Christine Dana-Helfrich : « Affirmer la singularité de la saison musicale des Invalides »
Christine Dana-Helfrich, dans quelle mesure les contraintes économiques qui pèsent actuellement sur le secteur du spectacle vivant impactent-elles la saison musicale des Invalides ?
La musique a toujours eu une place privilégiée en ce haut lieu de notre mémoire collective qu’est l’Hôtel des Invalides depuis sa création. Notre saison de concerts est pleinement intégrée dans la programmation culturelle du musée, au même titre que les expositions temporaires, les cycles de conférences ou de cinéma. Nos moyens sont ceux d’un musée, dont les budgets de production artistique ne prétendent pas rivaliser avec ceux d’autres grandes institutions parisiennes, mais la saison musicale des Invalides entend néanmoins maintenir un haut degré d’exigence artistique et affirmer haut et fort sa profonde singularité. La direction du musée de l’Armée nous y incite ardemment et entend nous en donner les moyens, dans la limite cependant de budgets déjà extrêmement contraints et dûment contrôlés, ne pouvant donc en aucun cas être l'objet, dans le contexte actuel, d’une réévaluation à la hausse.
Quel est le rôle de cette saison musicale ?
Le musée de l’Armée est grand opérateur de l’État, en l’occurrence du ministère des Armées, au titre de la musique. Il lui incombe donc notamment, au travers de sa saison musicale, d’exalter la dimension architecturale et historique du site, de célébrer les grandes heures de l’histoire des Invalides, de mettre en valeur les grandes orgues de la cathédrale Saint-Louis, de programmer en concert les formations musicales militaires dans des répertoires classiques et en les associant à de grands solistes, de faire librement écho aux expositions temporaires du musée et de s’associer aux commémorations nationales. Pour cette mission qui nous est confiée, la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées nous renouvelle, d’année en année, son indéfectible soutien, tout en nous honorant de sa confiance. Elle a d’ailleurs souhaité spécifiquement s’associer, en 2024, à la réédition de l’enregistrement de l’antiphonaire des Invalides, qui est l’une des pièces maîtresses des collections musicales du musée.
Vous n’en avez pas encore fini avec les célébrations anniversaires puisque vous fêterez la saison prochaine les 350 ans de la fondation des Invalides par Louis XIV, à travers un cycle « Si les Invalides m’étaient contés » : à quoi cet anniversaire correspond-il ?
À l'occasion de cette nouvelle saison 2024-2025, nous clôturons en effet les célébrations du 350ème anniversaire de la fondation des Invalides. Effectivement, cet anniversaire fait l'objet de la programmation, depuis 2020, d'un cycle intitulé Si les Invalides m'étaient contés, puisque les édits royaux de fondation de l’établissement datent du printemps 1670. D’ailleurs, le musée de l’Armée, dans le cadre de son extension, inaugure le 14 juillet prochain un nouveau parcours muséographique permanent, Les Invalides, entre histoire et mémoire, qui racontera l'histoire de l’Hôtel des Invalides, de sa fondation jusqu'à nos jours.
Quelle en est l’histoire ?
L'édification de l’Hôtel Royal des Invalides a été rapide puisque les premiers pensionnaires de l'institution, compagnons d'armes de Louis XIV, blessés pendant la guerre de Hollande, pénètrent aux Invalides, dès l'automne 1674. En cet établissement, les pensionnaires se livrent aux exercices des armes, tout en se pliant aux exigences d'une fondation religieuse, placée à partir de mai 1675 sous la responsabilité des prêtres de la Mission de Saint-Lazare, fondée par Saint Vincent de Paul en 1625. Cette date de 1675 est aussi celle qui est gravée sur le frontispice de la façade principale de l’Hôtel « Louis le Grand par munificence royale pour ses soldats et prévoyant pour la suite des temps, a fondé cet établissement en l’an MDCLXXV ».
Qu’est-ce que l’antiphonaire que vous citiez ?
