Au long des Saisons de Haydn avec Jordi Savall à la Philharmonie
Cette immense fresque naturaliste et pastorale est devenue incontournable dans le répertoire classique, et même si elle est moins connue que La Création (Die Schöpfung) du même compositeur, son exécution avec trois solistes, orchestre et double-chœur, de par l’ampleur de l’œuvre et sa durée (plus de deux heures) demeure un évènement. Tous les grands chefs baroques et classiques s’y sont attaqués, et c’est avec une curiosité fébrile palpable que les nombreux auditeurs sont venus très nombreux à la Philharmonie de Paris en ce lundi 27 mai 2024 pour assister à ce concert attendu.
Jordi Savall, n’ayant rien perdu de sa superbe, s’avance lentement vers le pupitre, aidé d’une canne mais avec l’œil vif et acéré des vieux maitres. D’un regard apaisé, il embrasse son effectif au grand complet (Le Concert des Nations et La Capella Nacional de Catalunya) et entame cette mini-épopée campagnarde et cyclique avec autorité et douceur.
Les premières vagues du choeur d’entrée ("Komm, holder Lenz" - Viens, doux Printemps) donnent immédiatement la tonalité de la soirée : La Capella déploie, en des phrasés structurés et étayés, ses envolées soutenues. L'auditoire note très vite le soin apporté à la diction commune, très précise, à l’allemand impeccable et articulé, à la construction de chaque numéro, les chanteurs alternant des moments de grande majesté solennelle, dans le chœur final à la gloire du Créateur, avec des scènes d’une théâtralité jouissive où les débordements vocaux et l’expressivité ludique sont de mise, par exemple lors des scènes de chasse ou de cueillette du raisin suivie d’une beuverie paillarde très maitrisée et investie jusqu’à l’excès.
Le Concert des Nations, en phase avec les chanteurs, offre un matériau souple et lisible, parfois pétillant et parfois noble. Il délivre, sous la main assurée de Savall, des sonorités élégiaques et bucoliques d’une grande fraicheur, sans jamais empeser le tout ou surcharger les effets, toujours à la recherche de transparence et de fluidité, malgré quelques petites fêlures de cuivres (un classique sur instruments anciens). La ligne des cordes se déploie lors de l’introduction de l’été, les cocasses imitations aux bois des cris d’animaux émaillent toute la partition. La qualité du continuo dans les récitatifs (toujours exécutés avec soin) est constante.
Lina Johnson offre au personnage d'Hanne (fille du fermier Simon) sa voix de soprano plutôt légère et élastique, assurant une belle projection dans l’aigu et des couleurs dorées et fruitées, notamment dans son grand air ("Welche Labung für die Sinne" - Quel plaisir pour les sens) où elle étire les phrases avec une esthétique très affirmée. L’instrument manque toutefois un peu de rondeur dans le médium et dénote d’un défaut de projection lors des grands ensembles avec choeur, ou bien quand la pâte orchestrale devient plus lourde et véhémente.
En jeune paysan Lucas, Tilman Lichdi déploie avec grâce et volubilité son timbre délicieux de ténor lyrique. Si sa voix n’a pas l’épaisseur d’un ténor central, sa projection sans faille, et ses aigus fort bien canalisés et vifs comblent largement la légèreté de l’étoffe dans le bas-médium. Surtout, il vit véritablement chaque moment, donnant une saveur unique à chaque scène, aussi bien dans l’enthousiasme printanier de son récitatif d’entrée, que dans les méandres méditatifs et solitaires du voyageur égaré dans la neige profonde de l’hiver (qu’il défend avec grande expressivité).
Matthias Winckhler déroule les numéros pourtant nombreux impartis au personnage de Simon avec une confiance perceptible et un savoir-faire indéfectible, conférant une simplicité bienvenue au personnage. Le texte prend une saveur particulière dans sa bouche, attentif qu’il est à la moindre inflexion et à la portée philosophique et métaphysique d’interventions qui pourraient sembler banales (l’exaltation du labeur, de la vertu, des bienfaits de la Nature…). Son baryton puissant emplit la grande salle Pierre Boulez sans le moindre effort, avec des registres d’une grande égalité, malgré une certaine austérité dans la ligne, qu’il orne grâce à des graves sonores et impactants, des aigus chaleureux et fluides, et une précision appréciable dans les vocalises.
Le public, emporté par une implication aussi perceptible de tous les protagonistes, et emmené fort loin dans ce voyage à la fois agreste et transcendantal, applaudit avec entrain et fougue chacun des musiciens, réservant une clameur de reconnaissance à Jordi Savall qui a su magnifier cette partition dense et copieuse.