À Nantes, de sombres Noces pour Figaro
Après avoir profondément revisité Don Giovanni la saison dernière (lire ici le compte-rendu) pour Angers Nantes Opéra, Patrice Caurier et Moshe Leiser s’y attaquent aujourd’hui aux Noces de Figaro, qu’ils replacent dans la trilogie de Beaumarchais. Le troisième opus, La mère coupable, présente en effet les personnages bien des années plus tard. L’intrigue y est centrée sur Léon, le fils illégitime de la Comtesse et de Chérubin, ce dernier ayant été tué au combat. C’est donc un regard particulièrement sombre qui est porté sur l’œuvre : le duo d’ouverture entre Figaro est Susanna revêt d’ailleurs d’emblée un caractère grave, bien que la musique de Mozart soit pétillante. L’utilisation des silences vient également renforcer la mélancolie de l’univers dépeint. Si la Comtesse est coupable d’adultère, ce qui change d’ailleurs totalement la perspective du second acte puisqu’elle ment lorsqu’elle clame son innocence face au Comte, les autres personnages, Figaro et le Comte en premier lieu, dégagent également une noirceur terrifiante. Durant le final, ce sont d’ailleurs des regards haineux qui sont échangés par les protagonistes, malgré leur chant d’allégresse.
Ensemble final des Noces de Figaro par Caurier et Leiser (© Jef Rabillon)
Le décor imaginé par Christian Fenouillat s’inscrit dans cette veine pessimiste : les grands murs blancs du palais d’Almaviva laissent apparaître, au fur et à mesure que les relations entre les personnages se dégradent, des branches d’arbres qui fissurent les murs et crèvent les planchers. C’est ainsi que le dernier acte, que le livret place dans un bosquet, se tient ici dans la salle de réception qui a accueilli le mariage à l’acte précédent, mais dans laquelle la végétation a gagné du terrain, figurant la ruine de la maison Almaviva.
Les Noces de Figaro par Caurier et Leiser (© Jef Rabillon)
Cette cohérence s’applique également à la direction musicale de Mark Shanahan, pesante et sombre, loin de l’habituelle légèreté mozartienne. Ses gestes secs et précis dictent un tempo modéré à l’Orchestre national des Pays-de-la-Loire. Pour autant, il ne parvient pas à éviter de nombreux décalages dans les premiers ensembles, ainsi que dans les interventions du Chœur d’Angers Nantes Opéra. Il ne rend pas complètement non plus la richesse des nuances de la partition, ne descendant jamais dans les piani délicats qui transcendent la musique du génie autrichien. Sa direction offre toutefois des passages poignants, comme le long crescendo qui conclut l’ouverture, dans un dialogue fluide et bondissant entre les différents pupitres de l’orchestre.
Peter Kálmán dans Les Noces de Figaro (© Jef Rabillon)
Le rôle-titre est tenu par le baryton-basse Peter Kalman. Il faut au public quelques instants pour adhérer à sa proposition : en effet, ni la voix, à la fois ample, profonde, charpentée, et timbrée dans le masque, ni le physique bourru, ni l’attitude, bougonne et agressive, ne correspondent à l’image habituellement proposée d’un Figaro espiègle et narquois. Son jeu et l’intention qu’il met dans chaque mot qu’il chante convainquent finalement les spectateurs. Son premier air est chanté dents serrées, dans un élan rageur, imposant le caractère agressif conféré à son personnage dans cette mise en scène. Son humeur ne s’arrange d’ailleurs pas dans son deuxième air, dans lequel il martyrise Cherubino, lui arrachant les boutons de sa veste et lui tirant les cheveux pour le courber au sol. Cela lui vaut d’ailleurs quelques billets de la part d’un Almaviva présenté comme brutal et impulsif, et qui prend le relais de son valet pour asséner au jeune page de violents coups de ceinture (une fois le Comte parti, Figaro enlace toutefois le jeune homme, indiquant ainsi qu’il n’agit que par la tyrannie de son maître). Le Comte est interprété par André Schuen, annoncé souffrant sans que cela ne s’entende. La voix est brillante et éclatante, présentant une grande homogénéité. La diction est appuyée et autoritaire. Il confère à son personnage une élégance et une noblesse que ce dernier peut salir en se traînant aux pieds de Susanna, ou en laissant libre cours à ses violents gestes d’humeur. Son jeu scénique se révèle fin, dévoilant l’intention de son personnage d’un léger mouvement d’un doigt ou d’un simple froncement de sourcils.