Au sein des prospères manufactures créées dans l’Hôtel pour occuper utilement les soldats, l'atelier de calligraphie et d'enluminure se voit confier en 1682 par les prêtres lazaristes la réalisation d'un Graduel et antiphonaire à l’usage de l'église Saint-Louis de la Maison Royale des Invalides, pour les fêtes solennelles de toute l'année. S’inscrivant dans le prolongement de la tradition des riches manuscrits du Moyen-âge, les somptueuses enluminures dorées à l'or fin et les luxueux décors polychromes ornant ce livre de lutrin suscitent l'admiration du souverain, qui passe commande aux pensionnaires d'autres livres de plain-chant pour sa chapelle royale de Versailles.
À la demande du musée de l’Armée, l'ensemble de voix d'hommes Organum (en référence aux voix des chantres de la chapelle Saint-Louis), fondé et dirigé par Marcel Pérès, en a réalisé l'enregistrement en 2005. À l’automne 2024, le musée rééditera cet enregistrement avec le concours du label Harmonia Mundi et avec le soutien du ministère des Armées. L’ensemble donnera également le jeudi 5 juin 2025, avec accompagnement à l'orgue des Invalides, les Premières Vêpres de la fête de Saint-Louis, fête patronale du lieu célébrée le 25 août. À cette occasion, l'antiphonaire des Invalides sera très probablement exposé, sous vitrine, en la cathédrale, le temps du concert.
Quel sera le second concert de ce cycle ?
Au sein de ce même cycle, nous accueillerons aussi l'ensemble Les Talens Lyriques, fondé et dirigé par Christophe Rousset, le lundi 28 avril 2025, au Grand salon. Il évoquera notamment, avec la sonate La Steinkerque de Couperin, la bataille du 3 Août 1692 marquée par la victoire française du Maréchal de Luxembourg sur la puissante Ligue d'Augsbourg.
Le programme se fera ensuite l'écho du crépuscule de Louis XIV, mort le 1er septembre 1715, à l'issue d'un règne de 72 ans. Au soir de sa vie et en son testament, le souverain eut à cœur d'inciter ses successeurs à veiller sur cet établissement, pour en pérenniser la mission : "Entre tous les établissements que nous avons faits dans le cours de notre règne, il n'en est point qui soit plus utile à l’Etat que celui de l’Hôtel Royal des Invalides. Toutes sortes de motifs doivent engager le dauphin et tous les rois, nos successeurs, à lui accorder une protection particulière. Nous les y exhortons, autant qu'il est en notre pouvoir".
Quel est l’enjeu du cycle Une certaine idée de la France, centré sur l’exil durant la Seconde Guerre mondiale ?
Le titre de ce cycle est emprunté à la première phrase des Mémoires de Guerre du Général de Gaulle : "Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France". Ce cycle comporte 15 concerts et est organisé à l’occasion de la prochaine exposition du musée de l’Armée du printemps 2025 (du 26 février au 22 juin 2025). Le 18 juin 1940, le Général de Gaulle lance son fameux appel de Londres. À peine quelques semaines plus tard, le 7 août, naît la France libre, de l’accord de reconnaissance signé entre Charles de Gaulle et le gouvernement britannique. Dans le cadre des commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le musée de l’Armée présentera une exposition sur le rayonnement artistique et intellectuel d’une France en exil qui espère, à travers une bataille pour gagner les cœurs et les esprits, contribuer à une victoire politique et, à terme, militaire. Cette exposition abordera donc le thème du rayonnement culturel de la France libre et de la résistance culturelle des artistes émergeant et s’organisant hors du territoire métropolitain.
Quels seront les contours de ce cycle ?
Au sein de notre cycle musical, nous avons choisi d’évoquer et de décliner plusieurs thèmes : la haute figure du Général de Gaulle, celles et ceux qui l’ont soutenu en France et hors de France, l’exil de nombreux compositeurs via une émigration en direction des États-Unis, mais aussi une autre forme d’exil non moins douloureuse : l’exil intérieur de ceux qui ont choisi de rester pour résister.
Quelle forme prendra cet hommage à de Gaulle et à ses relais ?
