurent Pelly, dans une coproduction avec Genève d’Orphée aux enfers. J’ai ensuite été écarté pendant les années Alain Durel. Depuis l’arrivée de Serge Dorny, je ne compte plus les collaborations. Je lui suis reconnaissant de m’avoir fait chanter en français, en allemand, en italien et en russe : il ne m’a pas cantonné à un répertoire, ce qui est rare.
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Ausrine Stundyte et Laurent Naouri dans L'Ange de feu à Lyon (© Jean-Pierre Maurin)
Vous irez deux fois au Met, qui vient d’annoncer sa saison, pour incarner Pandolfe dans Cendrillon et les Quatre antagonistes dans les Contes d’Hoffmann : comment jugez-vous cette nouvelle saison ?
Le Met est une maison qui m’est extrêmement fidèle depuis quelques années. Faire les Contes d’Hoffmann avec James Levine la saison dernière a été une grande chance dans ma vie, même si j’ai déjà chanté cette œuvre 150 fois, car j’ai encore appris beaucoup de choses. C’est incroyable ! Il n’est pas là pour rien. Je n’aime pas Nabucco : l’opéra m’ennuie profondément. Pourtant, dirigé par Levine, c’est incroyable : je ne crois pas qu’on puisse diriger mieux cet opéra. J’adore travailler là-bas. J’aurai en effet deux productions à New York la saison prochaine, et deux encore la saison suivante, dont un Samson et Dalila dans lequel, sans trop en dévoiler, je ne serai pas le seul français...
Concernant la saison, je sais qu’elle a été beaucoup critiquée pour son manque d’audace. Mais ils ont 3.800 sièges à remplir et une économie qui fonctionne essentiellement sur des financements privés. Ils programment tout de même la reprise de la création de Thomas Adès [L’Ange exterminateur, dévoilé à Salzbourg en juillet 2016, ndlr]. Je n’ai pas entendu l’œuvre mais Adès a fait ses preuves : il est tout de même plus dans l’excellence que dans la facilité. Peter Gelb fait certes beaucoup travailler Bartlett Sher : certaines de ses productions sont très bien, d’autres sont moins habiles, mais au moins il connaît son métier. Il en va de même pour David McVicar. Ce sont de grands artistes qui sont en même temps populaires : il y a une nécessité réaliste à faire appel à des gens comme eux. Par ailleurs, Gelb a engagé beaucoup d’artistes venus d’horizons différents, ce qui est à mettre à son crédit.
Lea Desandre disait dans l’interview qu’elle nous a accordée (à lire ici) que vous lui aviez beaucoup appris sur le répertoire français : est-ce important pour vous de transmettre ?
Cela m’étonnerait qu’elle ait dit ça : elle a dû simplement dire qu’elle était venue me voir de temps en temps ! Je la connais depuis qu’elle a 12 ans : elle voulait amener une rose à Natalie dont elle était fan, j’avais donc demandé à ce qu’on la laisse passer. La voir comme ça aujourd’hui avec ce talent : on en pleurerait ! Elle a une volonté de travail tellement remarquable !
90% des jeunes chanteurs que je vois ne savent pas comment respirer
J’aime beaucoup enseigner même si je le fais peu par manque de temps. Ce qui me terrifie, c’est que 90% des jeunes chanteurs que je vois ne savent pas comment respirer. L’existence d’une musculature dans le dos est pour eux de la science-fiction : c’est pourtant la base. Respirer comme il faut doit s’apprendre avant de chanter. C’est le pilier essentiel. Je me rends compte que Natalie et moi revenons toujours à l'enseignement de notre professeur Jean-Pierre Blivet. Quand vous inspirez ou que vous expirez, l’ouverture du dos est essentielle : c’est de là que se contrôle toute l’ouverture de la gorge. Il s’agit de maintenir les muscles du bas du dos en position d’ouverture le plus longtemps possible, ce qui crée de l’espace dans la gorge. On ne peut pas travailler directement sur l’ouverture de la gorge. Il faut donc utiliser les muscles du dos comme une forme de circuit dérivé. Cela permet par exemple de prononcer un « ou » fermé.
Vous êtes absent des réseaux sociaux : pourquoi ?
Je crois que je suis trop vieux. Je sais qu’il y a une page sur moi qui a été ouverte par je ne sais qui. Un jour, j’ai lu qu’on avait des dobermans à la maison et que Natalie avait une liaison avec Ioan Holender, l’ancien directeur du Staatsoper : j’ai un rapport assez critique avec la vérité d’internet, même si c’est bien sûr un outil que j’utilise énormément pour m’informer. Il y a par exemple beaucoup de traductions de qualité. Peut-être m’y intéresserais-je si je pensais pouvoir susciter un intérêt. J’ai toutefois l’impression d’être un artiste utile, certes, mais sans qui le métier se porterait très bien.
Il y a pourtant au moins un rôle pour lequel vous n’êtes pas seulement utile, mais bien une référence, non ?
