À l’Opéra Bastille, un "Chevalier de la Longue Figure" peut en cacher un autre
Cette nouvelle production du Don Quichotte de Massenet à l'Opéra national de Paris remporte visiblement les suffrages, tant au plan scénique que vocal. La venue de Gabor Bretz dans le rôle-titre (incarnation abordée au Festival de Brégence en 2019), remplit aussi toutes les conditions d’un Don Quichotte mémorable. Sans vouloir rivaliser avec les basses russes associées au rôle (depuis sa création, il est vrai par Chaliapine lui-même), Gabor Bretz de sa haute et mince silhouette se glisse dans les arcanes de ce caractère délicat avec naturel et un sens constant du style approprié. Sa voix au timbre dense et à la ligne impeccable passe avec facilité et détermination à Bastille. D’une belle projection, large et intense, son chant sait très habilement se plier aux différents états d’âme du personnage et à ses tourments, à la fois enjôleur lorsqu’il convient ou plus déterminé lors de l’attaque des moulins (voire face aux bandits de grands chemins qui détiennent le collier de perles de Dulcinée). La vulnérabilité du personnage avec ces accès de folie et sa moisson d’utopies perce sa pseudo-carapace de fer face à la magnifique courtisane qu’il convoite dans sa recherche d’absolu. La chute n’en sera que plus dure et inévitable ! « Oui, peut-être est-il fou… mais c’est un fou sublime ! » rétorque Dulcinée devant les railleries des courtisans avant de s’enfuir elle-même désespérée en découvrant la vanité et le vide de sa propre existence. La prestation de Gabor Bretz atteint à sa plus complète expression lors de la scène de la mort de Don Quichotte. L’auditeur à ce moment ressent comme une boule dans la gorge tant l’intensité dramatique du moment apparaît vive et intense. La musique de Massenet parvient ici à exprimer au plus haut niveau à la fois la douleur de la perte et la plénitude enfin atteinte devant la mort. Les dernières paroles de Sancho « Mon maître adoré ! » ne semblent en effet pas même utiles ici tant l’émotion alors ressentie se suffit à elle-même.
Surtout que Gabor Bretz trouve en Étienne Dupuis un Sancho à sa (dé)mesure, à la fois gouailleur et un peu lâche peut-être, mais viscéralement attaché à son Chevalier de maître. Sa voix libre et large de baryton au timbre particulièrement expressif donne au personnage un élan assurément nouveau.
Vocalisante à souhait, la voix de mezzo-soprano suave -mais qui pourrait être plus sensuelle cependant- et d’un caractère affirmé de Gaëlle Arquez s’affirme avec conviction sur toute la tessiture du personnage de Dulcinée, cette femme habituée à séduire et à vivre selon son bon plaisir. Les graves extrêmes gagneraient à être moins appuyés et la prononciation plus déterminée.
L’ensemble du plateau vocal résiste pour sa part à tout écueil tant le chant et la comédie ne font qu’un. Emy Gazeilles (Pedro) et Marine Chagnon (Garcias) forment un couple virevoltant, la première disposant d’une jolie voix de soprano au timbre radieux et la seconde d’un mezzo aux accents attachants. Les deux ténors qui les accompagnent, Samy Camps (Rodriguez), très à l’aise en cette soirée et Nicholas Jones (Juan), au timbre plus léger et comme teinté d’un accent agréable, se complètent au mieux. Les brèves interventions des deux serviteurs sont confiées aux soins de la précision des barytons d'origine coréenne et artistes des chœurs, Young-Woo Kim et Hyunsik Zee. Les Chœurs justement ont été préparés avec un soin tout particulier par leur cheffe Ching-Lien Wu et se révèlent d’une parfaite efficacité.
Le chef français Patrick Fournillier, éminent connaisseur de la musique de Jules Massenet (il fut en son temps co-fondateur et directeur musical du défunt et si regretté Festival Massenet de Saint-Étienne, dont l'Opéra a repris le flambeau des résurrections), n’avait encore jamais été convié à diriger un ouvrage lyrique à l’Opéra national de Paris. Voici cet oubli enfin très heureusement réparé. Sa direction musicale à la tête de l’Orchestre sait mettre pleinement en valeur les envolées chatoyantes de la musique ou susciter l’apparition de l’intime. Sa battue s’avère claire et puissamment expressive durant toute la représentation (avec un paroxysme de style et de goût dans la courte introduction du quatrième acte).
Dans son approche de l’ouvrage, Damiano Michieletto a choisi (certes comme d’autres metteurs en scène avant lui) de transposer l’intrigue dans le cerveau certes malade mais aussi naïf du personnage central. Le Chevalier vieillissant se remémore ses rêves d’antan et sa vie passée, ses élans amoureux et ses franches désillusions. Malade et affaibli, il rédige ses mémoires qu’il confiera à son cher Sancho, le seul fidèle, à l’heure de sa disparition. Point de moulins ou de Féria ici (l’Espagne même semble loin dans cette version plus universelle), mais une direction d’acteurs particulièrement précise au sein d’un décor unique de salon bourgeois dans lequel Don Quichotte étouffe.
Des danseurs inquiétants tout de noir vêtus, viennent tourmenter le fier Chevalier tandis que les souvenirs du passé (comme les prétendants de Dulcinée) surgissent aux moments clés des murs et de l’intérieur des éléments du mobilier (canapé ou buffet). Les décors créés par Paolo Fantin apparaissent fort élégants avec ces parois mobiles qui s’ouvrent sur le monde de Dulcinée et ses chevaux de manège et de fête. Damiano Michieletto et ses collaborateurs livrent ainsi une production de référence du Don Quichotte de Massenet, prompte à mettre en pleine valeur les interprètes sans jamais les gêner ou les déstabiliser. Le public de l’Opéra Bastille réserve un triomphe sans ombrage au spectacle, Gabor Bretz apparaissant presque bouleversé par les applaudissements démultipliés qui viennent saluer son interprétation.