Le lundi 18 novembre 2024, au Grand salon, c’est Francis Huster qui évoquera la haute figure de légende du Général de Gaulle, au travers d’extraits de ses discours et de ses déclarations les plus emblématiques mais aussi des déclarations d’autres personnalités françaises ou étrangères s’étant ralliées à lui hors de France et lui ayant témoigné leur soutien. La violoncelliste Emmanuelle Bertrand et le pianiste Pascal Amoyel y feront écho en musique.
Le dimanche 1er décembre 2024, en la cathédrale Saint-Louis, les sonneurs de trompe musicale de l’Institut Dromer présenteront, avec le concours de Philippe Brandeis aux grandes orgues de Saint-Louis, l’art des sonneurs de trompes et, en l’occurrence, les services rendus par la trompe de chasse, durant la Seconde Guerre mondiale, autour de la ligne de démarcation. Ce concert exceptionnel rendra notamment hommage à Pierre Messmer, Compagnon de la Libération et Chancelier de l’Ordre, à Maurice Druon, sonneur lui-même ainsi qu’à son oncle Joseph Kessel, tous deux auteurs des paroles du célèbre Chant des partisans sur une musique d’Anna Marly, née Betoulinskaïa, qui s’engagea en tant que cantinière au sein du quartier général des Forces françaises libres, rejoignant de Gaulle en 1941 à Londres, où elle composa cette partition en s’accompagnant à la guitare.
Le concert rendra également hommage à Hubert Germain, le dernier des Compagnons, décédé aux Invalides où il était pensionnaire, le 12 octobre 2021, à l’âge de 101 ans.
Troisième exemple le lundi 27 janvier 2025, au Grand salon : à l’occasion d’un cabaret imaginaire conçu par Arnaud Marzorati avec son ensemble Les Lunaisiens, la mezzo-soprano Isabelle Druet incarnera successivement Lily Pons, Germaine Sablon, Joséphine Baker et Marlène Dietrich, emblématiques femmes artistes s’étant opposées avec courage et détermination, et parfois même au péril de leur vie, à la barbarie du nazisme. Si certaines d’entre elles poursuivirent leur combat à Londres, en répondant à l’appel du Général de Gaulle, ou aux États-Unis, d’autres demeurées en France entrèrent dans la Résistance.
Justement, qu’en est-il de la résistance elle-même ?
Le Chœur d’hommes de l’Armée française témoigne, le 28 novembre 2024, de l’âpre résistance dans laquelle s’engagent écrivains et poètes patriotes, tels Aragon, Éluard et Cassou. Des compositeurs comme Poulenc, Barraine ou Dutilleux s’attachent à mettre en musique leurs poèmes.
Le récital du 17 mars 2025 au Grand salon y fait aussi écho, avec le concours de la soprano Marie-Laure Garnier, de la flûtiste Juliette Hurel et du pianiste Tristan Raës, dans un programme comportant des œuvres de Ibert, Dutilleux, Honegger, Jolivet et aussi Arma. Ce dernier, de son vrai nom Imre Weisshaus, eut Bartok pour maître à Budapest et, fuyant l’Allemagne en 1933 pour la France, entra dans la clandestinité sous l’occupation allemande, recueillant les chants de maquis, de partisans et de prisonniers et composant, entre 1942 et 1944, son cycle de mélodies Les Chants du silence. Également au programme de ce même récital du 17 mars 2025, Edgar Varèse, avec Densité 21,5 pour flûte seule.
Varèse fut proche d’Alexandre Calder (qui réalisa son portrait de profil en fil de fer), dont le musée de l’Armée a acquis en 2019 le Mobile à la Croix de Lorraine, dit France Forever, réalisé par le sculpteur américain à l’automne 1942, quelques mois après l’entrée en guerre des États-Unis. Ce mobile était précisément destiné à une exposition de France Forever, cet organe de soutien à la résistance française, fondé en septembre 1940 aux États-Unis, cette œuvre si gracile symbolisant la mise en mouvement de toutes les énergies susceptibles de s’opposer au nazisme, en se rassemblant autour de la Croix de Lorraine.
