Jean-Sébastien Bou : « Je n’ai pas autre chose à proposer que ce que je suis »
Jean-Sébastien Bou, vous répétez actuellement la version concertante de Carmen donnée au Théâtre des Champs-Elysées. Comment se déroulent les répétitions avec la chef Simone Young ?
J’ai pu l’observer : c’est quelqu’un qui adore cette musique, qui s’y abandonne et s’y fond. Elle n’est pas dans une rigueur purement rythmique traditionnelle car elle a confiance dans la musique. Cette Carmen sera mise en espace afin de nous éloigner d’une version de concert traditionnelle, derrière les pupitres. L’orchestre est disposé de manière à ce que nous puissions évoluer au milieu, avec de petits espaces de jeu : je pense que cela va être très intéressant.
La distribution est prestigieuse : Marie-Nicole Lemieux en Carmen, Michael Spyres, Vannina Santoni (lire son interview), Chantal Santon-Jeffery ou encore Jean Teitgen. Comment se déroule votre travail collectif ?
Pour le moment, nous nous sommes beaucoup croisés car nous travaillions nos segments séparément. Mais nous nous connaissons bien. J’ai déjà fait des concerts avec Marie-Nicole Lemieux, j’ai fait Mârouf avec Frédéric Goncalvès (qui chante Moralès). J’ai souvent chanté avec Jean Teitgen. En revanche, je ne connaissais pas Michael Spyres, que je trouve extraordinaire. C’est un homme toujours tranquille et détendu, dont la voix est généreuse. Cela fait du bien de travailler avec des gens généreux.
Il n’y aura pas de mise en scène pour modeler votre Escamillo : comment le chanterez-vous ?
J’ai déjà chanté ce rôle à Dresde et à Lyon plus récemment. Je le fais le plus simple possible : il est le toréador et lorsqu’il ne porte pas l’habit de lumière, il n’a pas besoin de rouler des mécaniques, contrairement à la manière dont il est souvent interprété. Il est toujours face à la mort. Dans son air d’entrée, il faut faire exister l’arène et l’affrontement avec le taureau, qui est là encore un combat à mort : ce qu’il raconte est suffisamment fort, il n’a pas besoin d’en rajouter, et en tant qu’interprète, je n’ai pas besoin d’en rajouter non plus car tout est dans la musique qui est merveilleuse. Il me semble même intéressant d’entrevoir quelques fragilités.
En février, vous chanterez le Prince de Mantoue dans Fantasio au Théâtre du Châtelet pour le lancement de la saison 2017 de l'Opéra Comique. Il s’agira de l’un des événements de la saison, après la longue fermeture de l’institution. C’est une œuvre que vous avez chantée il y a 17 ans : quel souvenir en gardez-vous ?
Je l’ai en effet chantée au début des années 2000. La production m’avait marqué parce que j’étais entouré de personnes que j’affectionnais. La mise en scène était assurée par Vincent Vittoz. S’agissant d’une grande tournée, je partageais le rôle avec Franck Leguérinel : nous l’avions donné à Rennes, à Angers, à Nantes et à Tours. Lorsque je l’ai reprise à Montpellier il y a deux ans, le rôle m’est très vite revenu : je m’en souvenais tout de suite. Cela m’avait surpris. S’agissant d’un opéra-comique, il y a pourtant beaucoup de texte parlé. Il y avait d’ailleurs déjà Marianne Crebassa et Loïc Felix. Il en existe un enregistrement que j’aimerais d’ailleurs bien réentendre.
La mise en scène est signée Thomas Jolly : que pouvez-vous nous en dire ?
Sa manière de travailler est fréquente au théâtre mais inhabituelle à l’opéra. Nous nous réunissons chaque matin pour un travail dramaturgique commun : nous lisons tout le texte, y compris les parties chantées et on le confronte au texte de Musset. Ensuite, le travail scénique est très rapide. Thomas est très énergique : il a l’enthousiasme de la jeunesse, ce qui est formidable. Il est également un bon directeur d’acteur : lorsqu’il nous montre quelque chose, c’est très drôle. Cela nous donne des pistes et des idées que nous prenons au vol, même s’il nous laisse la liberté d’inventer, de proposer de nouvelles choses. Jusqu’ici, les répétitions étaient très techniques. La scénographie, dont je n’ai pas encore pu voir le résultat final, garde un côté sombre, un peu maniaco-dépressif : il y a des moments d’exaltation et des moments de déprime. Il semble que le dispositif soit assez compliqué !