Peter Kálmán et Hélène Guilmette dans Les Noces de Figaro (© Jef Rabillon)
Hélène Guilmette impose une Susanna complexe, dévoilant une palette de couleurs vocales autant que scénique. Sa voix fluette est riche en couleurs. Les aigus sont vibrants et les médiums solaires. Elle rencontre en revanche plus de difficulté dans les graves qui peinent à passer l’orchestre. Câline et candide avec Figaro, elle affiche sa compassion muette face à la Comtesse. Elle se montre d’abord mutine et ingénue vis-à-vis du Comte, avant d’incarner la profondeur du dégoût, lorsqu’il s’adonne à des attouchements, après qu’elle lui ait fait croire qu’elle acceptait d’être à lui. La colère sourde qui se dégage d’elle à la fin de l’acte II et la surprise qui s’affiche sur son visage lorsqu’elle apprend qui sont les parents de Figaro, montre également l’inspiration et l’énergie qu’elle intègre à son jeu. Nicole Cabell prête sa voix ronde et riche, bien projetée dans les aigus et au long vibrato, à une Comtesse lyrique, qui porte en elle toute la misère du monde. Un frisson parcourt d’ailleurs le public lorsqu’elle prononce « Mi lascia almen morir ! » (Qu'il me laisse au moins mourir !). Au sursaut qui l’étreint lorsque le Comte lui touche l’épaule, le spectateur comprend vite que la violence de son mari s’abat aussi sur elle : il la menace d’ailleurs d’un pied de biche avant de la plaquer au sol d'une clé de bras.
Nicole Cabell dans Les Noces de Figaro (© Jef Rabillon)
Jeannette Fischer campe une Marcellina handicapée, obligée de s’aider d’un déambulateur. Lorsqu’elle tombe au cours de sa dispute avec Susanna à l’acte I, elle peine à se relever générant dans le public un fort sentiment d’empathie. Lorsqu’elle exulte du bon coup joué à Figaro un peu plus tard, elle affiche un sourire radieux et une voix ciselée, tranchant l’air de ses aigus. Lorsqu’enfin elle apprend que Figaro est son fils, elle le tient dans ses bras, chantant les yeux fermés, transpirant l’émotion. Cherubino est au centre de l’intrigue de cette production, la Comtesse (par dépit) mais aussi Susanna (par curiosité) se livrant entre ses bras. Son interprète, Rosanne van Sanwijk, offre des aigus fins et légers, utilisant peu les médiums virils qu’elle a pourtant fort jolis. Son grimage et son jeu scénique en font un page convaincant.
Les Noces de Figaro par Caurier et Leiser (© Jef Rabillon)
Fulvio Bettini est un Bartolo au phrasé précis et au timbre raffiné, manquant toutefois d’amplitude. Dima Bawab chante Barbarina, la voix pleine de sanglots montrant une belle agilité. Gilles Ragon, Éric Vignau et Bernard Deletré interprètent respectivement Don Basilio, Don Curzoi et Antonio, bénéficiant comme les autres interprètes de la direction d’acteurs pointue du couple de metteurs en scène, qui ont disposé de six semaines de répétition. Leur vision de l’œuvre, même si elle n’évite pas toutes les incohérences dramatiques ou musicales, révèle avec brio de nouvelles facettes de l'opéra, s’attirant les applaudissements nourris du public. Ils reviendront la saison prochaine mettre en scène l’ultime production de Jean-Paul Davois, qui quittera ses fonctions en janvier 2018 remplacé par Alain Surrans. Il ne s’agira pas de Cosi fan tutte, troisième volet de la trilogie Mozart-da Ponte...