Iphigénie en Aulide et en Tauride au Festival d'Aix-en-Provence
« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. » La devise de Boileau, théoricien de la tragédie à la Française, est ici poussée dans sa logique et ses retranchements, par la réunion des deux grands épisodes qui marquent la vie de ce personnage de la mythologie grecque, fille d’Agamemnon, membre de la dynastie maudite des Atrides. Sa vie est ici recomposée, avec d'affilée les deux drames mis en musique par Christoph Willibald Gluck : Iphigénie en Aulide, créé en 1774 et Iphigénie en Tauride, créé en 1779.
Il ne s’agit pas là, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, d’une recomposition artificielle de deux œuvres pour en faire un récit unifié (comme cela peut parfois être le cas avec la trilogie Mozart-Da Ponte), mais bien de dérouler une action cohérente qui court sur deux œuvres originales. Deux épisodes de la vie d’Iphigénie contenus dans un diptyque aux étapes interrompues par 20 ans de vie, pendant lesquelles la flotte de son père est partie prendre la ville de Troie.
Déchirements familiaux, mariage plus ou moins consenti et dénonciation des horreurs de la guerre sont au cœur du propos de Dmitri Tcherniakov, qui règle lui-même les décors, comme à son habitude. Dans son style caractéristique fait d’épure scénique et d’un sens aigu du huis-clos intime, le metteur en scène russe propose ici une lecture scénographique claire. Autour de la structure d’une maison familiale découpée en pièces qui ont chacune leur symbolique propre, se tisse la lente dégradation de l’héroïne, depuis la tragédie empêchée de son sacrifice jusqu’à son fratricide évité.
Dans la première partie (Iphigénie en Aulide), qui ressemble fort au cinéma d’Ingmar Bergman, sobre et monochrome, le décor est fait de tulle en transparence qui laisse le regard pénétrer à l’intérieur de la maison où se joue le drame. Dans la deuxième partie (Iphigénie en Tauride), les tulles sont retirés pour laisser place au seul cadre de la maison, mis en lumière par Gleb Filshtinsky.
Un jeu de clair-obscur s’opère alors : à chaque fois qu’une pièce accueille un mouvement ou une action, les tubes qui la délimitent s’éclairent, laissant le reste de la scène plongé dans l’obscurité. Une autre façon, là encore très cinématographique, de porter la focale sur l’action en elle-même, sans diversion. En quelque sorte, le propos de Dmitri Tcherniakov est ici de resserrer l’attention du spectateur sur les remous intérieurs des personnages, en laissant à l’imagination du regard, aidé par quelques didascalies projetées, le soin de reconstituer le contexte général : la guerre, ses traces sur les personnages et les grands enjeux qui poussent chacun à la violence (pouvoir, pulsion de mort, volonté divine…).
Les costumes, signés Elena Zaytseva, sont travaillés de manière à souligner l’ambivalence des deux œuvres, et à caractériser leurs personnages. Dans l’ambiance délabrée de la deuxième partie, la patine apportée aux uniformes et treillis sert pleinement le propos, en rupture totale avec la couleur et le chatoiement des tenues de mariage du début de soirée.
Aux acteurs de cette longue fresque le soin, donc, de porter ces Iphigénies, pendant les près de 3h45 que nécessite l’exécution des deux œuvres.
Seul le personnage d’Iphigénie (et son double divin, Diane) est interprété par la même artiste. Présente tout au long de cette soirée aux deux opéras, Corinne Winters incarne le rôle-titre et tient le spectacle à bout de bras, à bout de voix, mais pas à bout de souffle. L’intensité dramatique que la soprano américaine déploie se base, d’abord, sur une endurance vocale certaine, indispensable pour incarner ces deux Iphigénie. Son timbre de velours brillant ne se dément à aucun moment, et quand intervient son air final, ponctué de quatre aigus cadentiels redoutables, Corinne Winters déploie encore là sa large tessiture, comme elle le fait depuis sa première intervention, 3h30 plus tôt. La deuxième partie, parfois faite de passages mineurs où sa position de spectatrice l’oblige à rester sur scène, muette, est l’occasion pour elle de montrer une posture affirmée, quelques regards appuyés, et par là l’étendue de son savoir-faire de comédienne. Elle est ovationnée par le public à deux reprises pendant le spectacle, et bien plus encore au moment des saluts, son arrivée sur scène étant accompagnée de nombreux cris de joie et d’admiration.
Juste à côté dans l’ordre familial, Oreste, frère d’Iphigénie est interprété par Florian Sempey. Dans cette mise en scène qui le pousse vers les plus sombres retranchements de son personnage, il révèle ici des qualités dramatiques intenses, outre les qualités vocales habituelles du baryton français, au-delà de son timbre riche et entêtant, au-delà de son usage délicat du registre haut (particulièrement de sa voix mixte appuyée). Les scènes de folie de son personnage, rongé par le meurtre de sa mère, sont presque glaçantes, signe que la performance scénique est à la hauteur de l’événement.
