Herreweghe dirige son répertoire de prédilection
Les trois cantates qui constituent ce programme fêtent la Réforme luthérienne, qui a bouleversé le monde de la chrétienté il y a précisément un demi-millénaire. Le 31 octobre 1517, Martin Luther publie en effet ses thèses contre l’Église catholique et initie un schisme qui perdure jusqu’aujourd’hui. Les cantates BWV (Bach-Werke-Verzeichnis : Catalogue des œuvres de Bach) 79 et 80, Gott der Herr ist Sonn und Schild (Dieu, le Seigneur, est soleil et bouclier) et Ein' feste Burg ist unser Gott (C'est un rempart que notre Dieu), ont été écrites justement pour cet anniversaire, à Leipzig en 1724 et 1725. Entre les deux, Christ lag in Todesbanden (Le Christ gisait dans les liens de la mort), peut-être la première cantate jamais écrite par Bach, pour le dimanche de Pâques 1707 ou 1708, présente une structure originale construite sur les sept strophes d’un cantique écrit par Luther. Herreweghe fait entendre cette œuvre dans sa version avec cuivres, comme lors de sa reprise en 1725 : si le style de Bach évolue tout au long de sa carrière, il n'a pas peur de faire rejouer vingt ans après une oeuvre de jeunesse.
L’orchestration de cette seconde version oppose un consort de violons à un consort de cuivres. Ces derniers sont membres du Concerto Palatino de Bologne, certainement le meilleur ensemble de cuivres pour l’interprétation historiquement informée. Le cornet de Bruce Dickey se mêle ainsi au timbre lumineux de la soprane Dorothee Mields, et leur unisson sur la mélodie persistante du choral anime les fresques de Saint-Roch. La magie continue à opérer dans le duo qui suit le chœur d’ouverture, lorsque le trombone alto double à son tour la voix d’un Alex Potter exalté dans cette marche inexorable vers la mort, ‘der Tod’. La profusion de consonnes explosives dans cette strophe, qui claquent sous la diction précise des solistes, donne à voir les affres de la vie d’ici-bas. Les nombreux figuralismes (figures musicales qui illustrent le texte par analogie) qui font de ces cantates de véritables vitraux sonores sont rendus avec l’élégance qui caractérise le chef flamand. Fort de la connivence des musiciens et choristes qui l’entourent, il dirige sans baguette, avec des mouvements mesurés, toujours souples et dansants. Le travail d'interprétation quasi exégétique initié il y a bientôt cinquante ans avec le Collegium Vocale de Gand est désormais totalement intégré par les chanteurs et instrumentistes, si bien que le sens jaillit de la musique sans effort visible.
Collegium Vocale de Gand
Bach est donc servi en seigneur, ‘Mit Herzen, Mund und Händen‘, avec le cœur, la parole et les actes. Les cordes, guidées par Christine Busch, passent bien vite des ténèbres chromatiques à des accords arrachés pour souligner la puissance, Gewalt, de la mort. La quatrième strophe du cantique luthérien est traitée par le chœur presque a cappella, accompagné d’une basse continue discrète mais riche de couleurs grâce à l’alliance du violoncelle, de l’orgue et du violone (grande viole). Cet intermède allégorique laisse la place à une aria de basse avec accompagnement de cordes, sur une basse obstinée qui sera reprise dans la Messe en si notamment, dénotant le sacrifice du Christ et sa mise au tombeau. Peter Kooij, interprète incontournable de ce répertoire, raconte et commente les mystères de la foi avec une élocution limpide. Il sait rendre apparente la syntaxe dans les récits, sans jamais se détourner du lyrisme mélismatique de Bach. Le deuxième numéro de la cantate BWV 80 fait de Peter Kooij le porte-étendard infatigable des soldats de Dieu, vocalisant avec brio sur les voyelles longues, tandis que les notes tenues du plain-chant sont confiées à Dorothee Mields. Celle-ci est remarquable dans l’air Komm in mein Herzenshaus (Viens dans la demeure de mon cœur). Ses aigus jamais agressifs colorent un désir vivace qui entretient l’ambiguïté entre sacré et profane.
Thomas Hobbs (© Benjamin Ealovega)
Quant au ténor Thomas Hobbs, il n’est pas en reste. Les qualités vocales qui lui ont permis d’être l’évangéliste auprès d’ensembles baroques reconnus se font jour également dans le récit de la BWV 80 où il apparaît en ange guerrier, messager de dieu dont il transmet la parole avec emphase et clarté. Alex Potter, jeune contre-ténor à la carrière déjà riche, complète une distribution de haut niveau. Le premier air de la BWV 79 donne le champ libre à sa voix droite mais animée d’une vitalité enveloppante. Soutenu par l’articulation exceptionnelle de Marcel Ponseele, légende du hautbois baroque, il a raison de l’acoustique difficile de l’église Saint-Roch et captive l’auditoire pour toute la durée du concert. Il convient enfin de souligner l’équilibre si particulier instauré par Herreweghe entre les différents pupitres du chœur. D’une puissance très homogène, appréciable dans les effets de masse comme le splendide chœur d’ouverture de la BWV 80, chacun développe cependant un timbre propre et caractérisé qui rend les entrées en imitation très lisibles. Le bis, premier numéro de la cantate BWV 2, scelle définitivement l’union du chœur et des effectifs instrumentaux du Collegium Vocale Gent.