Pichon et Pygmalion au Festival de Pâques d’Aix : Messe en si, gloire de Bach
Chef fresquiste, rompu à l’art de diriger de vastes partitions, aux motifs collectifs ou solistes variés comme à l’infini, selon les lois du cosmos baroque, Raphaël Pichon tient de main de maître, et de fer dans un gant de velours, l’ensemble des forces musicales, disposées en rayons de soleil à partir de son estrade. La disposition est soignée, qui sépare l’orgue du clavecin, la contrebasse du violoncelle, de manière à étendre l’espace acoustique du continuo, et de permettre l’heureuse singularisation de chacun de ses solistes de l’ombre. Les membres du chœur suivent deux lignes courbes, en fond de scène, dévolues respectivement aux pupitres des femmes et des hommes, tandis que la formation d’éclat – timbales et trois trompettes – se tient aux aguets côté jardin. Depuis l’ombre du mur de scène opposé, surgissent lentement, un à un ou deux à deux, les membres du quintette de solistes. Ils rejoignent deux tribunes symboliquement centrales, celle de l’orgue ou celle du chef, en fonction de la signification liturgique donnée par Bach à ses arias.
La soprano Maïlys de Villoutreys offre une voix stylisée et fine à ses airs soliste et en duo, soucieuse de se fondre dans la couleur, le climat et le symbolisme de l’ensemble, avec légèreté. Le vibrato semble émaner de l’arrière de son larynx. Dans la vocalise, elle colore intérieurement d’une voyelle distincte chaque note, selon un savoir solfégique de mathématicienne, qui convient à l’édifice sonore du Kantor.
La mezzo-soprano, Beth Taylor, à la tessiture moins grave que celle du rôle, délivre un chant à la fois ferme et moussu. Projection et homogénéité sont ses principaux atouts, le premier fait d’énergie, le second d’élégance déclamatoire.
Le contre-ténor franco-britannique William Shelton apporte sa suavité d’exception à ses interventions : son agnus dei contient toute la douleur du Monde et retient le temps. L’expressivité emporte sa voix au-dessus de la mêlée. D’improbables pianissimi, dans les hauteurs de sa tessiture, prennent leur source dans un médium à la pleine consistance.
Le ténor irlandais Robin Tritschler confie à ses interventions l’ambivalence de la plénitude et du doute, de la véhémence et de la plainte. La construction de la ligne vocale procède d’un élan mot à mot. Le timbre est ensoleillé, tandis qu’une ombre, une fumée, un souffle viennent en troubler le rayonnement naturel, la voix s’emplissant d’un vibrato aux sanglots amers.
Le baryton-basse allemand Christian Immler souligne chaque mot, d’une voix sûre et impérieuse de prédicateur, portée par un timbre noir-luisant, à l’abri des ténèbres.
Les mains de Raphaël Pichon longues et souples, hyperlaxes donnent à sa direction une gestuelle se déployant et s'élevant. Les articulations de son corps sont traversées de sursauts internes, de pulsations décomposées, par lesquels le chef canalise la matière dense, ronde et généreuse de la partition. Il ramène une matière en fusion à une matière fusionnelle, par ce contrôle gestuel permanent, que redouble son regard et sa diction muette des paroles latines. De fait, il bouge avec le texte, suivant le procédé d’imitation syntaxique – un mot portant le motif à imiter – que Bach emprunte aux contrapuntistes de la Renaissance. Dans certains passages, il ralentit le tempo jusqu’à renouer avec la temporalité infiniment étirée.
L’ensemble orchestral sur instruments d’époque offre son petit grésillement délicieux, comme celui du disque vinyle aux oreilles des mélomanes nostalgiques du son analogique. Son grand modèle, en dépit de la science instrumentale requise, est le chant, collectif et individuel, sur lequel il tempère sa sonorité et son expressivité, timbales y compris.
Le chœur déploie l’étendue de sa palette, de ses modes de chant, mobilisant plus ou moins de vibrato en fonction de la valeur performative des paroles. Il propulse avec plus ou moins de puissance les consonnes les plus disruptives (le « k » de Kyrie), cherchant à figurer le sang qui s’écoule des blessures humaines. Il joue en mode stéréophonique, à la manière de la polychoralité vénitienne de la Renaissance.
Dona nobis pacem (Donne-nous la paix) : tout est dit, par le chœur final. De soudains et fervents applaudissements, qui auraient pu laisser quelques instants de grâce au silence de la musique, saluent les forces scéniques, avec un enthousiasme un peu plus marqué pour le chœur, auquel Bach confie toujours ses paroles et ses accents les plus absolus.