À ses côtés, Stanislas de Barbeyrac signe un Pylade sincèrement touchant. Ami fidèle d’Oreste, le ténor français connaît sa palette de couleurs sur le bout des doigts. Particulièrement celle, si reconnaissable de son médium aigu, dont il use à de nombreuses reprises, formant un duo dominé par l’émotion et la douceur avec son alter-ego Oreste.
Alexandre Duhamel complète le trio des voix françaises présentes dans cette deuxième partie de soirée, en Thoas autoritaire et légitimiste. Le roi des Scythes qui a soif de justice divine fait une entrée remarquée en ancien combattant rongé par le traumatisme des champs de bataille. La voix à peine voilée mais toujours sombre et puissante du baryton français sert cet homme brisé que le souvenir de la guerre fait sombrer dans la démence. Alexandre Duhamel met dans cette incarnation une énergie et un jeu de rupture particulièrement intenses.
En Agamemnon, roi puissant s’il en est, et père aimant, Russell Braun fait état de moyens vocaux bien assis, quoique le registre tirant vers la basse sombre l’oblige à déployer beaucoup d’effort en faveur d’une projection tonitruante.
La mère d’Iphigénie, Clytemnestre est tenue par Véronique Gens, constante dans son engagement scénique, et affichant une voix particulièrement présente dans le souffle et l’intensité, toujours au service d’un rôle qui porte sur ses épaules la couleur tragique de la première partie. Sa scène de rébellion finale contre la décision de sa fille de se sacrifier en est un des moments les plus poignants.
Parfaitement détestable dans la vision qu’en offre Dmitri Tcherniakov, l’Achille d’Alasdair Kent se voit confier le rôle d’antagoniste, entravant la liberté de sa nouvelle épouse. Dans des airs héroïques de caractère, il affiche une accroche sans faille qui lui permet de tenir sa partie contre un orchestre volontairement tonitruant. Les aigus spinto pourraient être plus libres et spacieux, mais servent finalement bien le propos de ce héros que le public aime à détester.
Conseiller du Roi qui participe de la volonté populaire de sacrifier l’héroïne, Calchas est interprété par Nicolas Cavallier, au timbre fruité et particulièrement bien équilibré. Ses rares interventions le distinguent.
Deux ex machina qui sauve Iphigénie du sort funeste auquel elle a consenti, la déesse Diane est interprétée par Soula Parassidis à la voix ronde et chaude qui la rapproche du contralto. Grimée en Iphigénie dans un effet scénique assez sibyllin pour le public, elle participe de la célébration ironique du mariage en gisant jusqu’au baisser de rideau final, pendant que la vraie Iphigénie elle, se morfond sur un bord de la scène.
Laura Jarrell en prêtresse, aux côtés d’Iphigénie, affiche une voix de soprano claire et sonore qui contraste de façon étonnante, au milieu du plateau sombre et capiteux de la deuxième partie.
Enfin, Patrocle et Arcas, respectivement aide de camp d’Achille et d’Agamemnon, se partagent des rares interventions. Lukáš Zeman affiche une voix claire et bien projetée, quand celle de Tomasz Kumięga est placée très haut, avec un ample vibrato, également présent dans sa courte intervention en Ministre et en Scythe lors de la deuxième partie.
La direction musicale est confiée à Emmanuelle Haïm, à la tête de son Concert d’Astrée. La partition de Gluck oblige à une lecture à la fois sensible et rythmique, tantôt fougueuse comme l’est la musique baroque, tantôt caressante comme l’est le style galant. Ces jeux de textures différentes sont respectés par les musiciens soigneusement accompagnés par les gestes clairs et la tenue ferme de leur directrice, qui sait aller chercher des nuances et des couleurs variées, pour donner un relief supplémentaire, et un caractère qui suit la plupart du temps la force de ce qui est représenté sur scène.
Assez fortement renouvelées, les voix du Chœur du Concert d’Astrée font un travail scénique de l’ombre, mis en lumière par les nombreuses interventions que Gluck leur confie. Présents à la fois en fosse et sur scène, dans des positions parfois peu propices à l’homogénéité des voix, les chanteurs et chanteuses savent conserver l’essentiel de leurs qualités d’écoute, offrant certains moments de grâce à une œuvre dense et sombre. Ces respirations sont de fait bienvenues, comme ce chœur de voix féminines qui accompagne et commente l’air de l'héroïne au cœur de l’Acte II d’Iphigénie en Tauride.
Le Festival d’Aix-en-Provence version 2024 s’ouvre donc sur un spectacle particulièrement ambitieux et original. Une soirée d’Opéra au long cours, ponctuée par un entracte d’1h30 qui emmène les spectateurs au bout de la nuit. Quand le drame est finalement achevé, le public du Grand-Théâtre de Provence peut enfin relâcher la tension accumulée et sa concentration intense dans un tonnerre d’applaudissements pour l’ensemble des acteurs du soir. Quand les lumières se rallument, la quasi-totalité des spectateurs sont debout. Le ton est donné, et plutôt deux fois qu'une !
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