Les femmes aussi ont beaucoup œuvré clandestinement : comment seront-elles représentées ?
Nous pouvons par exemple mentionner la personnalité emblématique d’Elsa Barraine. Premier Grand Prix de Rome de composition à l’âge de 19 ans, elle entra en 1944 dans la clandestinité et fut cofondatrice dès 1941 du Front national des musiciens, une émanation du parti communiste, au sein duquel œuvrèrent notamment Poulenc, Durey, Auric, Honegger et Dutilleux et qui apporta son soutien aux compositeurs interdits ou déportés, en organisant des actions de contrebande musicale (consistant à dissimuler des œuvres patriotiques dans des programmes destinés à l’occupant allemand) ou encore des concerts clandestins. D’Elsa Barraine, nous programmons le 6 février 2025 sa Seconde Symphonie Voïna / Guerre, marquant son opposition envers la politique extérieure française et composée en 1938.
Et nous ferons également référence à la Comtesse Lily Pastré, mécène de nombreux artistes et intellectuels juifs, qu’elle protégea et dissimula dans sa bastide provençale, favorisant aussi leur émigration. Ainsi programmons-nous, le 12 décembre 2024, la Suite élisabéthaine de Jacques Ibert, Musique de scène pour le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, donnée lors d’une unique représentation en plein air, le 27 juillet 1942. L’orchestre comportant de nombreux musiciens juifs était dirigé par Manuel Rosenthal. Ibert, qui fut accusé de désertion par le gouvernement de Vichy, avait été démis de toutes ses fonctions et sa musique était interdite.
Comment l’exil sera-t-il évoqué ?
Entre 1933 et 1944, de nombreux musiciens ont fui l’Europe en direction des États-Unis, chassés notamment par l’émergence d’une politique et d’une législation antisémites. Nous ne disposons pas de témoignages écrits émanant de compositeurs qui se seraient ralliés au mouvement de soutien à la France libre aux États-Unis, France Forever. Mais notre cycle se fait également l’écho de leur exil et de leurs œuvres composées aux États-Unis.
Le 16 décembre 2024 au Grand salon, c’est le violoncelle de Sonia Wieder-Atherton qui restituera les accents déchirants et bouleversants des chants juifs liturgiques et c’est avec la connivence musicale du pianiste d’origine moldave Alexander Paley qu’elle évoquera toute la douleur et la nostalgie des musiques de l’exil d’Arma et de Zeisl.
Le 12 décembre 2024, en la cathédrale Saint-Louis, Roustem Saitkoulov sera le soliste du 3ème Concerto de Bartok, auprès de la Musique de l’Air et de l’Espace. Bartok fit ses adieux à l’Europe le 8 août 1940, lors d’un dernier concert à Budapest, en ces termes : « Et nous voici le cœur plein de tristesse et nous devons vous dire Adieu. Pour combien de temps ? Peut-être pour toujours, qui sait ? Cet adieu est dur, infiniment dur… ». Le 3ème Concerto composé en 1945 est laissé inachevé, Bartok étant décédé de leucémie le 26 septembre 1945, à New York. Sa création posthume est dirigée en 1946 par Eugène Ormandy, à la tête de l’Orchestre de Philadelphie.
Darius Milhaud est aussi une figure marquante de cet exil : sera-t-il joué au cours de ce cycle ?
En effet, tout comme Alexandre Tansman, dont la Suite pour vents est programmée le 4 novembre 2024 à 12h15 au Grand salon, Darius Milhaud émigre lui aussi aux États-Unis, où il avait déjà séjourné en 1923 (y composant notamment La Création du monde et y découvrant aussi le jazz). Il embarque le 15 juin 1940, après avoir encore assisté à la création de sa Médée, à l’Opéra de Paris. Accueilli à New York par Kurt Weill, il ne rentrera en France qu’en 1947. De lui, nous programmons le 12 décembre 2024 ses Fanfares de la liberté de 1942, et le 13 mars 2025 sa Suite française de 1944, commande d’un éditeur américain en hommage aux armées alliées ayant libéré nos régions françaises, ainsi que son Deuxième Concerto pour violoncelle de 1945, qui sera interprété par Aurélien Pascal.