Il y a eu une rencontre particulière avec le rôle de Golaud
Absolument : il y a Marguerite dans Faust ! Plus sérieusement, c’est vrai qu’il y a eu une rencontre particulière avec le rôle de Golaud dans Pelléas et Mélisande, grâce à une grande adéquation vocale : ce rôle correspond exactement à ce que je sais faire, y compris dans ma façon d’envisager la prosodie. Je ne parle pas de diction sans parler de grammaire ni de littérature. Cette sensibilité m’apporte sans doute une manière personnelle de trouver une concordance entre la musique et la déclamation.
Aviez-vous pressenti lors de votre prise de rôle que Golaud serait si important dans votre carrière ?
Pas du tout. Je pense d’ailleurs que je ne le chantais pas assez bien à ce moment-là pour que cette question se pose. Je crois et j’ose espérer que je le chante de mieux en mieux.
Avez-vous déjà des Golaud programmés dans vos prochaines saisons ?
Oui, mais uniquement en concert, à Birmingham. Le Met m’en a proposé également une série, mais je n’étais pas libre. D’un autre côté, je trouve cela sain : Michel Franck [le Directeur du Théâtre des Champs-Élysées, ndlr] a eu raison d’engager quelqu’un d’autre pour sa production, sachant que j’ai déjà chanté celle de 2007. Et je lui sais gré de me proposer d’autres choses. Je ne me lasse pas du rôle, mais je regrette que certains directeurs ne pensent à moi que pour lui. Peut-être ont-ils raison et est-ce le seul rôle que je chante bien, mais je préfère les directeurs qui pensent que je peux faire autre chose ! Par exemple, l’Opéra de Paris n’a pas fait appel à moi durant les années de Nicolas Joël, qui n’aime pas mon travail, ce qui est son droit, mais il m’a tout de même proposé plusieurs fois de chanter dans ses reprises de Pelléas.
Stéphane Degout a annoncé l’été dernier qu’il chantait, à vos côtés, son dernier Pelléas : il s’agissait donc d’un événement. L’avez-vous vécu ainsi ?
Je regrette que cette production d’Aix-en-Provence soit si difficile à reprendre et à faire voyager. Le trio du triangle maudit était particulièrement dense cet été-là ! Je suis à présent orphelin de frère ! Je l’ai tué pour la dernière fois : c’est tellement émouvant. J’ai une affection et une admiration gigantesques pour Stéphane. Nous avons un rêve ensemble : nous voudrions qu’un théâtre monte pour nous Les Mamelles de Tirésias, mon opéra préféré de Poulenc. Lui ferait le mari, moi le Prologue et le Gendarme. Nous aurions ainsi enfin un duo d’amour : ce serait magnifique. Les Thérèse ne manquent pas aujourd’hui sur le marché : ça pourrait faire un super spectacle. Nous pourrions coupler cet opéra avec l’Heure espagnole : nous aurions un Inigo Gomez et un Ramiro pour le même prix.
Barbara Hannigan, Laurent Naouri et Stéphane Degout dans Pelléas et Mélisande (© Patrick Berger / ArtComArt)
Votre épouse, Natalie Dessay, a choisi de renoncer à l’opéra : l’envisagez-vous ?
Non : moi je ne sais faire que chanter ! Soyons clair : j’ai épousé un petit génie. Moi j’ai du talent, sinon je ne serais pas là où j’en suis, mais ce n’est pas pareil. Elle a quelque chose en plus. Parfois même, elle n’est pas à la hauteur de ce que j’attends d’elle, mais ce qu’elle propose reste plus grand que l’ordinaire. Cela a par exemple été le cas avec Und que j’ai adoré : je l’ai parfois trouvée superbe, parfois bien. Mais pour la dernière, j’avais l’impression qu’avant, elle ne jouait pas ! Il y a peu de gens comme cela. Je n’aime pas qu’on galvaude le génie : c’est tellement propre à une personne que cela transcende la notion classique de talent. Le talent est répandu : il y a beaucoup de gens talentueux. Il n’y a que peu de génies. Ce qui est intéressant, c’est que malgré tout, ils ne peuvent pas être toujours bien : ils peuvent se manquer.
Natalie, à cinquante ans, ne pouvait plus faire des jeunes filles, et il n’y avait pas grand-chose dans le répertoire en dehors de ces rôles qui soit adapté à sa vocalité. Moi, j’ai de la chance : je n’ai que l’embarras du choix. J’ai encore de quoi découvrir.
Quels sont les rôles que vous aimeriez découvrir ?
Cela fait très longtemps que Scarpia [dans Tosca, ndlr] me passe sous le nez pour des raisons de calendrier : c’est un rôle que j’ai très envie de chanter. Falstaff est l’un des rôles qui m’ont apporté le plus de succès lorsque je l’ai chanté, mais on ne pense pas à moi facilement pour ce rôle. Il y a tout un univers straussien qui me tente énormément, comme Barak [dans La Femme sans ombre, ndlr] ou Jean-Baptiste [dans Salomé, ndlr]. J’aimerais aussi refaire des Iago [dans Otello, ndlr] : cela s’est bien passé lorsque j’ai chanté ce rôle, mais on me dit aujourd’hui que je n’ai pas la couleur qu’il faut. C’est sûrement vrai, mais j’ai tout de même du plaisir à le faire ! Enfin, je suis content de refaire un Cosi fan tutte à Genève après Trompe-la-Mort : je serais content de refaire plus de Mozart.
