Intense et intime Traviata au Festival de la Vézère
Passer d’une comédie buffa à un drame funeste en même pas 24 heures ? Pour la compagnie britannique Diva Opera, voilà qui relève moins de l’insurmontable défi que d’un usage désormais bien rodé, surtout ici sur les bords de la Vézère, en Corrèze. Ainsi, fidèle à ses habitudes, la troupe propose d’abord de quoi rire (retrouvez ici notre compte-rendu du Barbier de Séville), puis enchaîne avec une œuvre vouée à tirer les larmes : La Traviata, de Giuseppe Verdi. Et, à l’occasion de la deuxième représentation lyrique de cette édition 2024 du Festival de la Vézère, le public répond une nouvelle fois présent dans la grange du château du Saillant.
Là, le petit plateau scénique central n’a cette fois pas vocation à représenter une place ou une maison sévillane, mais bien la demeure d’une courtisane, Violetta, rongée par l’amour autant que par la maladie. Et une nouvelle fois, quelques sobres éléments matériels suffisent à plonger efficacement l’auditoire dans l’ambiance. Il y a là un canapé, évoquant le style rococo, où La Traviata finira par expirer, une petite table de jeu autour de laquelle Alfredo mettra son honneur en péril, et quelques chandelles pour dire le funèbre horizon vers lequel l’intrigue avance inexorablement. Mais bien sûr, à l’heure de la fête initiale, des lumières bien plus vives permettent d’apprécier d’autant plus les costumes tout en esthétisme et élégance signés Charlotte Hillier qui s‘attache une nouvelle fois à rester fidèle à l’époque du livret, sans chercher l'extravagance.
Aussi, et comme souvent avec la troupe Diva Opera, ce sont surtout les interactions entre les personnages, et la multiplicité de leurs mouvements et déplacements qui donnent tout leur relief à ce qui constitue un vrai travail de mise en scène (même sur un plateau d’à peine une quinzaine de mètres carrés). À cet égard, les chorégraphies de Jennifer Rooney sont réglées au millimètre, quand il s’agit pour des personnages outrés d’encercler Alfredo venant de jeter des billets à la figure de Violetta, ou plus encore de sabrer le champagne durant les scènes de bal, en réussissant l’exploit de voir les bras s’entrecroiser et se superposer sans que jamais les coupes ne soient renversées. Une gestique théâtrale soigneusement travaillée, parfois restituée avec des effets de ralenti voués à appuyer plus encore les émotions dépeintes, et qui se trouve parfaitement exécutée tant par les premiers rôles que par les comprimari. Et tout le monde est aussi mis à contribution pour changer les éléments de décor entre les scènes, l’une des invitées de la fête se permettant même, en ramassant les billets au sol, d’en glisser un dans son corset (facétie ne manquant pas de faire sourire le public).
Un engagement dramatique toujours plus intense
Après ses Donna Anna et Gilda remarquées lors des précédentes éditions du festival, Gabriella Cassidy est cette fois-ci Violetta, rôle que la soprano britannique parvient à faire totalement sien, une nouvelle fois. Il y a cette voix, d’abord, large d’ambitus et richement timbrée, aux aigus saillants et à la constante expressivité. La lente avancée de cette courtisane vers une mort inéluctable est d’une crédibilité saisissante, la voix se faisant toujours plus éplorée, et l'engagement dramatique toujours plus intense, avec ce visage grave et cette gestuelle tremblante ne laissant rien présager de bon. À la fin, la mort de Violetta, parce qui si réelle, n’appelle qu’un silence recueilli dans une salle chamboulée.
L’Alfredo de Robyn Lyn Evans évolue dans un autre registre, celui d’un homme à la passion amoureuse volcanique, fringant et fougueux devant Violetta, et soudain plus tempéré face à la figure paternelle. Un personnage aux passions juvéniles en somme, auquel le ténor prête sa voix tranchante à la projection ardente, dont les aigus sont vaillants (quoique parfois un peu courts de souffle).
Poignant Rigoletto l’an passé, Philip Smith est un Giorgio Germont à l’indéniable présence, scénique comme vocale. Sa voix de baryton est aussi chaude que creusée, soucieuse de servir le texte autant que les émotions s’en dégageant. Juste avant le dernier souffle de Violetta, les remords de ce père longtemps inflexible, à la voix soudain prise de tremolos, sont d’une sincérité plus vraie que nature.
Stephanie Windsor-Lewis prête à Flora son mezzo chaleureux et joliment vibré, le caractère enjoué du personnage se faisant plus grave à mesure que la fin de son amie Violetta approche. Leilani Barratt est une Annina touchante par son apparente fébrilité, qui est cependant plus théâtrale que vocale, tant la voix de la jeune soprano est projetée avec brio et sonorité. Dans la lignée de son Bartolo de la veille, même s’il ne s’agit plus de rire, Matthew Hargreaves prête sa voix de basse-baryton de belle rondeur au marquis d’Obigny tout en noblesse et sobriété. Le Grenvil de Timothy Dawkins est tout aussi magnétisant que son Basilio de la veille : voix de basse sépulcrale, émission pleine de prestance, et souci de toucher au plus près de la vérité du drame, fut-ce le temps d’une courte apparition. Avec son instrument de baryton solidement charpenté, Ambrose Connolly est enfin un Douphol qui ne passe pas inaperçu, tout comme le Gastone de Richard Symons à l’allègre voix de ténor.
Au piano, Bryan Evans est fidèle à lui-même : derrière sa discrétion de façade (son piano est plongé dans le noir à proximité de la scène), il se révèle tout simplement indispensable pour fixer tant les tempi que les couleurs. Ses préludes ont quelque chose de particulier, bien sûr, sans les tutti de cordes, mais ils n’en restent pas moins d’une expressivité certaine, laquelle vaut pour l’ensemble d’un fil musical ici tissé avec le souci constant de laisser le champ libre aux voix. À la fin, le public ne s’y trompe pas : ses chauds applaudissements sont réservés aux chanteurs mais aussi à leur guide et pianiste, ainsi qu’à l‘ensemble des équipes artistiques d’une troupe dont beaucoup attendent déjà le retour l’an prochain, ici, au Festival de la Vézère.