Quels sont les autres compositeurs exilés qui seront mis en exergue ?
Hindemith, compositeur allemand également installé aux États-Unis à partir de 1940, y compose en 1943 ses Métamorphoses symphoniques, programmées le 28 novembre 2024 en la cathédrale Saint-Louis. Stravinsky émigre lui aussi et débarque en septembre 1940 à New York, où il est accueilli par Nadia Boulanger. Mais dès mai 1938, c’est déjà elle qui dirigeait à Dumbarton Oaks son Concerto pour orchestre que nous programmons le 13 mars 2025 avec l’Orchestre de la Garde Républicaine.
Si ces compositeurs ont tant bien que mal réussi à s’insérer dans la vie musicale américaine, d’autres compositeurs, confrontés à d’insolubles difficultés financières, font le choix d’accepter les propositions d’Hollywood. C’est notamment le cas d’Erich Wolfgang Korngold. Nous avons certes programmé son magnifique Concerto pour violon de 1945, qui sera interprété par Nicolas Dautricourt, le 28 novembre 2024. Mais l’auteur de l’opéra Die tote Stadt (La Ville morte, créée en 1920 à Hambourg sous la direction d'Egon Pollack, et à Cologne sous celle d’Otto Klemperer… mais seulement en 1982 à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées) a aussi indéniablement contribué à donner à la musique de films ses lettres de noblesse. Et Korngold mais aussi Frederick Hollander, Franz Waxman, Hanns Eisler et Kurt Weill ainsi que Max Steiner ont ouvert la voie à toute une génération de musiciens choisissant, de manière délibérément décomplexée, de composer pour Hollywood. Les concerts pour chœurs et orchestre des 5 et 10 décembre 2024, dirigés par Cyril Diederich, s’en feront l’écho.
Londres fut également une terre d’exil pour les artistes : comment votre cycle s’en fera-t-il l’écho ?
En effet, si les États-Unis sont la terre d’accueil privilégiée de la plupart des musiciens, c’est cependant bien Londres qui est la capitale de la résistance européenne, étant le quartier général des chefs des nations alliées. Ainsi avons-nous programmé, le 23 janvier 2025, la restitution du programme d’une grande soirée musicale, organisée le 4 avril 1943 au Royal Albert Hall de Londres, à l’initiative du délégué général de la France combattante. Yehudi Menuhin en était le soliste. Aux Invalides, c’est Svetlin Roussev qui relèvera le défi d’une telle prestation violonistique, à l’occasion de laquelle le sublime Poème de Chausson fera suite au bouleversant Concerto de Beethoven.
Vous mentionniez également un exil intérieur : qu’entendiez-vous par là ?
Si beaucoup d’artistes ont émigré, d’autres ont fait le choix, non moins douloureux, d’un exil intérieur. Certains sous la contrainte, tel Olivier Messiaen, en captivité au sein du Stalag VIII de Görlitz, en Silésie, où il compose le Quatuor pour la fin du temps, inspiré par l’Apocalypse de Saint Jean, auquel deux concerts feront référence, les 18 novembre et 16 décembre 2024, au Grand salon.
Le concert L’Heure bleue du 2 décembre 2024 au Grand salon par Le Concert Idéal dirigé du violon par Marianne Piketty témoigne, quant à lui, de l’exil intérieur d’un compositeur allemand farouchement opposé au nazisme, Karl Amadeus Hartmann, avec la programmation de son Concerto funèbre / Musik der Trauer (Musique du deuil), composé en 1939. Cette musique aux couleurs sombres et tragiques est ici associée aux accents célestes d’œuvres du XIIème siècle : celles de la poétesse et musicienne Hildegarde von Bingen, moniale bénédictine allemande, à laquelle l’œuvre de Philippe Hersant, Une Vision d’Hildegarde, fait écho.
