Mathias Goerne, le Chant du Cygne au TCE
Aucun opus n'aurait mieux convenu pour construire un climat Schubertien et mener à son Chant du Cygne que les Trois pièces pour piano D. 946 composées six mois avant la mort. La mélancolie y est toujours présente, y compris (et surtout) dans les passages entraînants de joie transitoire. Le jeu de Leif Ove Andsnes est une démonstration des influences de Schubert, un portrait esthétique du compositeur en deux mains : la main droite a la légèreté claire de Mozart, la main gauche a le martèlement héroïque de Beethoven. Le pianiste déploie aussi des passages virtuoses de concertiste, balayant le clavier comme Liszt, jetant les mains vers les extrémités du piano à l'image d'un concerto de Rachmaninov. Il montre ainsi d'emblée une maîtrise technique qui saura offrir un accompagnement assuré aux Lieder, s'appuyant sur son contrôle instrumental pour suivre les inflexions du chanteur. La qualité du pianiste se mesure aux bravi et aux trois rappels sonores qui saluent les Pièces instrumentales, accueil remarquable pour une première partie durant moins d'une demi-heure.
Leif Ove Andsnes (© Özgür Albayrak)
Mathias Goerne est une référence du Lied, un modèle de prononciation et d'incarnation. Le baryton multiplie les effets et les couleurs, toujours dans une cohérence absolue avec le texte et selon ce sublime esprit romantique des contrastes bouleversants. Sa chaude voix d'ours qu'il sait alléger en voix mixte résonne avec un vibrato qui nourrit les milieux de phrase et vient rayonner vers les soupirs. Chaque effet accompagne le sens du mot : le murmure de rrrauschen est celui du torrent (le cycle commence sur "Rauschendes Bächlein" : Ruisselet murmurant), le chuintement d'ewig (prononcé "ewischhh") est éternel, la gorge se referme sur Nacht comme une nuit. Les douleurs de Schmerz sont persiflées du bout des dents, de longs points d'orgue glacent l'auditoire avant un "Ach" lyrique parfaitement maîtrisé mais qui n'en est pas moins un hurlement du fond des tripes. L'incarnation est aussi physique : Goerne recule une jambe et prend son élan pour se jeter vers le public sur la pointe d'un pied. Les élans vocaux sont emportés par ce corps qui se transporte de tous côtés, qui se tourne complètement vers son pianiste puis fait de subites voltes-faces vers le public. Toute l'énergie massive de ce physique trapu, puisée dans les profondeurs de la colonne vertébrale se métamorphose dans une douceur incarnée. « Malheur au fugitif qui sillonne le monde » assume les terribles frottements mélodiques de sa réclusion.
Matthias Goerne (© Marco Borggreve harmonia)
Après des Adieux emballés pour le dernier des poèmes écrits par Ludwig Rellstab, la seconde partie sur les textes d'Heinrich Heine s'ouvre avec le sort terrible d'Atlas. Le poids du monde qu'il porte sur ses épaules s'abat en tonnerre sur les graves du piano et la voix caverneuse de Goerne, géant Wagnérien. Dans un nouvel enchaînement d'absolu contraste, Ihr Bild (Son visage), pris aussi lentement qu'il l'est possible, construit des plages de silence habités. La Ville est ensuite aperçue au loin, depuis un bateau de Charon voguant sur les jets d'eau du piano. Toutefois, le trajet ne mène pas aux Enfers, mais sur une Mer scintillante. L'acmé lyrique de ce lied Am Meer rappelle que les cycles de Schubert sont des opéras et que Goerne a toute sa place dans des productions dramatiques.
Les deux cycles précédents de Schubert se referment en de longues stases mélancoliques, réminiscences sur le trajet accompli (La Berceuse du ruisseau pour La Belle Meunière et Le joueur de vielle pour le Voyage d'hiver). Pour sa part, Le Chant du Cygne s'achève traditionnellement sur le guilleret Die Taubenpost (Le pigeon voyageur, seul lied sur un poème de Johann Gabriel Seidl), mais Goerne reporte ce refrain rebondissant au bis et clôt le catalogue de Schubert avec Der Doppelgänger (Le Double), dans la même nostalgie déchirante que les deux autres cycles.
Après un long silence ému, le public inonde les interprètes de bravi et bat 5 rappels avec une générosité qui se veut à l'image de l'engagement offert par ces musiciens.
Écoutez l'intégralité de ce Chant du Cygne interprété par Mathias Goerne avec le pianiste Alfred Brendel :