Les Capulet et les Montaigu face à Neptune à Toulon : Bellini de coupe et d’épée
La version de concert vient concentrer ce drame, qui puise en partie dans des œuvres antérieures du compositeur. Tout repose sur les seules forces musicales, comme dénudées et ramenées à la beauté de l’essentiel, à la manière de la statuaire antique. L’ordonnance symphonique et chorale sur le plateau, la centralité du directeur musical, les arrivées et départs des solistes à l’avant-scène, qui font le choix de ne pas se regarder, de ne pas interagir et de mesurer leurs gestes, le halo changeant de lumières chromatiques en fond de scène, saisissent l’essence austère et douloureuse retenue par le livret de Felice Romani. Seule la partie orchestrale se permet quelques marches et envolées légères, d’une politesse convenue de la part du compositeur, afin que le public de l’époque puisse respirer entre deux sommets d’émotion. Le choix de confier Roméo à une voix féminine est également mis en valeur par la version de concert, quand tout se donne et s’entend directement voix contre voix, dans les subtils entrelacs des duos composés par Bellini.
C’est dans cet esprit civil et pourtant pétri d’émotion que le chef italien Andrea Sanguineti dirige les forces collectives de l’Opéra de Toulon, avec finesse ou emphase, précision ou liberté, toujours à l’écoute du phrasé, des silences et des inflexions des deux rôles principaux. Sa gestuelle est démonstrative, son regard fervent, tel un acteur, dans une italianité belcantiste assumée avec élégance. Il plonge ses bras dans l’eau sombre des cordes graves, lève un poing vibrant de révolutionnaire vers les chœurs et entraîne ses tutti par de grands gestes ronds. Il accorde aux soli orchestraux – longues cantilènes de la clarinette, du cor et du violoncelle – une liberté de rapsode, ce qui permet à chaque musicien, de prolonger le dialogue intérieur et solitaire de Roméo et Juliette.
Les chœurs, préparés par Christophe Bernollin, ont vocalement la fleur au fusil. Ils sont davantage homogènes dans ce registre guerrier que dans celui de la déploration, propre au second acte. À moins que l’écriture de Bellini – ses chromatismes descendants et ses longues phrases superposées – ne produise une tonalité amère, volontairement soulignée par cette version.
Le plateau vocal, resserré autour des amants malheureux, réunit des interprètes au style belcantiste différencié, notamment entre le ténor (Tybalt le rival) et l’une et l’autre basse (Capellio le père et Laurent le complice). Cette diversité résulte autant de la distribution que de la latitude laissée à chacun de se déployer et de s’épanouir dans sa vocalité, entre sens du texte et grain de la voix.
Le Roméo de la mezzo-soprano Antoinette Dennefeld compose, en artisan forgeron, une épée vocale, chauffée à blanc, au plat et au fil de la lame respectivement charnu et aiguisé. Un ample vibrato assoit et structure une ligne vocale puissante, qui passe avec souplesse d’un grave de chalumeau (ancien nom de la clarinette, justement), à des aigus très subtilement rocailleux dans la nuance forte, telle une brisure de l’âme. Sa posture et son expressivité confèrent à son personnage une présence farouche et fière, quasi chevaleresque.
La soprano Maria Carla Pino Cury offre à Juliette un bel instrument, lumineux, ductile, à la virtuosité toujours sensible, dans le registre de déploration dévolu à son rôle. Ses suppliques envers son père et envers son amant auraient cependant gagné à être davantage nuancées, prière flutée pour l’un, sanglots de harpe pour l’autre. Son vibrato serré permet au timbre de roucouler et de se fondre dans des trilles qui se donnent comme des émanations naturelles (et non décoratives) de l’expression, des points d’aboutissement de la conduite émotionnelle de la phrase. Les aigus pianissimo, petits fils d’or, sont filés avec un métier de brodeuse, que la soprano met également dans une diction toujours enrobée de legato.
Le Tybalt de Davide Tuscano est un ténor de cérémonie, à la diction claire et au timbre lumineux, qui met tout son cœur, porté en écharpe ou en étendard, dans des aigus opulents.
Le père de Juliette, le Capellio (Capulet) de Patrick Bolleire est droit dans ses bottes de cuir sombre, au vibrato large et au débit régulier, comme hiératique. Il incarne une figure dénuée d’émotion douce. Le chanteur traduit la psychologie de son personnage par une unité de ton, une manière de faire passer sa voix, avec sa couleur de cendre et de suie, ainsi que sa projection verticale, par un conduit de cheminée.
La basse Önay Köse met, quant à lui, de la résonance, de l’expressivité et du vivant dans la bouche de Laurent. Le timbre est de neige carbonique, la projection de tribun, tantôt doux tantôt rude, dans l’amorti des voyelles et le rebond des consonnes, homme à tout faire pour ses deux amis.
Le public applaudit longuement chaque protagoniste, dans l’acoustique feutrée du Palais Neptune, après cette lecture engagée d’une œuvre aux archétypes puissants : entre l’épée et la coupe, dans laquelle se boit le poison...