Et notre cycle se conclut en apothéose, avec la programmation du Requiem pour la Paix d’Henri Tomasi, dédié « À tous les martyrs de la Résistance et à tous ceux qui sont morts pour la France », le 6 février 2025. Composé en 1943, il fut donné en première audition à Paris le 14 avril 1946 au Théâtre du Palais de Chaillot, puis redécouvert seulement en 1994.
Pourquoi avoir organisé un cycle de 12 concerts dédiés à l’Esprit de Locarno ?
La saison musicale des Invalides s’est associée, entre 2014 et 2018, aux manifestations organisées à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, auquel notre programmation a largement fait référence. Elle fait également écho à toutes les séquences de la Seconde Guerre mondiale, comme on vient de le voir. Il nous restait à nous pencher sur l’entre-deux-guerres et les Accords de Locarno. Les recherches menées sur cette période se sont révélées passionnantes et si aucun colloque ni aucune exposition ne s’en fera l’écho, ce cycle musical fera référence au centenaire de ces Accords, signés le 16 octobre 1925, au Palazzo del Pretorio de Locarno, petite ville suisse nichée sur les bords du lac Majeur. Le contexte de la signature de ces Accords est la conjonction de multiples tensions, résultant des composantes du traité de Versailles tenant l’Allemagne pour seule responsable de la Première Guerre mondiale et comportant des clauses de réparation exorbitantes pour l’Allemagne, l’occupation de la Ruhr à partir du 11 janvier 1923 et l’extraction forcée du charbon de la Ruhr, ordonnées par Raymond Poincarré ne faisant encore qu’exacerber ce climat d’extrême tension.
Ratifiés le 1er décembre 1925, ces Accords scellent les bases d’une éphémère réconciliation franco-allemande, et valent à Gustav Stresemann et à Aristide Briand l’obtention conjointe du Prix Nobel de la Paix, en 1926. L’Allemagne intègre la Société des Nations, l’année suivante. Même s’il apparaît, avec le recul, que ces Accords n’ont constitué qu’une étape du processus révisionniste du traité de Versailles, ce qui a été qualifié d’« Esprit de Locarno » a indéniablement symbolisé cet espoir fragile, ces manifestations de bonne volonté des anciens adversaires de la Grande guerre. Et un certain « Concert européen » s’établit.
Quel en sera le premier jalon ?
Le 3 avril 2025, les Chœurs et l’Orchestre des universités et grandes écoles de Paris Sciences et Lettres donneront en création mondiale Locarno de Karol Beffa. Puis c’est le pianiste David Kadouch qui sera le soliste de deux œuvres monumentales de Beethoven : son 5ème Concerto L’Empereur et sa Fantaisie pour chœur et orchestre. La programmation du Concerto L’Empereur fait référence aux goûts musicaux d’Alexis Léger, rédacteur des Accords de Locarno dont c’était l’une des œuvres de prédilection. La raison de la programmation de la Fantaisie est plus subtile. Aristide Briand conclut, en 1929, le Pacte Kellogg-Briand pour éviter un nouveau conflit mondial et dans l’intention d’établir une Union européenne. En réalité, les mouvements paneuropéens sont apparus plus tôt, les européistes de l’entre-deux-guerres voyant dans la perspective d’une Europe unie la seule manière de maintenir une paix durable. Le Comte Coudenhove-Kalergi y œuvre activement, dès 1923 : il est le fondateur de l’Union paneuropéenne internationale et est le premier à avoir songé à un hymne européen, se fondant sur l’Ode de la 9ème Symphonie. Or, une esquisse de cette célèbre Ode à la joie s’inscrit dans le thème final de la Fantaisie.
Cet « Esprit de Locarno » était-il largement partagé ?
Les mentalités de certains compositeurs français, aux antipodes de cet idéalisme visionnaire, sont empreintes de sentiments patriotiques particulièrement exacerbés. La Société nationale de musique, menée par D'Indy et Saint-Saëns (qui l’avait fondée avec Bussine, dès 1871) vise à réaffirmer la grandeur et la suprématie de la musique française, face à la tradition germanique. Sa devise est Ars Gallica et selon l’aphorisme de Saint-Saëns : « Si l’art n’a pas de patrie, du moins les artistes en ont une ». À l’exception de Beethoven, Haydn, Mozart et Bach, patrimoine musical considéré comme universel et sans frontières, toutes les productions étrangères sont exclues, Saint-Saëns étant notamment soucieux d’éliminer « le poison germanique » des salles de concert parisiennes.
