My Funny Ballentine et Lahiry, au-delà des genres à l’Athénée
Comment faire
se côtoyer, entre autres, des Spirituals, La Mort de Didon de Purcell, une
chanson de Nina Simone, des chants extraits du AIDS Quilt Songbook (recueil
de chants évoquant le SIDA, les malades et leur calvaire) et un Lied de
Schubert ?
Toutes ces pièces nourrissent en fait la thématique du récital des deux complices et amis, le ténor Frederick Ballentine et le pianiste Kunal Lahiry. En unissant leurs deux identités de « noir et de queer », le programme « explore le parcours des Noirs et des communautés LGBT d'Amérique du Nord. Notre séparation du tout. Notre oppression constante. Nos amours et nos âmes perdues. Mais surtout notre résilience. » Le chanteur viendra ainsi s’asseoir sur le tabouret du pianiste et face public, les yeux fermés, pour faire surgir toute l’horreur des paroles de Strange fruit (ces « étranges fruits » étant les corps des personnes noires pendues lors de lynchages aux Etats-Unis).
Le ténor crée d’abord et immédiatement une relation intime avec l’auditoire, d’un Spiritual a cappella. Les applaudissements du public touché par cette voix chaleureuse et homogène de rondeur sur toute la tessiture répondent par la négative aux mots d’Emily Dickinson sur la musique de Copland : « Pourquoi m’ont-ils fermé la porte du ciel, ai-je chanté trop fort ? ». George demande à être appelé Georgia dans la chanson de cabaret de William Bolcom et Frederick Ballentine révèle une aisance scénique et un plaisir du jeu en même temps que sa musculature (pas seulement vocale) mise en valeur par un chemisier sans manche rouge vif. L’instant d’après, immobile, les poings serrés, tout à l’écoute du jeu inspiré de son partenaire Kunal Lahiry, les respirations s’accordent, les montées en puissance fusionnent, tous deux unis dans la plainte douloureuse de Schubert, comme dans la noirceur du drame. Les deux interprètes s’engagent dans un climax d’intensité à l’aide de différents modes de jeu (au piano directement sur les cordes, et à la voix de sons droits, saturés, de pleurs).
La riche palette expressive de Kunal Lahiry est aussi libre que sa tenue (pantalon en dentelle noire, boucles d’oreilles et barbe), alliant puissance et délicatesse dans une clarté constante. Son complice fait également fi des barrières de genre et de style en se glissant dans la peau de Didon au moment de sa mort dans une interprétation sensible. Sa voix navigue sans entrave du grave résonnant à l’aigu qui ne le parait jamais, tant l’équilibre des harmoniques est contrôlé.
Le dernier chapitre de ce récital-voyage est à l’image de la richesse du concert : s’ouvrant dans un registre plus léger, en voix mixte et en voix de tête, affirmant dans un sourire : « Belles sont les âmes de mon peuple » (My People de Ricky Ian Gordon) pour faire surgir la puissance des Spring Waters (Rachmaninoff).
Pour achever la soirée, le ténor invite le public à l’accompagner de claquements de doigts dans la sarcastique chanson de Nina Simone Backlash Blues à l’issue de laquelle les artistes reçoivent une pluie de roses rouges et d’applaudissements chaleureux.
En bis, et sur le ton de la confidence, Frederick Ballentine raconte dans une chanson comment la rencontre avec un professeur, Mister Brown, a changé sa vie en lui faisant « découvrir sa négritude et son audace » et en lui apprenant à chanter. La soirée s’achève définitivement dans la joie avec la reprise de George, Georgia chantant malicieusement « Un bel di vedremo… » et le public de penser : « My funny Ballentine ».