Heureusement, l’œuvre a toutefois trouvé un lieu de refuge : l'Auditorium du Mucem (musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), aux moucharabiehs évocateurs des rives de la méditerranée, situé à la sortie du Vieux Port.

La mezzo-soprano Pauline Sikirdji, coiffée d’un foulard noué autour de ses cheveux, évoque les femmes de la méditerranéenne insulaire – Grèce, Sicile, Sardaigne, Corse, etc. Sa voix pourrait être celle d’une sirène, comme le mentionne à un moment le livret, ou une pythie maritime, aux propos centrés sur les richesses naturelles du passé et les extinctions du futur. Cette voix se pose sur l’accompagnement instrumental, à la manière de la monodie accompagnée, l’œuvre renouant ainsi avec les débuts de l’opéra, sa pureté originelle. Le tempo de l’ensemble de la pièce (d’une durée d’une heure) a une lenteur organique, celle du marcheur et du rameur. La voix s’y déploie, large, puissante, pleine, parfois lyrique, sans que cela soit l’effet de la sonorisation. Pensée initialement pour le plein et grand air, elle apporte ici moins de décibels qu’un subtil travail de couleur et d’écho. Le dispositif technique apporte, paradoxalement, de l’intimité, de la minutie, du jeu entre les échelles dynamiques (du pianissimo au fortissimo). L’auditeur est comme immergé : au milieu du son comme au milieu de l’eau. Le vibrato en est rendu plus vertical, à l’image des reliefs abrupts du site naturel. Le souffle est long, tandis que le timbre prend la couleur du sable blond. La chanteuse accorde son fruit vocal à une déclamation, qui selon les séquences – en alternance ou en interaction avec le récitant – est recto-tono ou mobilise des intervalles fondamentaux (octaves ou quartes), chromatiques (demi-ton) ou atonaux : d’autant plus lisible que la note la plus aiguë de l’intervalle est systématiquement appuyée. Des passages voisés sont insérés dans les phrases vocales, le plus souvent, dans le grave de la tessiture de la chanteuse.

Le genre du texte est davantage informatif, voire didactique, que narratif (le livret et la dramaturgie sont signés par le compositeur, depuis un travail de collectage auprès de spécialistes et d’usagers du site). Il n’y a pas d’intrigue, mais une progression dans l’exposé de savoirs d’entomologistes, davantage savants que pratiques, et d’analyses qui déroulent des enchaînements de causalité d’ordre écologique : gabians, fiente, azote, nitrite, chardons, orties, lapins, rats, etc. Le texte se caractérise par l’accumulation de noms propres, d’espèces animales et végétales en particulier – dont l’aristoloche pistoloche par exemple –, qui viennent recouvrir d’une étiquette, d’une légende verbale, les éléments du site protégé et conservé. Ce défilé d’espèces est présenté comme menacé d’extinction par les déséquilibres écologiques entraînés par le consumérisme humain. Dès lors, il y a « beaucoup de gabians », qui se nourrissent dans les décharges à ciel ouvert. Le contraste est rendu plus saisissant encore entre la finesse de la connaissance scientifique et la massivité destructrice des activités humaines quotidiennes. 

Le récitant Pierre Baux, à la voix et aux mimiques aiguisées, sardonique et ironique, s’adresse directement au public, qu’il peut prendre à partie. « Vous avez pris la mer » répète-t-il, comme une antienne. En réponse à la déclamation de la chanteuse, l’acteur sur-articule son texte. Il le double d’un geste qui scande chaque groupe de mots, afin de dégager la dynamique interne de la langue, la rapprocher de la musique comme du ressac ou des rafales de vent : tel un slam élémentaire.

Sur le plan instrumental, la musique présente des textures le plus souvent continues, denses, ouvragées par le Quatuor Tana et le violon de Madeleine Mitchell, la flûte de Claire Marzullo, la clarinette et clarinette basse de Mathieu Steffanus. Elle est arrondie et agrandie par un instrumentarium développé de percussions (Laurent Mariusse), qui lui donne sa diversité de couleurs et de dimensions sonores. L’ensemble se veut à la fois abstrait, très écrit, et concret, évocateur et comme improvisé : chants d’oiseaux, roulis de sable et de galets, jets d’embruns, plongées en eaux claires ou troubles, l’oscillation d’une écriture à l’autre se faisant souplement ou abruptement. Les musiciens se synchronisent très précisément aux deux voix, qui sont, littéralement, directrices.

Le public, un peu médusé, applaudit musiciens, acteur, compositeur et régie technique, son imaginaire s’étant sans doute enrichi de nouvelles perspectives géomusicales.