Mais en réaction contre ce conservatisme, Ravel fonde la Société musicale indépendante. Dans sa lettre du 7 juin 1916, envoyée de la zone de combat, il revendique sa propre liberté d’appréciation : « Il m’importe peu que Monsieur Schönberg soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés et jusque chez nous ». Le 19 mai 2025, Raquel Camarinha, Raphaël Sévère et le Trio Karénine s’en feront l’écho, avec notamment le singulier Pierrot lunaire de Schönberg (s’inscrivant dans l’esthétique berlinoise des années 1910-1920), couplé avec des extraits de L'Opéra de Quat'sous de Kurt Weill de 1928.
La redécouverte de la musique de Rameau doit beaucoup à D'Indy, clamant qu’« elle fut toujours la vraie grandeur de notre musique nationale ». Le pianiste Alexander Paley nous en offrira, le 7 avril 2025, une interprétation incandescente. Le Tombeau de Couperin de Ravel, aussi inscrit à son programme, nous permettra de faire référence au 150ème anniversaire de sa naissance, dont nous prolongerons la célébration lors du concert du 15 mai 2025, sous l’archet fougueux de la violoniste Elsa Grether et avec la connivence de la Musique de l’Air et de l’espace, qui conclura le programme avec sa célèbre Valse aux accents aussi macabres que démoniaques.
Quels seront les autres évènements de ce cycle ?
Ce cycle permettra d’entendre Gary Hoffman au violoncelle et Jean-Philippe Collard au piano le 24 mars 2025 au Grand salon, dans Fauré, Hindemith et Honegger. Le Quatuor Zaïde interprétera Fauré et Weill ainsi que le bouleversant Quintette composé par Vierne à la mémoire de son fils « mort pour la France » à l’âge de 17 ans, avec le pianiste Tristan Raës, le 26 mai 2025. Philippe Muller, Dana Ciocarlie, Olivier Doise viendront quant à eux le 2 juin 2025, tandis que Dong-Suk Kang et Florent Héau se présenteront à notre public le 16 juin 2025.
Le concert du 12 juin 2025, dont Lambert Wilson a accepté d’être le récitant auprès de l’Orchestre de la Garde Républicaine, est inspiré par l’écrivain, poète et humaniste, Romain Rolland, désormais tombé dans un certain oubli, qui incarne « La voix du pacifisme européen », fondant la revue Europe en 1922, à une époque de nationalisme forcené. Comme Schiller et Goethe, l’écrivain se sent citoyen du monde. Et c’est notamment au sein de son roman-fleuve de dix tomes Jean-Christophe que s’incarnent ses convictions. Un jeune compositeur allemand imaginaire s’y révolte contre les traditions et le carcan idéologique de son pays natal, et découvre, notamment à l’écoute de Pelléas et Mélisande de Debussy à Paris, « l’esprit français » et y trouve son plein accomplissement. Romain Rolland vénérait Beethoven et avait tissé une étroite amitié avec Richard Strauss. D’où la programmation, le 12 juin 2025, de l’ouverture Coriolan de Beethoven, de la Suite Pelléas et Mélisande de Debussy et du poème symphonique Mort et Transfiguration de Strauss.
Comme chaque année, un cycle « Jeunes Talents-Premières Armes » constituera un fil rouge de la saison : quelle en est la démarche ?
Le cycle Jeunes Talents-Premières Armes accueille au Grand salon des étudiants en master au sein du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, pour des concerts programmés à l’heure du déjeuner et bénéficiant de la présence chaleureuse d’un public aussi fidèle que fervent. Il nous tient à cœur de les associer à nos thématiques de saison. Le service de production du Conservatoire de Paris transmet donc les informations s’y rapportant aux étudiants et recueille leurs candidatures ainsi que leurs propositions. Et il est particulièrement motivant de constater à quel point ces jeunes musiciens s’investissent de manière enthousiaste et imaginative dans ces recherches de répertoire et dans la composition de programmes aussi pertinents qu’originaux.