Images des répétitions de Fantasio :
L’œuvre est peu connue, pouvez-vous nous la décrire ?
C’est une œuvre qui a été délaissée. Fantasio n’a pas eu de succès au moment de sa création, et Offenbach en a d’ailleurs beaucoup souffert. Le public exigeait d’Offenbach des choses très légères et amusantes, comme La Vie Parisienne. Il a été très marqué par la guerre de 1870 et cela se sent dans cette œuvre : il représentait à l’époque l’amitié franco-allemande. Le sujet est d’ailleurs assez sombre, même s’il est traité avec humour, comme un avant-goût des Contes d’Hoffmann, dont il s'approche d'ailleurs musicalement. L’histoire suit la guerre entre le Prince de Mantoue et la Bavière -qui n’ont pas de frontière commune, soit dit en passant, ce qui est assez drôle. Musicalement, l’œuvre est vraiment très belle : il était déjà un génie mélodique, y compris dans ses œuvres légères. Sa musique est à la fois raffinée et triviale. Je serais très content que cette redécouverte de l’œuvre permette de la faire entrer au répertoire.
Et votre personnage du Prince de Mantoue ?
C’est un rôle très amusant parce que c’est un imbécile un peu fou qui ne sait pas qu’il est un imbécile. Il est couplé avec son aide de camp avec lequel il va échanger son costume afin de savoir avec qui il va devoir se marier. Mais une fois les costumes échangés, il oublie tout et se comporte donc en Prince avec le costume de l’aide de camp.
Réservez ici vos places pour Fantasio de l'Opéra Comique au Théâtre du Châtelet !
Pouvez-vous nous présenter la mise en scène du Don Giovanni que vous chanterez à Versailles, qui est repris de Drottningholm ?
Ivan Alexandre a choisi de présenter l’œuvre comme elle a été écrite dans sa version de Prague lors de sa création, avec une mise en abîme : sa scénographie est constituée d’un tréteau de théâtre, de quelques rideaux qui forment des espaces, avec des loges d’artistes en avant-scène. La mise en scène est plutôt classique, en costumes d’époque, très proche de ce que voulait da Ponte.
Pour bien comprendre, il faut se remettre dans le contexte. Fort du succès des Noces de Figaro, Mozart est accueilli comme un dieu à Prague et il dispose d’une grande liberté pour composer son œuvre. Sa seule contrainte est d’inclure des ensembles qui sont très prisés. Le sujet lui est proposé par un ténor, qui découvre plus tard avec surprise que le rôle-titre est distribué à un baryton-basse. Dans cette version, la prima donna est Zerlina, le rôle dramatique est Donna Anna et le rôle bouffe est Donna Elvira. Plusieurs rôles étant interprétés par des basses, il manque d’interprètes pour les chanter : il fait donc interpréter le Commandeur et Masetto par le même chanteur, ce qui explique que le Commandeur disparaisse de manière mystérieuse à la fin, pour que Masetto puisse chanter la scène ultime. Les airs Dalla sua pace et Mi tradi n’ont dans cette version pas encore été composés. Plus tard, à Vienne, la troupe est différente : la prima donna doit cette fois chanter Elvira et le ténor n’est pas capable de chanter Il mio tesoro. C’est pour cela qu’il écrit Dalla sua pace pour le ténor qu’il intègre au premier acte et Mi tradi pour Elvira qui n’avait sinon aucun air dans le deuxième acte. Cet air vient remplacer Il mio tesoro qui est supprimé. Cela change complètement la continuité de l’œuvre. Comme ces changements rallongent l’opéra, il coupe la dernière scène. Il compose également sur demande un duo rassemblant Leporello et Zerlina, qui n’est aujourd'hui que rarement joué car il est dramatiquement étrange : Leporello s’enfuit et est rattrapé par Zerlina.
