L’Opéra de Toulon et la fille du régiment : une adoption réussie
La Fille du Régiment de Donizetti repose sur un livret de deux disciples attitrés de Scribe, Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François-Alfred Bayard. L'opus a été créé à l’Opéra Comique de Paris en 1840, soit l’année du retour des cendres de Napoléon 1er aux Invalides. L’œuvre ajoute ainsi sa pierre à la construction de la légende dorée d’un « Napoléon du peuple », encouragée par la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. Donizetti y trace cependant le portrait d’un soldat au patriotisme cosmopolite et non violent. L’autre enjeu, propre au genre, est social et concerne l'antagonisme entre la liberté amoureuse et l'utilisation du mariage à des fins d'ascension sociale. L'œuvre questionne également la nature des liens de filiation, sur fond de lutte des classes, entre noblesse artificielle et roture authentique. L’opulence véritable est du côté du régiment qui gagne en dimension rédemptrice, auréolé d’un immense parachute dans le final, en contraste absolu avec le défilé des invités de la Marquise, inventaire désolant et désopilant d’une noblesse raide et décadente. Derrière ces rapports humains faussement schématiques, la modernité du propos se laisse apercevoir, à l’heure des liens choisis et des affinités électives, y compris en matière de filiation. Le passé relatif à la naissance du personnage de Marie relance l'intrigue en permanence, à la faveur d’un travail de quête ou de ressassement des origines et des souvenirs, dont la vérité du cœur est l’enjeu.
La Fille du Régiment par Vincent Vittoz (© Frédéric Stéphan)
Vincent Vittoz met très subtilement en scène l'appropriation par Donizetti des codes d'un genre musical parmi les plus spécifiquement français : l’opéra-comique, dans la lignée de Boieldieu ou d’Auber, tout en pointant les références du compositeur à son propre patrimoine compositionnel. Omnivore, Donizetti se montre ainsi capable de circuler entre les principaux langages musicaux d'alors (italien, allemand, français) en les agrégeant dans une partition composite mais composée sobrement, notamment sur le plan de l’action, concentrée et fonctionnelle. Les matériaux mis en jeu sont composites : comique et sentimental, bien sûr, prosaïsme et poésie, crudité et délicatesse, ancrage local et universalité. Vittoz expose un double parti-pris uchronique (c'est-à-dire hors du temps) et utopique. L’intrigue est située dans un ailleurs temporel et spatial, historique et géographique. Elle nous mène des tranchées blafardes de la grande guerre à l’opulence chromatique du cirque, en passant par la fresque d’histoire à la Delacroix, tout comme la mise en son fait dialoguer le parler français jusqu’au souffle du bel canto, en passant par la romance. De même, les décors d’Amélie Kiritzé-Topor, proposent en lever de rideau l’« après » fumant et gris blafard d’un champ de bataille. Mais les corps morts se relèvent vite et se transforment en corps vifs d’acrobates. Ouf ! Nous restons dans le périmètre de la guerre de pacotille, de la guerre en modèle réduit.
Frédéric Antoun dans La Fille du Régiment (© Frédéric Stéphan)
Au premier acte, la montagne tyrolienne est une tranchée inversée, tandis que la statue d’une vierge sulpicienne emmaillotée, est le support de la dévotion populaire. Une vieille et fumante Fiat 500, équipage accidenté de la marquise, littéralement « plantée dans le décor », fait contrepoint à la chaleureuse et mobile cantine de la vivandière. Au second acte, le salon décorum de la Marquise est justement marqué par un style Art déco au jaune canari dominant. Marie est l’oiseau diversement gazouillant d’une cage dorée. Le piano à queue, accessoire obligé d’une jeune fille de bonne famille, penche, à l’oblique d’une perspective fausse par essence. Le tout est nimbé par les touches de lumières de Caroline Vandamme, invisibles ou exposées, telles les lampadaires et phares blafards, les pleins feux ou encore les étoiles qui descendent auréoler Marie de leur « ailleurs » au moment de la séparation. La fausse lumière est celle des costumes de strass de la noblesse. Dominique Burté joue avec l’illusion réaliste, file, coud, customise même, les métaphores principales du spectacle, en un patchwork serré d’attributs : casque de poilus, boutonnière de Grognard et autre défroque de clown.