Quels seront les concerts rattachés à la thématique de l’exil ?
SI un premier concert violoncelle et piano associe Mendelssohn, Messiaen et Poulenc en se fondant sur la notion de résilience, le 18 novembre 2024, celui du 10 mars 2025 en soirée s’inscrit bien dans le thème de l’exil, mais volontairement dans une autre temporalité. L’idée en revient à Pascal Bertin, chef du département de musique ancienne du Conservatoire de Paris, avec lequel une étroite connivence artistique et amicale s’est tissée au fil des saisons. Les étudiants en formation de consort de violes se confronteront à un quatuor à cordes d’étudiants de la Royal Academy of Music de Londres, en référence au thème de l’exil des musiciens, sous la République de Cromwell (Commonwealth d’Angleterre), instaurée après l’exécution du roi Charles 1er. En effet, durant onze ans (entre 1649 et 1660), toute pratique de la musique est interdite et les musiciens sont brutalement bannis, certains d’entre eux trouvant refuge en France, d’où ils reviendront en 1660, enrichis des influences des goûts français. Lors de la Révolution française, c’est l’inverse qui se produit, de grands compositeurs de la cour royale étant accueillis dans d’autres cours européennes et notamment anglaises.
Y aura-t-il également des concerts rattachés au cycle Locarno ?
Bien évidemment, ils s’y associent de manière imaginative, en rendant notamment hommage à Strauss, Ravel mais aussi notamment au chevalier von Gluck, compositeur allemand du XVIIIème siècle, à propos duquel Debussy, moins nationaliste qu’anti-allemand, confia : « De vous avoir connu, la musique française a tiré le bénéfice assez inattendu de tomber dans les bras de Wagner. Sans vous, l’art musical n’aurait pas demandé son chemin à des gens trop intéressés à le lui faire perdre », D’Indy tempérant, en ces termes, la virulence acerbe de son confrère : « Bien qu’étranger de naissance, Gluck se rattache absolument par ses chefs-d’œuvre à l’art français ».
Votre partenaire, le CIC, programmera une nouvelle fois de prestigieux concerts : que réservent-ils la saison prochaine à votre public ?
Le musée de l’Armée et le CIC viennent de célébrer vingt ans d’une très fructueuse collaboration. Programmé dans l’écrin de la cathédrale Saint-Louis, ce cycle produit et financé par le CIC comporte huit concerts, sans rapport avec les thématiques déclinées au sein de la programmation du musée de l’Armée. Le 10 octobre 2024, c’est Le Cercle de l'Harmonie de Jérémie Rhorer qui est programmé, en ouverture de notre saison, avec la pianiste Mari Kodama en soliste, dans un programme entièrement dédié à Beethoven. Le 7 novembre 2024, Roberto Alagna chantera la Dolce Vita, à l’italienne comme il se doit. Le 26 novembre 2024, c’est le violoncelle qui sera à l’honneur, avec Raphaël Pidoux et son octuor Cello8.
Et le 10 avril 2025, Karine Deshayes nous reviendra avec un florilège des plus beaux airs d’opéra de Rossini. Le CIC étant le partenaire financier exclusif des Victoires de la musique classique, les Révélations instrumentales et vocales des Victoires y sont mis à l’honneur, telle la mezzo-soprano Marine Chagnon le 26 novembre 2024 ou encore le pianiste Jean-Paul Gasparian le 6 mars 2025, en soliste avec l’Orchestre de Mannheim, dirigé par Paul Meyer, également à la clarinette, dans un programme consacré à Mozart. Et le 19 juin 2025, nous découvrirons les nouvelles Révélations instrumentales et lyriques, sacrées lors des Victoires 2025. Ce cycle bénéficie d’une captation et d’une retransmission par Radio Classique, contribuant au rayonnement de la saison musicale des Invalides.