Réservez ici vos places pour Don Giovanni à l'Opéra royal de Versailles.
Vous serez ensuite Pelléas face à la Mélisande de Patricia Petibon dans une mise en scène d'Eric Ruf en mai, au TCE. Il s’agit d’un personnage mystérieux : quelle en est votre vision ?
C’est un rôle que j’ai beaucoup chanté. C’est le seul personnage de l’œuvre dont le regard est tourné vers l’extérieur. Je le vois comme un enfant ou un adolescent : il utilise lui-même un vocabulaire enfantin. C’est souvent le regard qu’on pose sur nous enfant qui influence le jugement que l’on a de soi. Golaud passe son temps à lui dire qu’il est un enfant et Arkel prend les décisions à sa place : il n’agit jamais en homme libre. Il pourrait se rebeller mais il ne le fait pas. Cela va même plus loin car non seulement on décide pour lui, mais on ressent pour lui aussi : son père est malade, on ne le voit d’ailleurs pas même si on en parle beaucoup. Dans la pièce de Maeterlinck, Arkel explique à Pelléas qu’il a bien fait de rester car son père va mieux tandis que son ami est mort et qu’il n’aurait rien pu y faire : il lui dicte ses sentiments. Tout cela change lorsqu’il rencontre Mélisande, dont il accepte tout, contrairement à son frère, y compris son mystère, l’absence de réponse à ses questions, son silence.
Il vit dans un univers qui l’étouffe. Il n’ose jamais agir ni ressentir, et n’a même pas réellement conscience de ce qu’il ressent ni de ce qu’il veut. Mélisande le lui fait d’ailleurs remarquer lorsqu’elle lui dit qu’il annonce toujours qu’il s’en va mais ne passe jamais à l’action. Il est triste sans savoir pourquoi. Il va faire la découverte par l’amour de l’âge adulte et c’est juste avant sa mort qu’il parvient à verbaliser ses émotions en avouant son amour, et à prendre une décision d’agir : partir avec Mélisande. Il nous touche tous parce que nous pouvons nous y identifier, de par son désir de vivre autre chose que ce qu’il vit tout en étant incapable d’agir : nous voudrions tous agir plus en adéquation avec notre désir. C’est une œuvre d’une humanité confondante : face aux hasards de nos expériences, voire de la grâce de Dieu, nous sommes en quête de connaissance de soi, mais peut-on vraiment y parvenir ?
Savez-vous quel sera le concept de mise en scène d’Eric Ruf ?
Non, pas du tout. J’aime bien découvrir cela sur le moment. On est plus juste quand on est plus spontané. Je suis plus libre d'exprimer ce que je suis. Après, c’est comme les épinards : on aime ou on n’aime pas, mais je n’ai pas autre chose à proposer que ce que je suis. La critique est normale.
Comment imaginez-vous que votre Pelléas aura évolué entre votre première interprétation il y a 25 ans et celle-ci ?
Plus on mûrit, plus on a la maturité et la compréhension de certains rôles, de certaines œuvres. Il en va d’ailleurs de même pour la technique vocale : on comprend plusieurs années après ce que les professeurs ou les critiques nous disaient. Je ne saurais pas dire en quoi j’ai moi-même évolué : il me manque ce regard extérieur. Il y a d'ailleurs certains rôles qu’on ne peut plus faire une fois passé un certain âge, lorsqu’on a été forgé par son expérience. Ou alors, il faut parvenir à se laisser imprégner par le rôle comme si c’était la première fois qu’on le travaillait. Heureusement, le metteur en scène est là pour nous cadrer pendant plusieurs semaines de répétition.
Réservez ici vos places pour Pelléas et Mélisande au TCE !
Vous chanterez en récital avec Gaëlle Arquez à l’Opéra Comique. Avez-vous déjà déterminé le programme ?
Non, pas encore car nous sommes tous les deux très occupés ces temps-ci [lire ici notre interview dans laquelle Gaëlle Arquez parle de ses multiples prises de rôle de cette saison]. Il s’agira probablement d’œuvres de compositeurs importants pour le répertoire d’opéra-comique et donc pour la maison dans laquelle nous chanterons. Le choix de la programmation est ce qui est le plus complexe dans un récital.