Quel est l’aspect le plus difficile de votre métier ?
C’est l’irrégularité de notre instrument : rien n’est plus embêtant qu’un rhume. Il faut vivre avec cela. Je n’ai annulé qu’une représentation dans ma carrière, mais ma voix n’est pas un diamant, c’est plus facile que pour un ténor. Il faut aussi savoir gérer la fatigue lors des répétitions avec scène et orchestre, pour arriver suffisamment frais à la pré-générale. Certains chefs savent mieux que d’autres gérer cela. Certaines œuvres sont aussi plus faciles à gérer de ce point de vue.
Avez-vous déjà regretté d’avoir suivi cette voie ?
Jamais. J’adore mon métier, même si je suis parfois critique sur la manière dont les choses sont faites. Et puis j’ai eu beaucoup de chance car j’ai travaillé avec peu de metteurs en scène ou de chefs d’orchestre que je ne trouvais pas compétents.
Quel est l’aspect le plus agréable de votre métier ?
L’aspect le plus sain est la mauvaise énergie que l’on élimine sur scène. C’est un grand nettoyage intérieur. C’est bon pour l’équilibre.
Que ressent-on à la fin d’un air, lorsque le public n’applaudit pas au moment attendu ?
Il est impossible d’avoir un jugement objectif de cela : certains publics applaudissent peu, même lorsqu’ils apprécient beaucoup. De même, certaines œuvres plus austères, même si elles sont sublimes, n’appellent pas un grand épanchement. Certains rôles sont aussi plus faciles car le personnage attire un grand capital sympathie. Bien sûr, un triomphe est un triomphe. Lorsqu’on termine un air et que le public n’applaudit pas, il ne faut pas s’y arrêter : cela ne veut pas dire qu’on n’aura pas de succès à la fin, car c’est aussi une question de dynamique, de catalyse. Et puis, la plupart du temps, je ne me trouve pas assez bon pour recevoir des applaudissements : quand il y en a, c’est un bonus. Il y a par ailleurs beaucoup de subjectivité : il m’est arrivé de lire parmi les critiques pour une même représentation que j’avais un timbre royal d’un côté, et que mon timbre était élimé de l’autre.
Si vous pouviez changer une chose dans la manière dont le monde de l’opéra fonctionne, que serait-ce ?
Sans hésiter, je laisserais plus les metteurs en scène responsables des choix de leurs chanteurs, comme cela se passe au théâtre. De même, je trouve dommage que le metteur en scène et le chef d’orchestre ne se découvrent qu’au moment de la production, qu’ils n’aient pas forcément envie de travailler ensemble ou parlent des langages artistiques trop différents. Bien sûr, le directeur d’opéra a un rôle de catalyseur de rencontres à jouer car il voyage et peut avoir de nouvelles idées. Une chose s’est en revanche améliorée depuis quelques années : les logiques de coproduction sont mieux organisées.
En dehors de vos deux séjours à New York, de quoi votre prochaine saison sera-t-elle faite ?
J’ai plusieurs projets qui ont été annulés : ils seront remplacés par d’autres choses qui sont encore en discussion et dont je ne peux donc pas encore parler. En novembre, j’aurai le plaisir de rejoindre Jérôme Pernoo dans son Centre de musique de chambre, sur trois semaines. Nous ferons les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler dans la réduction de Schoenberg : j’adore cette initiative. J’ai déjà fait plusieurs fois des Bach&Breakfast (voir notre compte-rendu de cette initiative ici).
Mon mois de février sera essentiellement occupé par un projet que je tourne depuis deux ans, A Song of Good and Evil : une conférence illustrée en musique sur le début du droit international et le Procès de Nüremberg. Le propos s’articule autour de la destinée de trois hommes, deux avocats juifs et un nazi. Les deux avocats ont la particularité d’avoir étudié dans la même ville, en Ukraine. L’un est parti en Angleterre dans les années 30, et l’autre a fui aux États-Unis : chacun a été sélectionné par son pays pour participer au Procès. L’un a produit la notion de crime contre l’humanité, et l’autre la notion de génocide. Les deux étaient de grands mélomanes et ont fait face à la personne qui a exterminé toutes leurs familles, un grand mélomane également, ami de Richard Strauss. Nous avons donc lié la musique et ce récit. Je vais chanter avec un piano du Bach, du Rachmaninov, du Ravel et du Misraki. Nous l’avons joué il y a un an et demi à Nüremberg, dans la salle où s’est tenu le Procès, pour le soixante-dixième anniversaire de ces événements. Enfin, je chanterai un Samson et Dalila au Théâtre des Champs-Élysées.
Extrait de la conférence A Song of Good and Evil, avec Laurent Naouri :