L'Humanité déchirante d'Orfeo à Caen
La Musique elle-même annonce le début de l'Opéra. Elle est incarnée par Hannah Morrison (qui sera également Eurydice), avec une voix très agile qui insuffle une énergie radieuse en début de phrase avant de se déployer dans un vibrato rapide.
Cyril Auvity en Orphée par Paul Agnew (© Philippe Delval)
La subtilité des archets et la douceur assurée du continuo qui soutient les lignes sont à l'unisson de cette musique harmonieuse. Les musiciens sont aussi coalescents dans les grands ensembles que lorsqu'ils se réunissent en petits groupes, entre les dolmens à taille humaine qui composent un décor parsemé d'herbes. L'implication instrumentale et vocale rend inutile le fort volume. C'est d'ailleurs l'une des qualités éblouissantes de cette production : les interprètes y incarnent à ce point leur ligne que le moindre pianissimo est éloquent, que la moindre intention esquissée devient passion expressive. Même dans les pianissimi, les couleurs et les intentions musicales sont pleinement projetées dans ce bel écrin moderne du Théâtre de Caen au plafond étoilé.
La première intervention chorale rappelle la qualité du travail des Arts Florissants, leur maîtrise de ce répertoire, la camaraderie de cette troupe mariant ses voix pour donner les couleurs qui font le génie Monteverdien. Leurs voix et intentions sont accompagnées et portées par des mouvements synchronisés balayant l'espace.
Orfeo par Paul Agnew (© Philippe Delval)
Cyril Auvity (retrouvez ici son interview présentant notamment ce travail sur Orfeo) ne saurait mieux incarner la part humaine du demi-Dieu Orphée. Rayonnant naturellement de bonheur, son visage, sa voix et son port radieux s'effondrent avec d'autant plus de violence bouleversante lorsqu'il perd Eurydice, par deux fois. D'abord éclairé d'une joie amoureuse, le ténor déploie toute la grâce de sa voix, en mouvements de danse antiquisante. Il arque une jambe, déploie lentement un bras, s'élève sur la pointe des pieds avant de ramener sa main sur la poitrine.
Le drame est pourtant là, dissimulé comme le serpent parmi les herbes folles, qui tue Eurydice. Le spectateur réjoui par l'amour d'Orphée et son sourire contagieux entraperçoit soudainement la Messagère Lea Desandre au fin fond de l'obscurité et du plateau (retrouvez ici son interview présentant notamment ce travail sur Orfeo). Le choc est brutal, sa mine radieuse a laissé place à un masque endolori. D'une voix droite, terrible, grinçante et sanglotante, elle annonce la mort d'Eurydice. Orphée présente son cœur brisé en deux chocs sonores : le chant glaçant "Ohime" (Hélas) et le bruit terrifiant de ses genoux s'effondrant au sol. Dès lors, tout se fige. Les interprètes se pétrifient et deviennent pierres parmi les pierres. Orphée est prostré, roulé en boule, l'ombre d'une ombre, moins que rien, juste une pierre sur le chemin. Les chœurs funéraires sont des soufflets de souffrances, portés par une ligne basse au grave de bronze, l'énergie tonique de la partie ténor et le soprano stellaire, scintillant.
Aux portes de l'Enfer, Orphée abandonne l'Espérance dolcissima de Lea Desandre et se trouve confronté à Charon (Cyril Costanzo), gardien et passeur des morts, à la voix d'outre-tombe et entrecoupée. Pris par l'émotion et figurant la faiblesse de sa part humaine, Auvity coupe ses phrases pour respirer et lancer sa voix vers l'aigu avec autant de fougue inconsciente qu'Orphée descendant aux Enfers. Après des interventions stagnant dans les graves pour préparer sa voix, le ténor trouve sa pleine mesure dans le médium aigu, au point de charmer Charon qui lui laisse franchir les portes de l'Enfer.
Cyril Auvity en Orphée par Paul Agnew (© Philippe Delval)
Le monde des morts est représenté par une lumière rouge émanant du fond de scène. Il est habité des interprètes dissimulés sous des manteaux noirs à capuche. Les tonnerres des furies s'y déchaînent par les instrumentistes qui trépignent. Pluton accueille Orphée avec la ligne vocale sinusoïdale d'Antonio Abete, large en vibrato et entrecoupée. La voix de Proserpine (Miriam Allan), assurée et droite en début de phrase, avant de vibrer, convainc le Dieu des Morts de laisser partir Eurydice.
Paul Agnew paraît en Apollon immaculé pour conclure les deux parties de l'œuvre. Il approche tel un spectre lorsqu'Orphée perd Eurydice pour la première fois. À la fin de l'œuvre, il lui apporte l'immortalité, de sa voix veloutée, agitée d'implication. « Tout en chantant », tandis que le rideau se lève sur une lumière solaire et sous le regard admiratif des personnages, Apollon et Orphée montent au ciel dans les accents d'une danse mauresque, vers un avenir aussi radieux que les applaudissements et les deux rappels du public.
Miriam Allan (Proserpine, une Nymphe) et Paul Agnew (Apollon, Echo) (© Philippe Delval)