Est-ce que cet exercice vous plait ?
Oui, j’aime assez chanter en récital. Mais cela demande d’y consacrer énormément de temps. J’en ferai d’ailleurs bientôt un à Saint-Etienne avec l’excellent Vincent Leterme au piano. Le thème en sera un voyage romantique à travers l’Europe. Nous chanterons 18 morceaux sur un concert d’une heure : j’aime qu’il n’y ait pas de pause, cela permet une plus grande concentration. Il y aura du Mozart, du Tchaikovski, du Rossini, du Strauss, du Massenet, du Debussy, du Ravel et bien d’autres. Composer ce programme a pris du temps. Il faut à présent me le mettre dans la voix, ce qui demande également de la disponibilité. J’ai besoin d’avoir la tête complètement à ça pour bien travailler cet exercice. Entre les répétitions des différentes productions, il est vrai que c’est compliqué.
Suivez ce lien pour réserver vos places pour le récital de Jean-Sébastien Bou et Gaëlle Arquez à l'Opéra Comique.
Jean-Sébastien Bou dans Don Giovanni au TCE (© Vincent Pontet)
Vous tenez des rôles de premier plan dans plusieurs productions qui font l’événement cette saison, ce qui vous expose médiatiquement : le ressentez-vous ?
Ma tête a été placardée partout dans Paris durant la production du Don Giovanni du TCE. Pour autant, beaucoup de gens ne me reconnaissaient pas. Mais en effet, je ressens cette exposition. L’avenir me dira ce que cela m’apportera : je n'ai aucune prise sur les décisions des directions d'opéra.
Cette saison, vous aurez intensément collaboré avec trois des quatre grandes maisons franciliennes et aurez donc peu voyagé : cela sera-t-il également le cas l’an prochain ?
En effet, c’est assez rare. On ne contrôle pas ce genre de choses. L’an dernier, j’avais été absent quasiment toute l’année : Cologne, Lyon, Tours, Drottningholm. L’an prochain, je ferai Le Comte Ory et Marouf à l’Opéra Comique et à Bordeaux. J’aurai aussi des concerts au Théâtre des Champs-Elysées. Je vais faire un Faust de Gounod inédit en version opéra-comique, avec des textes parlés. Le grand air de Valentin est remplacé par un joli duo et il y a un autre air que je ne connaissais pas. Il y aura normalement aussi un Ariane à Naxos dans lequel je serai le Professeur de musique.
Quelles sont vos ambitions à moyen terme ?
Mon ambition première est de continuer de chanter et faire du théâtre ! Il y a des rôles que je pense faire très bien et que j’aimerais chanter. Je pense à Posa dans Don Carlos ou Ford dans Falstaff. Je n’ai jamais chanté le Comte de Luna dans le Trouvère non plus : cela me plairait. J’aimerais chanter plus Eugène Onéguine (j’ai d’ailleurs un projet dans ce sens) et Sharpless dans Madame Butterfly, que j’ai déjà interprété : c'est un personnage d'une grande humanité qui me plait beaucoup. J’aimerais aussi continuer à travailler des créations.
Vous travaillez d’ailleurs souvent ce répertoire : qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans la création ?
La recherche artistique et humaine ! Cela oblige à surmonter des difficultés musicales, ce qui sert dans les autres productions. Par exemple, Claude Gueux de Thierry Escaich est une œuvre magnifique que j’ai adoré chanter et qui m’a d’ailleurs également apporté beaucoup de visibilité. En plus, la mise en scène d’Olivier Py est super.
Extrait de Claude Gueux de Thierry Escaich :
Que ressentez-vous lorsque vous êtes sur scène ?
J’aime être sur scène : j’y suis très heureux. C’est le seul endroit où l'on est libre d’exprimer ce que l’on est. Quand on arrive sur scène, on arrête de penser et on laisse parler notre charge émotionnelle. Si on accepte de se livrer, notre vécu, notre expérience, nos problèmes psychanalytiques transpirent. Sur scène, on vit dans une intemporalité : le temps fuse tout en se dilatant. Comme les anges du film de Wim Wenders Les Ailes du désir, on est à la fois dans le passé, le présent et le futur.