Cordes et souffles gaéliques à la Salle Gaveau
Dès les premières teintes argentées égrenées par les doigts effilés du luthiste Eric Bellocq, rejointes par le sifflement léger du tin whistle (flûte irlandaise) de François Lazarevitch, se dessinent les paysages verdoyants de l'Irlande baroque, peuplée de paysans mais aussi de musiciens délaissés par leurs maîtres. En 1607, l'Irlande est conquise par les Anglais, faisant fuir toute la noblesse de l'île et laissant un patrimoine musical florissant sans protection. De cette époque révolue reste une pléthore d'airs et de danses transmis oralement puis par écrits, qui évoquent la vie errante et rêveuse des harpistes et bardes irlandais. En ce jeudi soir, celle-ci semble presque contée, tant elle est rendue palpable par le répertoire choisi.
Nic Gareiss et Les Musiciens de Saint-Julien (© DR)
Nul doute que les musiciens de ces contrées étaient animés d'une nostalgie des temps passés : le harpiste aveugle O'Carolan le fait bien sentir dans son Sir Ullioc de Burca, véritable élégie qu'il écrit suite à la mort de son maître. Le timbre clair et plein d'émotion de l'américain Robert Getchell sied parfaitement à la circonstance : nul artifice ou vibrato superficiel, sa seule tenue sobre et discrète suffit. Dans une même veine élégiaque, la complainte pour le prêtre Soggarth Shamus O'Finn donne la voix à la viole de gambe dont les doubles cordes grincent tendrement sous l'archet de Lucile Boulanger. Celle-ci fait librement vibrer la mélodie, lui donnant une courbe tantôt dépouillée, tantôt ornée, telle une improvisation. Les cordes continuent de résonner dans King of the Blind (Le Roi des aveugles), certainement en hommage au harpiste O'Carolan. Cette fois-ci, l'air instrumental est dédié à la harpe irlandaise et à l'orpharion dont les cordes résonnent par sympathie. De ce duo tenu par le harpiste Bill Taylor et Eric Bellocq, émane un timbre irisé qui pose un voile rêveur sur la mélodie modale (écrite à partir d'une suite de notes nommée mode).
Un Orpharion
Ces airs laissent deviner la dévotion sans faille que vouaient les musiciens à leurs maîtres, tel que le harpiste David Murphy. Après avoir été banni, ce dernier revient implorer le pardon de son Seigneur et lui promettre sa fidélité : « Et je vous jure sur toutes les tombes froides de Rome que je ne m'éloignerai plus jamais si loin de vous ». Du grave profond et noble aux aigus aériens, Robert Getchell offre une teinte héroïque à ce Thiarna Mhaigh Eo (Seigneur Mayo).
Le cœur des harpistes se dévoile aussi dans l'air amoureux, très semblable aux madrigaux italiens. Celui de Thomas Connellan, Sile Bheag Ni Chonnallain est dédié à Célie Connallon, qui ne cesse « de le troubler et de le tourmenter ». Malgré une première syllabe hésitante, le ténor américain en offre une version émouvante, de sa voix aussi lisse que le vent qui passe, prononçant parfaitement les accents gaéliques semblant venir d'un autre monde.
Robert Getchell (© DR)
Mais à côté de ces airs recueillis, il n'y a qu'un pas vers la danse et l'humour. Le génie de la mélodie irlandaise veut que celui-ci s'effectue de manière toute naturelle, sans transition aucune. Ainsi, après la composition de Thomas Connellan, l'ensemble enchaîne directement avec une suite de danses instrumentales de Turlough O'Carolan écrite sur le même mode que la pièce précédente, donnant presque l'impression qu'il s'agit d'une seule et unique pièce. Dans le dernier reel, The scolding wife, (danse traditionnelle irlandaise et écossaise), la part belle est donnée aux glissandi pleins de caractère joués par David Greenberg. Ce dernier, courbé sur la table d'harmonie de son instrument, déploie une énergie impressionnante, faisant tressauter son archet en tous sens. L'élancement vers la danse est également présent dans la chanson satirique Oro Mihor, a Mhoirin. Portée d'abord par la flûte irlandaise, cette mélodie entêtante et sautillante, qui se prête bien aux aigus pointus de Robert Getchell, bascule dans un reel rythmé : le tempo s'enflamme, la ritournelle s'installe, reste le claquettiste Nic Gareiss pour parfaire l'ambiance. Plein de grâce, ce dernier surgit furtivement et fait retentir ses talons ferrés, offrant une percussion acrobatique : pirouettes et sauts tournoyants se mêlent aux étincelles des cordes pincées et frottées, le tout avec le sourire. Dans la marche O'Neill's Riding et les jigs (danse semblable à la gigue française) Barrack Hill et Irish Air, l'atmosphère de la fête villageoise irlandaise semble presque authentique : François Lazarevitch fait cette fois-ci souffler la cornemusette (ancien instrument à vent analogue à la cornemuse et comportant un sac en peau de mouton ou de chèvre, une anche, un ou plusieurs tuyaux, et un soufflet que le joueur tient sous le bras gauche) et retentir un bourdon persistant, tout en frappant le tempo du pied. Les cris fusent, les regards et sourires des musiciens se croisent. Il ne manque plus que les effluves d'alcool pour compléter l'imagination des auditeurs. D'ailleurs ces derniers se laissent complètement emporter, ne cessant de frapper des mains que pour écouter le claquettiste. Certains en laissent même tomber leur programme du haut du balcon.
Après deux bis, cette veillée irlandaise se clôt sur un dernier claquement frappé de la pointe du pied et un tonnerre d'applaudissements.