Frédéric Antoun et Daniela Fally dans La Fille du Régiment (© Frédéric Stéphan)
Ce cadre est animé par un plateau vocal qui en relève les nombreux défis mais dont le premier est d’incarner des personnages typés et vocalement caractérisés, le second de maîtriser la progression en spirale de la vocalité depuis la simplicité jusqu’à la densité, du comique d’acteur jusqu’à l’émotion du chanteur. Marie, jeune vivandière, interprétée par la soprano autrichienne Daniela Fally, a la voix de l’emploi, souple et lumineuse dans l’aigu des vocalises et des trilles. Elle nous offre quelques incises, véritables bijoux de timbre poétique. Peut-être est-elle un peu trop délurée, par sa mise, son jeu de jambe et son ton gouailleur, pour que la pureté de corps et de cœur du personnage ne soit pas entachée. Quelques maladresses dans le maniement de la langue française lui coûtent également de n’être pas la vedette de la soirée. C’est bien le magnifique Tonio du ténor Fréderic Antoun qui l’est de part en part : physique avantageux, déplacements agiles, diction claire, amplifications souveraines mais toujours douces, luminosité des aigus, etc. Quoi encore ? Une rapidité à commuter entre les registres militaires et amoureux d’un homme qui gagne toujours plus en virilité à la faveur de son engagement dans un double service : militaire et amoureux. C’est cet engagement qui le conduit sans doute à recouvrir de puissance protectrice sa partenaire lors des duos.
La Fille du Régiment par Vincent Vittoz (© Frédéric Stéphan)
Un autre « couple », hétéroclite, est constitué de la Marquise de Berkenfield et du sergent Sulpice. Ce dernier est campé pour une fois sans moustache par le baryton-basse Frédéric Goncalves, dont l’aisance double d’acteur et de chanteur lui permet de prendre la place délicate d’intermédiaire constant. La mezzo-soprano Anne-Marguerite Werster nous offre une prestation d’actrice à part entière, à la vis comica (pouvoir comique) efficace en Marquise de Berkenfield, rôle finalement peu chanté.
La Fille du Régiment par Vincent Vittoz (© Frédéric Stéphan)
Les passages parlés sont importants dans cette œuvre, auxquels Donizetti confie une grande part d’énergie dialogique et d’efficacité dramatique. Le rôle parlé d’Hortensius, ainsi, est-il assuré par la puissante voix de basse de Francis Dudziak, qui parvient à flirter sans agacer avec le ridicule. L’autre rôle parlé est celui de la Duchesse Crakentorp de Nicole Monestier, au comique efficace et décalé. Les rôles chantés du caporal (Antoine Abello) et du valet (Frédéric Jean) sont interprétés par deux ténors du chœur avec le profil vocal nerveux ou obéissant qui convient à leur fonction, tout comme celui, parlé, du notaire (Jean Delobel).
Frédéric Goncalves et Daniela Fally dans la Fille du Régiment (© Frédéric Stéphan)
La direction musicale, assurée par Roberto Rizzi-Brignoli très applaudi rend justice à l’orchestration brillante de Donizetti. Son enthousiasme sait conduire avec conviction un Chœur et un Orchestre de Toulon, constamment aux aguets, constamment sur la brèche, car soucieux de s’adapter à toutes les péripéties et au pêle-mêle de la composition. La fosse recouvre parfois les voix, quand elles sont dans leur médium, et manque de transparence dans leur accompagnement serré. Une belle soirée, donc, sous le signe de la connaissance et de la reconnaissance mutuelles, faisant de l’opéra, y compris comique, un espace de questionnement toujours-déjà-contemporain.